Archives mensuelles : juillet 2013

Foi et raison

M’en tenant au simple sens des mots, je me définis plus facilement comme philosophant que comme philosophe – prudence ou coquetterie ? – et toujours comme mescréant, admettant trop souvent mescroire. Et de ce point de vue, je me sens proche de Montaigne que certains (qui ne le sont pas du tout) ne daignent pas appeler philosophe, et dont la philosophie est un libre syncrétisme des écoles créées par Épicure,  Zénon et Pyrrhon. Mais ne pourrait-on pas dire la même chose de Nietzsche (vrai ou faux philosophe ?) qui fut un grand et bon lecteur des Essais. Et je pourrais tout aussi justement me dire méfiant, puisque l’étymologie latine, par fidere (la confiance), nous ramène à l’idée de foi. Enfin, sur un autre registre que j’explorerai peut-être un jour moins ensoleillé, j’aurais pu choisir d’utiliser la formule de philosophe empêché.

Je n’ai donc pas la foi au sens où Paul de Tarse, Augustin ou Pascal ou encore Malebranche – mais cette liste n’a rien d’exhaustif – l’entendaient, car je n’ai jamais reçu la grâce. Et je ne sais si je dois m’en plaindre, car il me reste comme lot de consolation la philosophie. Et je ne crois pas que l’on puisse être philosophe, ou tenter de l’être, en acceptant l’a priori religieux, ou après avoir reçu la grâce comme on reçoit un coup de bâton sur la tête, ou un coup de pied au cul du fatum, ou un pot de géranium dégringolé de son appui de fenêtre. Et certains le vécurent dangereusement (Bruno y laissa sa vie, je ne sais comment Maître Eckhart ou Nicolas de Cues s’en sortirent). Montaigne, peut-être par son voyage à Rome, passa entre les mailles du filet de la censure pontificale, alors qu’une lecture plus attentive du texte aurait pu le faire mettre à l’Index.

Je pourrais illustrer cette opposition : doute et créance, raison et foi, philosophie ou pratique religieuse, en revenant au mythe de la Genèse, et à l’interdiction faite aux hommes de gouter du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du  mal. Cette interdiction de philosopher est claire, sans appel, radicale et définitive. C’est le seul interdit biblique, au moins avant le décalogue. Le premier couple pouvait donc, en ces temps adamiques, tout faire, jouir de tout sans mesure dans un paradis qui tenait à la fois de la prison panoptique de Bentham – l’amour de dieu n’est-il pas une prison ? –, que du Meilleur des Mondes[1], mais ils ne pouvaient pas se poser la question de la morale. Ils pouvaient courir nus dans les bois, boire jusqu’à plus soif quitte à inventer le vin, manger à s’en rendre malade, forniquer du matin au soir après avoir forniqué du soir au matin, se mettre les doigts dans le nez, cracher par terre, ne pas ranger leur chambre, jurer quand ils se blessaient, mais ils ne pouvaient se poser la question du sens de leur vie. Je pourrais développer encore cette référence, mais je préfère puiser à des sources moins irrationnelles, plus modernes, et laisser parler l’inventeur du Christ et de la religion chrétienne, Paul de Tarse.

Dans sa première Épitre aux Corinthiens, texte fondateur, canonique, Paul oppose, logos contre logos[2], la sagesse divine et la sagesse philosophique « Alors que les juifs réclament les signes du Messie, et que le monde grec recherche une sagesse, nous, nous proclamons un Messie crucifié, scandale pour les juifs, folie pour les peuples païens. Mais pour ceux que Dieu appelle, qu’ils soient grecs ou juifs, ce Messie est sagesse de Dieu »[3]. La formule tranche ici sans appel entre, d’une part, le verbe divin proposé à la créance des chrétiens (jamais à leur entendement), sous la forme de la parole christique portée, traduite et commentée par Paul, et d’autre part la raison rejetée par le prophète, mais telle que la philosophie grecque l’a théorisée, et la promue comme média de toute connaissance, et seule ressource théorétique. Mais ces deux logos (parole transmise et raison raisonnante), n’ont qu’un objet, le discours indicible sur le monde, un Logos (en majuscule) au sens héraclitéen du terme, et susceptible de donner du sens à l’aventure humaine. Et ces deux approches, radicalement différentes, antagonistes, se retrouvent et dans l’émerveillement de l’intuition et dans la conviction d’une forme de vacuité de la connaissance. Pourquoi pas.

A chacun son média pour tenter de connaitre l’inconnaissable, et à défaut de tirer le bon numéro, la grâce, il est toujours possible, au grattage, de gagner quelque chose. La philosophie, c’est le grattage.

Et si je me sens à ma place dans cette discipline philosophique tricotée de doute comme les religions sont, elles, tissées de foi, c’est que faute d’avoir reçu la grâce, comme Claudel nous le raconte (ou Augustin d’Hippone dans ses confessions), et de pouvoir mettre toute ma confiance en Dieu, ce qui ne saurait faire débat, ni pour moi, ni pour personne, j’imagine, je ne peux donner foi à ce que des hommes de chair et de sang me disent, et que je ne comprends pas C’est pourtant l’exigence de Paul, qui se comporte comme tous les ayatollahs du monde, en déclarant : « C’est à nous que Dieu, par l’Esprit, a révélé cette sagesse […] l’homme qui est animé par l’Esprit juge de tout, et lui ne peut être jugé par personne ». Il rajoute : « L’écriture demandait : Qui a connu la pensée du Seigneur ? Qui lui donnera des conseils ? » Eh bien ! la pensée du Christ, c’est nous qui l’avons ! »[4] . Parlant de « nous », il parle de lui (et incidemment de son collègue en prédication Apollos). A le lire, il me faudrait donc, faute d’avoir été éclairé – affranchi pour le dire au plus juste – par Dieu, renoncer à m’en remettre à ma réflexion (la droite raison), pour m’en remettre à un homme, qu’il s’appelle Paul ou Muhammad, qui se déclare élu, illuminé et animé par l’Esprit de Dieu, et qui prétend juger et exige de ne pas l’être. Et qui oppose par ailleurs à toute ma dialectique, une rhétorique redoutable, arme de guerre contre laquelle tout argument n’est qu’une tapette à mouche : « La sagesse de ce monde est folie devant Dieu » ; « Le Seigneur connait les raisonnements des sages ; ce n’est que du vent ! »[5]. Comment répondre à un tel rhéteur ? Mais l’argument est si déstabilisant si définitif que tous les pères de l’église l’utiliseront : A Tertullien qui déclare[6] : « Et mortuus est Dei Filius : Credibile est quia ineptum est ; et sepultus resurrexit ; certum est quia impossibile est – Le fils de Dieu est mort: C’est croyable parce que c’est absurde; et, après avoir été enseveli, il est ressuscité; c’est certain parce que c’est impossible. », Augustin semble répondre « Si comprehendis, non est Deus  – Si tu comprends, ce n’est pas Dieu »[7]. Le propos est conclusif, définitif, et surprenant sous la main d’un homme très marqué par la logique grecque – Mais Voltaire n’écrit-il pas dans son Traité sur l’intolérance, en soulignant son inconséquence, qu’Augustin changeait souvent d’avis.

Je sais que l’homme est un animal orgueilleux, un animal qui a un besoin maladif ou puérile de comprendre, et ma petite expérience de la vie m’a conduit, difficilement, à admettre que pour comprendre, il faut sans doute cesser de réfléchir, que pour trouver, il faut probablement cesser de chercher, que le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal est trop indigeste. Je veux bien déposer les armes de mon entendement – même si je n’en ai pas d’autres –, reconnaitre avec Paul que « le langage de la croix est folie pour ceux qui vont vers leur perte », mais pourquoi faudrait-il alors que je m’en remette aux prophètes ?

Je conclurai aujourd’hui sur deux points. D’abord par un rappel de la formule de l’Ecclésiaste « Tout n’est que vanité et poursuite du vent ». Il y a beaucoup d’orgueil dans cette prétention à la philosophie, car toute sagesse et relative, et au bout du compte vaine. Et l’exigence de s’humilier devant Dieu qui m’avait beaucoup perturbée chez Malebranche, a cessé de me choquer. Si la foi ne sauve pas, n’en déplaise aux esprits religieux, la philosophie pas mieux. Au plus console-t-elle (c’est le lot de consolation évoqué plus haut). Et il me plait que cette idée se retrouve dans un texte de Salomon[8], entre le Pentateuque et les Prophètes. En second lieu, je vois l’immense distance entre Jésus et Paul. Le premier est un philosophe, qui pas plus que les philosophes gréco-latin ne remet en cause sa religion, ou ne souhaite encore moins en créer une nouvelle. Et je le trouve, au bout du compte et au moins sur la forme, proche de Diogène de Sinope ; le second est un prophète – comme Zoroastre ou Mani, ou Muhammad. Il invente un personnage conceptuel, le Christ, crée un nouveau corps de doctrine, fonde une religion à vocation universelle et bouleverse le monde.



[1]. Je cite le roman d’Huxley en me souvenant plus précisément du mode d’éducation des enfants qu’il décrit.

[2]. Faut-il rappeler que ces textes sont écrits en grec.

[3]. Epitre aux Cor. (1, 22–24)

[4].  Ibid (2, 10– 16)

[5].  Ibid (3, 19-20)

[6]. Dans : De Carne Christi.

[7].  Dans : Sermon 17.

[8]. Je sais que cette référence est contestée.

Mais que font les écologistes ?

Ce n’est pas seulement l’information dramatique, prise au vol ce matin sur les ondes, mais les commentaires associés qui m’ont interpellé. Mais rappelons déjà cette consternante nouvelle. Une jeune adolescente en vacances à La Réunion a été tuée par un requin bouledogue, alors qu’elle se baignait à quelques mètres de la plage. Que dire de plus sur les faits ? Pourquoi commenter l’horreur, l’effroi que cette information peut susciter ? Comment imaginer la douleur des parents, ou s’y associer ? De ce dernier point de vue, la chose est pour moi impensable et tout ce que je pourrais écrire serait en-deçà ou à côté, donc déplacé. Je m’abstiendrai donc : incapacité à dire ou pudeur, c’est selon ce que l’on voudra bien en penser. Mais laissons cela aux journalistes qui doivent bien faire leur métier, et aux politiques qui ne peuvent laisser passer l’information, ni la relation d’un problème, sans donner l’impression qu’ils s’en saisissent, et qu’ils ont encore prise sur la vie comme elle va. Et c’est le plus interpellant. Le député-maire de Saint-Leu, commune du drame, s’est légitimement ému de l’accident, et a exigé que l’on « éradique les requins » qui viennent chasser près de la plage « en toute impunité ». Cet élu socialiste, qui a beaucoup fait parler de lui lors de la publication de son patrimoine, ou en réponse aux menaces proférées par lui de son possible exil fiscal à Saint-Maurice, utilise ici un vocabulaire autant remarquable que banal. Évoquer la possible impunité du prédateur, c’est accréditer l’idée que cet accident homicide est un crime qui devrait être puni. Mais si le squale devait être puni – il est aujourd’hui recherché –, je me demande au nom de quoi. Au nom de la justice et de loi ? De la morale ? De l’autorité des hommes sur la nature ? Comme victime expiatoire sacrifiée ici sur l’autel de la cohésion de la communauté insulaire ?

Les lois des hommes s’appliquent aux hommes et constituent l’éthique d’un corps social constitué dans le cadre de l’Etat civil. Les animaux, me semble-t-il, en sont restés à l’Etat de nature, n’ayant jamais constitué de société, au sens humain du terme. Nos lois, légitimes pour nous, ne sont pour eux qu’une violence sans autorité, celle de la loi du plus fort, et jouant sur les mots pour dire ce que ce drame intervenant sur une  commune qui s’appelle Saint-Leu m’inspire, je dirais que l’homme est un loup pour le requin[1].

Peut-on les éradiquer au nom de la morale ? Je n’en suis pas sûr. Même si je ne mets pas sur le même plan la vie d’un homme et celle d’une sardine – mais je serais curieux de voir la chose avec les yeux de Dieu. D’un point de vue moral, il me semble que l’acte qui consiste, pour le requin à manger de la chair humaine, et pour l’homme à ouvrir une boite de sardines à l’huile, est du même ordre. Et j’assume ce point de vue très spinoziste. Et si l’un des deux, de l’homme ou de l’animal, est possiblement coupable de crime, c’est évidemment l’homme, car il agit en conscience, et parce qu’il a la capacité à penser ses actes – en l’occurrence à détruire certains équilibres fragiles qui conduisent un squale dangereux à proliférer et à venir chasser trop près du rivage. Mais ce crime, s’il en est un, n’est de toute façon pas contre-nature, car les prédateurs existent naturellement, et ne constituent pas une bizarrerie de la création. C’est le jardin d’Eden, où rien ne meurt ni ne pourrit, où l’agneau vit dans l’intimité du loup, qui constitue un fantasme, une version d’utopia, un eu topos qui est le lieu de nulle part.

Le requin attaque – au moins cette espèce particulière – parce que c’est dans sa nature, et qu’il ne peut s’affranchir de ce qu’il est ; disons-le d’une manière volontairement outrancière : parce que Dieu l’a voulu ainsi, et le créateur étant par définition, par construction conceptuelle, omnipotent, omniconscient, omniscient, il savait le drame avant qu’il advint. Faut-il éradiquer les requins mangeurs d’hommes, comme d’autres espèces nuisibles à l’homme : le tigre, le lion, le crocodile, le moustique, le percepteur d’impôts et le contractuel préposé à la distribution des PV de stationnement ? Peut-on poser cette question aux croyants Dieu ? Mais, c’est plus encore l’avis des écologistes que j’aurais souhaité connaître. Mais je les vois plus promptes à intervenir sur une problématique de couloir de bus qu’à gloser sur la question du statut de l’animale, ou sur la relation de l’homme à la nature.



[1]. J’admets que le jeu sur les mots est un peu tiré par les cheveux – mais comment résister ? –, car j’ignore l’origine du nom de Saint-Leu. Mais je pense qu’il s’agit de Saint-Loup, car en vieux françois, loup se disait leu. La formule « l’homme est un loup pour l’homme » (Homo homini lupus), vulgarisée par Hobbes, est très ancienne, et on la retrouve déjà chez Plaute.

Et si le temps n’existait pas ?

Je ferme un petit livre d’un chercheur italien nommé Carlo Rovelli et titré de manière énigmatique « Et si le temps n’existait pas ? ». Ce livre, petit par la taille mais par ailleurs passionnant, avalé en quelques heures et avec gourmandise, présente sommairement et de manière très vulgarisée la théorie des boucles dont ce théoricien de la physique (avec le concours de son ami Lee Smolin) est l’inventeur. Et je ne résiste pas au désir d’écrire ces quelques lignes pour pousser ma réflexion sur cette question si complexe de la nature de l’espace, quitte à prendre l’énorme risque, en commentant ce texte, de faire quelques erreurs ; mais sur des sujets aussi pointus, chacun étant naturellement candide est pardonnable de ne pas tout comprendre et de vouloir donc rester à la surface des choses.

On sait, depuis que la théorie de la relativité générale est assimilée, que l’espace-temps est un champ, assez comparable au champ électromagnétique découvert par Faraday et mis en équations par Maxwell. Et ce champ gravitationnel, conceptualisé et mis en équations par Albert Einstein, ne doit donc pas être nécessairement imaginé dans un espace d’observation, comme un objet conceptuel contenu dans un contenant aux limites finies ou infinies, mais comme l’espace lui-même ; c’est du moins l’option défendue dans cet ouvrage. Et sur ce champ se superpose le champ électromagnétique. La substance du monde – et tous ces termes vulgaires et équivoques devant être expliqués par ailleurs – peut donc être imaginée, en simplifiant évidemment le propos pour le ramener au niveau de mon entendement, constituée de ces deux champs de forces – forces électromagnétiques et forces gravitationnelles, qui sont deux des quatre forces fondamentales décrites par la physique contemporaine – et de matière. Et ces champs sont modifiés, l’un par la présence de charges électriques auxquelles le champ électromagnétique s’adapte en ouvrant des lignes de force (de Faraday) entre les charges, l’autre par la présence de masses qui courbent le champ gravitationnel, autrement dit l’espace-temps.

Mais on sait aussi, comme Rovelli nous le rappelle, et parce que la mécanique quantique nous l’apprend, que la matière est granulaire, donc discontinue, ce que toute la philosophie grecque avait pressenti en inventant le concept d’insécables (d’atomos), et qu’à l’échelle de l’infiniment petit, l’exactitude devient probabiliste.

La théorie des boucles, qui tente de concilier ces deux grandes révolutions épistémiques du XXe siècle, ces deux théories également vérifiées par l’expérience, mais à des échelles différentes, et qui semblent incompatibles ou du moins fausses à des échelles qui ne leur conviennent pas (la cosmologie, ou la structure élémentaire de la matière), nous propose l’idée d’un espace qui peut être imagé sous la forme d’une maille dont les nœuds sont des quanta d’espace-temps et les fils des liens, le long desquels les lignes de forces gravitationnelles s’orientent.

On peut donc en induire plusieurs conjectures très perturbantes du point de vue du simple bon sens. Mais le bon sens n’est-il pas la simple traduction d’une représentation mentale qui doit tout, d’une part à notre sensibilité, d’autre part à ce que Hume appelait la coutume.

Tout d’abord, l’espace maillé, ou bouclé, s’appréhende comme un objet conceptuel, une trame sur laquelle s’inscrivent ou s’impriment  les phénomènes. Il est tissé de fils  noués, ou de nœuds reliés entre eux pour former un réseau nodal. Cet espace-temps n’est donc pas un contenant, une boite, éventuellement vide mais un contenu qui n’est pas contenu et qui constitue un continuum spatiotemporel discontinu. Car c’est un autre sujet d’étonnement : il existerait des quanta d’espace-temps et l’on passerait de l’un à l’autre par « sauts », quantiques,  de manière discontinue, deux positions d’espace-temps étant toujours séparées d’un nombre fini de quanta, et la plus petite distance entre deux positions serait d’un quanta et cette « distance » minimale ne pourrait être réduite, cet espace occupé spatiotemporelement ; ces « trous » entre deux grains d’espace ne correspondant pas à des espaces vides car ils sont vides d’espace. Puis-je proposer à mon lecteur l’image d’un tas de sable, dont les grains seraient tous identiques, et chaque grain serré contre ses proches voisins ? Enfin, cette maille est souple, déformable, et la distance relative entre deux points – mesurée comme longueur du vecteur dont ces points forment les extrémités – varie donc suivant l’état du champ perturbé par les objets qu’il contient et qui le courbent, y créant des accidents, des zones plus ou moins singulières.

Mais d’autres questions me viennent à l’amble de cette tentative de décrire ici ce que je ne comprends pas totalement, ce que les articles qui vulgarisent des théories extrêmement complexes me donnent à penser, que je conçois de manière très imparfaite, malgré le secours de la métaphore, et retranscris en boitant un peu.

Peut-il y avoir des trous dans cet espace-temps granuleux, des accros dans cette trame par où des objets physiques, un arbre, un homme, un astre, une galaxie, pourraient disparaitre ? Et si l’objet y tombe, par quelle force attirée ? Et pour tomber où ? Hors de l’espace-temps ? Je m’interroge aussi, essayant de sauver la vision newtonienne de l’univers, celle d’un monde qui a sa propre géométrie et où les objets se meuvent, sur la possibilité que cet espace-temps qui est la trame de notre univers, sur laquelle s’accroche la matière sensible un peu comme une tache sur un drap, soit contenu dans un espace, un volume qui pourrait contenir d’autres espace-temps, parallèles, voire même sécants. Mais de quelle nature serait-il, ce multivers que je ne conceptualise pas, et qui serait alors comme un fil à linge où pendraient une infinité de draps claquant au vent métaphysique d’un souffle divin. Mais c’est peut-être trop de tropes pour des concepts qui ne peuvent être décrits que par le langage des équations? Et si notre espace-temps se déforme, c’est évidemment parce qu’il interagit avec des objets qu’il contient.

Terminons sur l’essentiel. Carlo Rovelli, constatant que la variable Temps n’est pas nécessaire à l’écriture des lois fondamentales de l’univers, s’interroge sur l’existence du temps et semble admettre qu’il pourrait être réduit à une perception. Mais cette proposition n’étant pas développée, elle ne saurait me convaincre. Que veut-il dire ? Que le temps ne serait, comme la vitesse ou l’accélération, qu’une dimension du mouvement ? Notre univers serait alors « réduit » à un espace à 3 dimensions concevable, non comme un volume euclidien fini ou infini (ou peut-être fini mais sans limites, sans bords – comme par exemple la surface d’une sphère), mais comme un champ quantique déformable, auquel se superpose un second champ électromagnétique, et des particules insécables en mouvements qui interagissent entre elles et avec les champs. La vérité est sans doute proche de cette proposition conceptuelle. Reste que notre vision de l’univers ne peut pas être réduite à une vision purement mécaniste, même si la mécanique quantique qui doit beaucoup à Heisenberg introduit une dimension d’incertitude.

Et ce que je retiens d’essentiel dans ces théories en germe (celle des boucles), ou très établies (ce que j’appellerais la théorie des champs électromagnétiques), c’est ce concept si difficile à appréhender de champ. L’univers semble réductible à des singularités corpusculaires ou énergétiques interagissant avec des champs  quantiques qui sont des espaces de virtualités structurés (champ gravitationnel et champ électromagnétique). L’univers, considéré comme le Tout, est donc un ensemble de champs impermanents qui se déforment continuellement sous les effets des singularités auxquelles ils réagissent. Et je ne peux, sur le registre de l’analogie, m’empêcher de mettre en correspondance conceptuelle cette vision du monde avec celle que Schopenhauer nous suggère en considérant que le monde vrai est « monde comme volonté », et notre réalité sensible et phénoménale « monde comme représentation ». Le philosophe allemand invente au début du XIXe, en écho visionnaire à une parole scientifique limbique, une vision du monde, proprement révolutionnaire, perturbante, et pourtant mon expérience personnelle m’en démontre toute la pertinence et la profondeur. Le « monde comme volonté », tel qu’il nous invite à le considérer, est un champ au sens physique du terme ; mais la volonté doit être ici appréhendée, non pas comme volonté psychologique, volition, mais comme volonté d’être du monde en soi, force et dynamique irrépressible qui met tout l’univers en tension, et permet à notre monde de prendre toutes ces formes phénoménales que nous lui connaissons. Schopenhauer définit cette volonté cosmologique comme force vitale, éternelle, irrésistible, libre mais soumise à ses propres lois qui sont celles de l’univers ; un devenir en marche, un effort sans fin vers un devenir qui ne constitue pas une fin. Et cette force aveugle, ce vouloir vivre qui n’a d’autre but que d’être, existe indépendamment des phénomènes, comme les champs de force que la physique décrit et qui existent sans dépendance ontologique aux corpuscules élémentaires et aux corps physiques constitués. Et cette volonté, cet « Un » qui constitue le monde en soi, est multiple dans ses formes phénoménales. Et je me demande si notre monde immatériel de la pensée n’est pas constitué, ou du moins appréhendable ainsi, comme un champ spirituel qui imposerait sa loi à des pensées qui moduleraient sa forme. Cette dernière image n’étant pas sans sympathie avec une certaine intuition platonicienne.

Revendication de la liberté de pisser debout (où il sera question de la théorie du genre)

Je me défie d’autant plus des dogmes politiques qu’ils prennent appuis sur quelques évidences difficilement contestables. C’est d’ailleurs un artifice de bonimenteur de foire, que de débiter des évidences pour extorquer l’accord du chaland, et pour ensuite, prenant appuis sur ce premier assentiment, lui vendre ce dont il n’a nul besoin, ou lui faire avaler une pilule amère ou une couillonnade habile. C’est par exemple tout l’art rhétorique d’un Besancenot. La vérité, elle, n’a  jamais besoin de fondements, se contentant d’être, et souvent évanescente ; par contre méfions-nous des architectures branlantes posées sur un socle solide. Mais venons-en plutôt à mon propos et abordons le sujet par ce qui ne devrait pas prêter à discussion.

Dans les  sociétés humaines, les statuts et les places relatives des hommes et des femmes procèdent de l’histoire et prennent la forme de la tradition. Et cet habitus a pour origine déterminante le processus biologique de reproduction des mammifères ; autrement dit la maternité.

En effet, si hommes et femmes occupent des places discriminées, c’est que l’homme est un père en puissance et la femme, potentiellement une mère. Et cette répartition naturelle des rôles dans le processus génital, le fait que la grossesse et l’allaitement  – laissons de côté les règles menstruelles – échoient à l’une, alors que l’autre se voit mieux doté en force physique que sa compagne, a desservi  la femelle qui s’est trouvée piégée par l’enfant, la famille, et a permis au mâle fécondateur de s’arroger et d’occuper naturellement une position dominante dans le couple, et par extension dans la société. Mais je conçois que l’on puisse le regretter, et souhaiter s’affranchir de la nature. Même si la modernité n’est pas réductible à ce désir de contester l’autorité de la nature.

Les rôles ont donc été distribués par l’histoire des peuples suivant un  processus qui procède de caractères biologiques et des conditions même de développement des sociétés humaines. Et l’histoire, sur ce socle d’une différence sexuelle incontestable, a permis l’existence de deux genres : masculin et féminin, homme et femme, le soleil et la terre, Mars et Eros. Chacun peut et doit l’admettre : la sexualité procède de la biologie, et le genre de la tradition. Mais le genre découle d’une manière non déterminante du sexe. Ainsi, et pour ne prendre qu’un ou deux exemples, si les petits garçons portent des shorts ou des pantalons, alors que leurs sœurs vont habillées en robe, cela est à mettre au crédit – voire au débit selon certaines – du genre et non du sexe ; et d’un genre qui procède du sexe. Pour ce qui est de la vaisselle ou de l’aspirateur, il en est évidemment de même. Voilà pour les évidences, et précisément ce que l’on doit concéder à la théorie du genre.

Nos traditions sont évidemment destinées à évoluer, et elles ne s’en privent pas, soit sous la pression d’une évolution progressive des mœurs – de plus en plus de filles portent des jeans –, soit sous celle, plus politique, des morales nationale ou ethnique. Et mon propos n’est pas ici de réfléchir, ni aux fondements de la morale, ni aux causes profondes de l’évolution des mœurs. Il me suffira de remarquer que le concept d’histoire peut être appréhendé en distinguant par exemple l’histoire des techniques, l’histoire économique, l’histoire des idées – de l’homo sapiens, laborans, ludens,  economicus.

Que les femmes, mais aussi un nombre important d’hommes souhaitent remettre en cause une tradition que l’on peut qualifier de machiste, me va bien et j’adhère personnellement  à cette ambition. Et si l’on ne peut remettre en cause le sexe des individus, on peut donc travailler sur le genre. Car si le sexe est acquis, à la naissance, le genre est une construction culturelle et ce qui a été construit peut être déconstruit. Mais il convient néanmoins de se poser une question simple : pourquoi faudrait-il changer les choses ? Je ne vois qu’une réponse « morale » à cette première question : pour libérer les femmes. Et des évolutions majeurs ont d’ailleurs fait bouger considérablement les choses depuis un petit siècle : La contraception, l’IVG, la PMA, la gestation pour autrui, demain le clonage humain. Ces évolutions  médicales, qui touchent toutes à la maternité comme fondement du genre, vont permettre de redistribuer les rôles, mais ne changeront rien au fait, ni qu’existent des êtres aux différences évidentes, hommes et des femmes, ni qu’hommes et femme s’attirent et se fascinent naturellement ; car la nature a des principes qui permettent la survie de ‘espèce. On doit aussi rajouter l’accès des femmes au salariat, c’est-à-dire à la pire servitude que l’humain ait connue. Bienvenue à nos sœurs !

Le projet politique des promoteurs de la théorie des genres m’apparait donc comme l’ambition de supprimer le genre (et pourquoi pas ?), et de ne conserver dans leur perception de l’humain que le sexe, que l’on ne peut escamoter. Je vois deux limites à cette ambition, qui constituent des réserves fortes.

En premier lieu, je m’interroge sur les ressorts profonds de cette ambition. Ce projet s’inscrit-il dans une démarche vertueuse de défense de principes démocratiques : liberté, égalité ? Il s’agirait alors de libérer les femmes de la domination masculine, et de permettre aux citoyens comme aux citoyennes d’avoir les mêmes droits.

Ou s’agit-il d’une forme de règlement de compte, de guerre des sexes non déclarée que je qualifierai de prosélytisme féministe ? Il s’agirait alors de faire payer aux hommes quelques millénaires de servitude féminine.

En second lieu, je m’interroge sur la simple possibilité d’escamoter le genre, et de tordre le cou sans réflexion aux traditions. Je pense qu’alors, on prendrait un risque énorme en « jetant, en quelque sorte, le bébé avec l’eau du bain ». On ne saurait évidemment escamoter le genre pour de multiples raisons. La première est phylogénétique. Je pense qu’il a été suffisamment démontré que certains caractères acquis pouvaient, selon un processus encore mal connu, s’inscrire dans les gènes et enrichir ou modifier l’innéité. Je pense donc qu’indépendamment de l’éducation, la psychologie d’un bébé mâle et différent de celle d’un bébé femelle. Je n’irais pas jusqu’à plaider « l’éternel féminin », ou expliquer comme Schopenhauer que le caractère est transmis par le père et l’intelligence par la mère » mais les différences sexuelles ne se limitent pas à « en avoir ou ne pas en avoir », et qu’on aurait tort de renvoyer au genre tout ce qui ne constitue pas une différence biologique ou morphologique.

Enfin, on peut s’étonner de la confusion si souvent présente dans les discours entre égalité et similarité. Que les hommes et les femmes soient égaux (ou égales) en droits et en devoir, n’implique pas, fort heureusement, qu’ils soient sexuellement, ou plus largement physiquement, racialement, identiques. Je remarque d’ailleurs que ce sont les mêmes qui défendent cette idée de similarité et dans le même temps font la promotion de la diversité ethnique.

Pour ce qui est de la tradition, pourquoi faudrait-il la détruire, sauf à ce qu’elle offense la morale ? Je pense évidemment à l’asservissement des femmes, l’inégalité des citoyens devant la loi, plus largement à l’atteinte aux libertés individuelles. Mais les traditions forment aussi le ciment de toute nation, et il est extrêmement dangereux de les faire évoluer trop vite. Méfions-nous de ne pas le abandonner toutes, c’est-à-dire de renoncer à notre culture au risque de voir d’autres communautés nous imposer la leur, que nous accepterons par respect de certaines minorités agissantes, ou du fait des complexes qui sont les nôtres.

Nous devons être très attentif aux justifications des modifications culturelles que l’on nous propose, défendre nos traditions quand elles ne font de mal à personne et garantissent une stabilité psychologique, émotionnelle, affective aux individus – pourquoi vouloir faire porter aux garçons des jupes ? Quelle justification morale ? Que cherche-t-on ? Pourquoi renoncerait-on à coller sur les portes des toilettes des logotypes imagés, où l’on voit, stylisés sur l’un, un homme en pantalon, et sur l’autre une jupe.

Je mets d’ailleurs chacun en garde contre cette tentation de nier la biologie. Nier la différence objective des sexes, différence biologique, culturelle, psychologique, c’est nier la réalité, et c’est surtout refuser l’autorité de la nature – et c’est bien la question qui est posée par la possibilité du clonage humain.  Et je dis que si l’humanité évolue à grande vitesse vers le mur des réalités où elle va se fracasser, c’est bien que nous refusons l’autorité de la nature, et confondons en permanence modernité et progrès, alors que notre modernité est de plus en plus porteuse d’une part de regrès, aujourd’hui infiniment plus importante que sa part plus positive. Pour ce qui me concerne, j’élèverai mes petits-fils comme j’ai élevé leurs pères ; et je leur apprendrai à pisser debout. Pourquoi rompre cette tradition ? Serait-ce de nature à libérer les femmes ? Et cette habitude procède-t-elle du sexe ou du genre. Si mon chien lève la patte en pareille circonstance, sexe ou genre ? Il ne me gêne pas que nos traditions aient construit, dans le prolongement d’une différence physique fondamentale, essentielle – car l’équilibre du monde se joue sur deux polarités, mâle et femelle, positive et négative, attractive et répulsive, vide et plein, acide et basique, équilibre qui se résout par le neutre –, des genres qui sont des constructions culturelles. J’entends les défendre comme on défend ses habitudes, ses traditions, sa culture, sans prétention à les considérer comme supérieures. Et je suis ouvert à les faire évoluer si elles offensent une morale que je réduis ici, à la liberté des individus dans leur diversité ethnique, religieuse, sexuelle, et à l’égalité devant le droit.

Je conclus ici en revenant sur le titre de mon propos. Le choix tient évidemment plus au plaisir de faire un clin d’œil à Fichte qu’à celui de choquer. Mais, s’il est,  par ailleurs, toujours nécessaire de chercher l’accroche, je revendique mêmement l’un et l’autre de ces choix.

J’ai regardé le soleil en face et j’y ai vu la mort

Bien qu’un usage linguistique courant mais malheureux, qui confond la mort et le néant du non-être, nous laisse penser le contraire, la mort n’est pas un état et n’a donc pas d’autre réalité que phénoménale ; car ce qui fût et qui est mort n’est plus. Et ce processus que nous connaîtrons tous sans le vivre pleinement, qui ponctue une histoire tragi-comique comme une chute dérisoire, échappe à notre conscience qui se dissout alors dans ce moment ultime de la désincarnation du moi. Nous tomberons tous un jour, et nos survivants en parleront au passé : il a chu ; et s’il fût avant de choir, il n’est plus aujourd’hui. Cette chute qui est aussi un échec de la vie, ou du moins le mat de la partie que la fortune nous propose – ce terme de mat vient d’ailleurs de l’arabe mata pour : il est mort – n’est donc, pour chacun d’entre nous, qu’une perspective, inéluctable, mais inconcevable. Car la mort n’est que ce passage où le corps chute en terre et où l’âme, dit-on, fuit vers le mystère, entre la vie de l’être et son néant, et dont je ne saurais dire si ce passage est instantané ou non. Nos mythologies le décrivent comme une traversée en barque que j’imagine si frêle sur ces eaux noires au sommeil menaçant. Qu’importe les images que l’on invente pour se rassurer. Toute croyance aussi effrayante soit-elle, l’est moins que le mystère scellé.

La vie devient alors ce qu’elle a toujours été et qu’elle réalise enfin, le passé de notre mort ; et le néant est son futur – pauvre truisme ! La mort n’est que ce présent d’un instant tragique qui fût ou qui sera, et où tout se ponctue dans une bascule métaphysique.

Et c’est bien cet instant singulier qui effraye, comme la perspective de se jeter dans l’eau glacée, et non l’idée d’un non-être limbique qui tout au plus nous perturbe et nous frustre, froisse notre orgueil de vivant.