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Qu’est-ce que la philosophie ?

Qu’est-ce que la philosophie ?

C’est une science, c’est-à-dire, selon la façon de considérer la chose, un ensemble de techniques constitué d’approches méthodologiques, une pratique et un savoir. Et comme les autres sciences, elle fabrique et utilise des concepts permettant de mieux appréhender le monde.

Qu’est-ce qu’un philosophe ?

Il faut toujours distinguer, comme pour les sciences mathématiques ou l’histoire-géo par exemple, le praticien, c’est-à-dire celui qui fait de la philosophie, comme certains font des maths ou de l’histoire, celui qui l’enseigne, comme d’autres sont prof de math ou de physique, et le philosophe qui l’est comme on peut être mathématicien ou physicien. Et j’en connais beaucoup, agrégés par l’institution et promus par les médias, qui en font, où l’enseignent, mais ne sont, ni de près ni de loin, des philosophes.

A quoi sert la philosophie ?

Comme toutes les autres sciences, à médiater notre connaissance sensible du monde, avec la raison, afin de la mieux appréhender. Car, non seulement l’homme sait l’insuffisance de son appréhension directe, frontale du monde par les sens et médiatement par les sentiments, mais il sait que les sens sont trompeurs et que leurs illusions sont d’autant plus troublantes qu’elles sont immédiates et que les sentiments, eux, s’affranchissent, non pas de la raison, mais de la rationalité. D’autre part, l’homme étant doué de certaines capacités physiques et cognitives, la question de l’utilisation de ces dons ne se pose pas. L’homme, comme tous les êtres vivants, jouit de ses dons et les utilise : il est donc homo sapiens, sapiens sapiens, faber, ….

La philosophie est donc une science, avec son langage technique, ses théories, ses concepts dont le but est la connaissance de la vérité du monde.

Quel est son but final ?

Redisons-le dans ces termes : Comme toutes les sciences, comme elle est connaissance du monde, son but est de nous aider à grandir et à vieux vivre, c’est-à-dire à se rapprocher d’une forme de sagesse.

Y réussit-elle ?

L’homme a longtemps cru que le progrès était la dynamique structurante de l’histoire, sa pente naturelle. Il sait, depuis la bombe et la Shoah, que ce n’est pas le cas, et que tout progrès est aussi régrès.  Et la philosophie n’a rien empêché, car d’aucuns considèrent que le fascisme n’est qu’un hégélianisme de droite et le communisme un hégélianisme de gauche ; et Heidegger a été nazi de 1933 à 1945, et ne l’a jamais regretté.

En quoi la philosophie est-elle une science singulière ?

Reprenons la classification des objets du monde qui était celle du XVIIe siècle, celle de Descartes reprise par Spinoza : le monde est une substance qui s’appréhende génériquement suivant deux modes, l’étendue et la pensée. Les sciences dures s’intéressent à l’étendue, la philosophie à la surface pensante. Les modes qui sont des systèmes conceptuels symboliques, inscrivent leur objet dans une géométrie qui leur est propre. Les sciences de l’étendue l’inscrivent dans une géométrie qui est celle d’Aristote, d’Euclide, de Descartes, avec les apports que l’on sait par Copernic, Newton ou Einstein. Et les philosophes du XVIIe siècle, plus encore Spinoza que Descartes, ont souhaité inscrire la pensée dans cette même géométrie. Pour Spinoza, la raison en est simple : il considérait, en rupture avec l’école platonicienne, donc de la religion chrétienne, que les substances étendue et pensante n’étaient qu’une seule et même substance appréhendée suivant deux modes, et qu’elles devaient donc s’appréhender dans le même cadre géométrique. D’où la production d’une œuvre développée « in more geometrico ». Mais, disons-le simplement, d’une part cela ne marche pas, d’autre part il s’agit sans doute d’une erreur de perspective. Ce que le philosophe hollandais prétend en ces termes, c’est démontrer sa métaphysique, suivant une méthode logique, par définitions, propositions, scolies, … la même que celle utilisée pour démontrer que la somme des trois angles d’un triangle est égale à 180 °.  Mais Leibniz, grand logicien, qui discuta longuement avec Spinoza de sa philosophie, par correspondance et lors de leurs rencontres physiques (sa visite à La Haye en 1676), déclarait que les démonstrations de l’éthique montraient nombre de faiblesses.

Mais la géométrie propre de la surface pensante n’est pas la logique qui est tout autant utilisée pour comprendre la surface étendue que la pensante, c’est la morale. La morale est le cadre même de la pensée philosophique, et convenons que sur ce plan, malheureusement, la philosophie, malgré tant d’années de développement, n’a pas su changer la nature de l’homme. Bien qu’elle soit bien, parce qu’elle se résout dans la morale, amour de la sagesse.

Terminons par un dernier point. La philosophie n’est pas une spiritualité, et, se référant à ce que je viens d’écrire, il n’y a pas plus de proximité entre la religion et la philosophie qu’entre la religion et toute autre science. Les religions ont toujours été l’ennemie de la connaissance, donc des sciences, donc de la philosophie : « du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras point, sinon tu mourras …

Du travail en vacances.

 Le temps des vacances peut-il être le moment de l’affirmation d’une frustration particulièrement critique au soleil d’août ? Je travaille énormément, bien que je déteste cela. Et je n’apprécie pas plus, sur le plan philosophique, la fausse valeur travail. Car le travail est un empêchement ; je veux parler du travail salarié, le travail pour autrui, le travail obligé ; parler de cette invention qui nous met à disposition du système qui nous condamne à inscrire notre vie dans quelque chose qu’on ne comprend pas et qui nous dépossède de notre capacité à produire notre vie, en consommant nos forces à fabriquer des biens de faible valeur qui seront vendus pour que les uns deviennent plus riches encore et les autres plus pauvres. Le travail est un empêchement de tourner en rond, le nez au vent, l’âme toute imprégnée de la poésie du monde. Le travail nous condamne à gagner notre vie, une vie qui nous était sensément donnée, mais qui nous a donc été reprise par le système, le Léviathan bouffi que nous avons créé. C’est comme l’eau et la terre qu’il faut payer, demain l’air et le poisson qu’on ira pécher ; j’en prends le pari. Même nos corps ne nous appartiennent plus. Une vie volée, une vie à regagner, reconquérir et à perdre indéfiniment au prétexte de gagner ce qui nous était donné. Le système qui nous possède, nous dépossède de notre vie, nous condamne à survivre quand il faudrait vivre.

Je ne sais quel sens donné au mythe du péché original de l’humain, mais je conçois bien cette condamnation première de notre modernité qui nous a très progressivement dépossédés, déshabillés, déshumanisés jusqu’à ce que mort s’en suive ; car comment nommer autrement cette vie qui n’en est plus une. J’entends bien mon lecteur qui dit que j’exagère, que je dramatise, que ce n’est pas si mal, qu’on mange à notre fin, au moins en Europe. Le plus grave c’est bien cela : que, divertis par les gadgets à la mode et la confiture médiatique, on s’en arrange – panem et circenses. Notre chute se mesure à l’aune de cet arrangement.

Et pourquoi travaillons-nous ? Pour survivre  dans l’indignité, enrichir les plus riches, poluer la planète, développer des technologies qui permettront demain l’émergence d’un surhumain qui n’aura plus rien d’humain, de partir à la conquête de nouvelles étoiles à saloper, de nouveaux peuples à asservir ? De créer des chimères insultant la nature.

Terminons, pour rester sur le même registre mais en gagnant en légèreté, par la prostitution ; car la prostitution est évidemment un travail. Et c’est bien le travail par excellence ; disons plutôt, le travail réduit à son essence. Et ce qui doit être interrogé, dans nos sociétés bourgeoises dont les valeurs sont le travail et l’argent, c’est sans doute moins la prostitution comme activité salariée, que le proxénétisme. Il faut donc, ici comme ailleurs, ne pas se tromper de débat.

L’exploitation de son corps pour survivre, c’est ce qu’il convient d’appeler le travail, et si un travail peut être plus ou moins dégradant, indigne, tout travail l’est de toute façon, à un degré ou à un autre, et je ne vois aucune rupture axiologique entre la prostitution et d’autres activités salariées. Et parlant de l’exploitation du corps, je ne distingue évidemment pas le corps et l’esprit, car d’une part l’esprit n’est qu’une production du corps, et d’autre part, que peut le corps sans l’esprit ?

Pour ce qui est du proxénétisme, il en est comme de ces employeurs qui utilisent des précaires corvéables à merci, parfois sans les payer. La question posée ici est celle de l’esclavage qui est la forme extrême de l’exploitation. Et l’on pourrait dire que le proxénétisme est à l’exploitation de l’homme, ce que l’esclavage est au travail. Il faut distinguer les registres, mais sur chaque registre, tout est affaire de degré, qu’on les gravisse ou qu’on les dégringole.

Discours de la méthode.

La question épistémique et celle de la méthode analytique est centrale en philosophie, et je veux prendre aujourd’hui appui, non pas sur Descartes, mais sur Spinoza, qui lui doit beaucoup, même si le philosophe hollandais – ou portugais, je ne sais jamais ce qu’il convient de dire, Baruch ou Bento, Benedictus ou Benoit – ne pense pas comme son devancier français – à moins que ce dernier ne soit plutôt hollandais, car il choisit ce pays pour y vivre et y travailler dans la solitude –, mais à partir de lui. Mais celui qui influença tant de philosophes – Bergson ne disait-il pas que chacun a deux philosophies, la sienne et celle de Spinoza – n’échappa pas à de nombreuses influences. Que doit-il à Uriel da Costa, quid de sa formation chez Van den Enden ? Peut-être est-il surtout le fruit de l’effervescence d’un lieu, d’une époque et d’une histoire, effervescence intellectuelle de la ville d’Amsterdam ou plus largement de la république des Provinces-Unies au milieu du XVIIe siècle, seule région d’Europe où il était possible de philosopher et de publier à peu près n’importe quoi, sans trop risquer sa liberté ou sa vie, sauf à troubler l’ordre public. C’est bien la thèse de son meilleur biographe, Steven Nadler, qui semble mettre en balance et la singularité du penseur et sa place dans la communauté des juifs portugais immigrés aux Pays-Bas.

Revenons à la question de la connaissance. Spinoza distingue et hiérarchise quatre modes de « perception des choses ». Le premier est « par ouï-dire, ou par signes conventionnels » ; et j’use toujours, pour qualifier ce premier mode, du terme de « savoir » que je n’utilise jamais comme synonyme de « connaissance ». Le second est par « expérience vague », c’est-à-dire non révisée par le raisonnement. Cette perception est sensible, et se limite à cela. Les deux derniers modes permettent, selon le philosophe, d’accéder à l’essence des choses, et à une forme de vérité. Il s’agit de la « perception discursive ou déductive ». Et c’est le propre de toute démarche scientifique, qui part du sensible – la course observée des étoiles sur la voute céleste, ou les éclipses astraux  –, et cherche les lois physiques qui puissent en rendre compte.

Le dernier mode est l’intuition, et il permet d’appréhender la chose par son essence, sans détour, ni par le raisonnement ni par l’essence d’autre chose, sans prendre appui sur une autre connaissance.

Résumons : le savoir acquis, la sensation brute, la connaissance scientifique, l’intuition. Personnellement, je m’y tiens ; et si, plus que le su, le senti, le connu, c’est l’intuité qui me fascine, c’est quand l’intuition se prétend métaphysique.

Rajoutons quelques remarques. Cette idée, cartésienne, d’essence, est difficile à appréhender. C’est, au XVIIe siècle, ce qui fait que la chose est ce qu’elle est et pas autre chose ; l’essence pouvant donc être considérée comme ce qui constitue la vérité de la chose. Et l’idée cartésienne, reprise par Spinoza, justifiant la « méthode », mais que je ne partage pas, est que notre entendement nous permet d’accéder à la vérité de la chose en soi.

Les idées vraies sont donc celles qui révèlent l’essence des choses, et la philosophie de l’époque, préparant les Lumières, semble déterminée dans ses fins par cette recherche du critérium de vérité, comme s’il était devenu urgent de sortir du dogmatisme religieux et des dictats de l’autorité de l’écriture traduite par les clercs autorisés. Et cette nouvelle conviction prit la forme d’une conception dualiste, c’est-à-dire simplificatrice du monde, d’un côté « l’étendu », de l’autre « le pensant » ; le matériel séparé de l’immatériel.

Et si je ne suis pas prêt à suivre le philosophe hollandais au bout de ses convictions, c’est sur cette idée que la fin de l’homme, et son eudaimonia,  pour le dire dans un langage qui fait écho à un autre univers philosophique,  serait dans la jouissance de la connaissance vraie[1], et de la quête de cette vérité.  Je défends personnellement ce parti-pris axiologique simple que vivre, c’est faire l’expérience de son être, et que bien vivre, c’est jouir de l’expérience de vivre, c’est-à-dire de connaître, y compris de manière sensible, en-deçà ou au-delà de la raison. Mais reprenons la chose comme s’il s’agissait de poser les premiers prolégomènes, épistémologiques, d’une prétendue théorie de la connaissance.

Exister c’est être ou se rendre connaissable. Etre, c’est simplement répondre à une nécessité ; Etre vivant, c’est faire l’expérience de cette nécessité ; Vivre, c’est être en puissance et en actes, donc pouvoir jouir en conscience ; Se réaliser, c’est jouir du simple plaisir d’être (leçon épicurienne), et du plaisir plus intellectuel de connaître (autre leçon, spinoziste). Le souverain bien est donc simplement de vivre, de le connaître et de se connaître, et partant, de connaître ce que Spinoza appelait la nature (« natura naturata »). Il y a alors une véritable jubilation à être ce que l’on est, et à le connaître. Pourquoi vouloir chercher dans l’existence une autre morale ?

De ce point de vue, si l’on cherche à définir l’univers, plus précisément ce que Spinoza appelait Dieu, ou « natura naturans », la nature naturante, ne doit-on pas considérer les principes de la pensée comme «  la morale » et les principes de l’étendue comme « la géométrie » ?

Spinoza est cartésien en ce sens qu’il fait confiance en la raison pour lui donner les clés de l’univers, et qu’il adopte sa méthode pour justifier une métaphysique qui n’est pas celle de son aîné : Présupposer son existence comme sujet pensant, mettre toute le reste en doute, et accepter au bout du compte ce qui semble le moins contestable, pour raisonner à partir de cela et  construire des systèmes de représentation confrontables à la réalité sensible. Pourquoi font-ils, l’un comme l’autre, confiance à l’entendement ? Peut-être par défaut, parce qu’aucune philosophie ni aucune science ne se construit si l’on n’admet pas que la raison soit opérante. Plus pertinemment, parce que le logos est le principe structurant du monde intelligible, et que l’entendement est lui-même structuré sur ce même modèle. Spinoza le dit en ces termes « l’entendement reflète l’ordre de la nature ».

 



[1]. Celle de Dieu.