Archives mensuelles : juin 2018

L’enfer est pavé de bonnes intentions

Puisque chacun s’autorise à gloser sur l’IA, contribuons à ce bavardage mondain, quitte à défendre quelques positions réactionnaires : l’Intelligence Artificielle va accomplir une troisième étape de la taylorisation de notre modèle de production, et je suis surpris que peu de gens interrogent au plan moral, cette révolution qui semble inéluctable. Car après que l’homme ait été transformé en machine, l’IA prétend transformer les machines en hommes, en leur donnant une intelligence, c’est-à-dire une conscience, donc une responsabilité, réalisant sans le concevoir ainsi, une nouvelle transvaluation. La modernité, c’est bien l’inversion de toutes les valeurs traditionnelles, cette façon de marcher « cul par-dessus tête » pour gagner un pognon de dingue (comme dit l’autre), et qui crée une rupture des modes de penser et d’être au monde, ce que les gens qui parlent bien nomment une nouvelle épistémologie.

Le Président Macron est l’homme du Marché, son incarnation et son héros, et c’est pourquoi il s’y entend à faire marcher ses marcheurs qui n’en demandent pas plus, et acceptent d’être réduits à des godillots qui frappent le sol en cadence ; comme d’autres des mains. Car le Marché nous faire marcher, et cul par-dessus tête, et après avoir transformé les hommes en machines s’apprête à transformer les machines en hommes ; juste retour des choses, et qui mérite qu’ici je me répète, car comme dit encore un autre, non pas Jupiter le grand, mais Napoléon le petit : La répétition est la plus forte des figures de rhétorique. Répéter d’abord, puis tenter d’expliquer pour justifier cette posture réac.

Frederick Winslow Taylor était probablement de bonne foi quand il développa à la toute fin du XIXe siècle ses théories sur le management scientifique des entreprises, mais l’enfer est pavé de bonnes intentions, et on ne prend pas toujours assez garde à la raison. Ce que Pascal dit dans un autre contexte vaut en fait pour tout, et précisément en l’occurrence : « Deux excès : exclure la raison, n’admettre que la raison ». On ne se méfie jamais assez des gens sérieux, je veux dire des experts et des idéologues. Taylor était un américain de son temps, un self-made-man intelligent à l’esprit industrieux. Il croyait au progrès et à la science, et voulait développer la création de richesses. Il a participé à un crime contre l’humanité en promouvant le travail servile et l’esclavage de masse moderne. Excusez pour l’outrance ! Il n’invente pas le travail à la chaîne qui existait déjà, notamment dans les abattoirs des grandes villes américaines, et précisément à Chicago à partir des années 70 de son siècle : il se contente de théoriser l’organisation du travail en produisant des études scientifiques (« Le salaire aux pièces », « La direction des ateliers »), qui le conduisent à échafauder une théorie cohérente de l’optimisation de la production, l’OST, comme Organisation Scientifique du Travail, qui va bouleverser le rapport de l’ouvrier à son travail. Ses concepts seront progressivement mis en pratique, d’abord outre Atlantique au début du XXe, puis partout en Occident. Je retiens de ses principes, une rationalisation extrême du travail par sa décomposition en tâches unitaires optimisées et une organisation verticale du management de la production, ce qui conduit à transformer l’ouvrier en machine ou en « servant » de la machine et à lui refuser tout investissement personnel. L’ouvrier servant est ainsi assigné à un poste où il se contente de faire des gestes que d’autres ont définis, à une cadence déterminée par l’organisation. Réduit à une fonction élémentaire, il perd ainsi la connaissance du produit fini, et le sens même de son travail ; sa contribution productive étant réduite à des gestes optimisés, répétés pendant des heures et des jours, sans le moindre apport intellectuel, et sans contact avec ce qu’il contribue à fabriquer. Interdit de penser, il est transformé en producteur sans intelligence, sans conscience ni humanité, en machine, ou en rouage de la machine. Mais cela permet, très objectivement, d’augmenter la production, mais aussi d’en diminuer le coût en la confiant à des ouvriers spécialisés, c’est-à-dire non qualifiés, et conséquemment mal rémunérés ; l’OS étant le plus petit échelon d’une hiérarchie qui s’établit alors ainsi : OS, OQ, OHQ. C’est tout bénéfice pour l’exploitant : plus de travail, mieux réalisé, par des ouvriers moins payés, et donc fragilisés, et aliénés à leur chaîne.

Et là où je parle de crime, la philosophe Simone Weil parle dans « Conditions premières d’un travail non servile » d’«attentat». Le texte est de 1932 : « Mais le pire attentat, celui qui mériterait peut-être d’être assimilé au crime contre l’Esprit, qui est sans pardon, s’il n’était probablement commis par des inconscients, c’est l’attentat contre l’attention des travailleurs. Il tue dans l’âme la faculté qui y constitue la racine même de toute vocation surnaturelle. La basse espèce d’attention exigée par le travail taylorisé n’est compatible avec aucune autre, parce qu’elle vide l’âme de tout ce qui n’est pas le souci de la vitesse. Ce genre de travail ne peut pas être transfiguré, il faut le supprimer ».

Il aurait fallu le supprimer : Ce système a perduré, même si un demi-siècle plus tard, Taiichi Ono, au Japon, chez Toyota, rééquilibrera les choses en développant le TPS (Toyota Production System), conçu comme alternatif (Toyotisme vs Taylorisme), et même si les concepts d’Assurance de la Qualité tenteront de répondre au problème majeur des systèmes de Taylor et de Ford : le défaut de qualité de produits fabriqués par des ouvriers sans conscience. Mais mon propos est ailleurs et mon bavardage pourrait trop m’en écarter.

Ce qui s’est passé pour ceux qu’on appelait au siècle dernier les cols bleus, s’est reproduit avec les cols blancs, constituant la deuxième phase d’un Taylorisme qui, sans quitter l’usine, est rentré dans les bureaux, réduisant les employés, les agents de maitrise, puis une partie toujours plus grande des cadres, en travailleurs effectuant des tâches automatisées sans utiliser leurs capacités intellectuelles. L’intelligence, dont les ouvriers étaient priés de se passer, devenait mêmement inutile à la maîtrise, car transférée aux cadres supérieurs dont le nombre était toujours plus réduit : les grands managers (qui ont vu leurs salaires culminer), les concepteurs de produits ou de concepts, les agents de R et D, les programmateurs. Et cette prouesse a été rendue possible par le développement des systèmes experts, des processus documentés, des cadres organisationnels structurés, des concepts de management de la qualité. Dans un grand groupe où je travaillais à la fin du siècle passé, on parlait parfois de la dictature du protocole, ou de celle des processus. Le résultat a été la perte de sens du travail pour nombre de cadres dans les grands groupes, et l’augmentation des cadences, permettant encore des gains de productivité, mais conduisant au burn-out et à certaines situations extrêmes que l’on s’empresse aujourd’hui d’essayer de corriger en nommant des « chief happiness officers » dont la tâche n’est pas de redonner du sens, mais de distraire les cadres pour échapper au vertige d’une certaine vacuité. Il s’agit d’un « effort de distraction », disons de nature Pascalien, tel qu’on l’entendait au XVIIe, une esquive, une diversion, une façon de ne pas voir le problème pour ne pas le traiter, car qui voudrait remettre en cause le Système ?

L’accomplissement de cette seconde phase, de taylorisation du travail de bureau, qui consiste à retirer aux cadres toute mission d’analyse et toute capacité à décider, pour s’en tenir aux procédures, à des méthodes que l’on suit comme les mauvais cuisiniers les recettes, aux outils paramétrés d’analyse sensés objectiver la réalité, et qui, en fait, la codifie, la valorise, la réifie, aux logiciels et à tous ces outils d’aide à la décision dont la programmation n’est jamais interrogée sous l’angle de leur axiologie, est très visible dans l’administration, les grands groupes, les assurances, la banque, etc. Et tout pousse dans le sens de cette taylorisation que l’on peut résumer, sans doute de manière un peu simpliste, à ce mot d’ordre managérial, auquel les PME échappent encore : « décerveler et déresponsabiliser, en s’en tenant à la procédure ». Et qui conduit à la surexploitation des individus, à leur précarisation, à l’appauvrissement de leurs fonctions, à la ruine de leur métier. Et tout pousse au crime : la pression du Marché et de l’Administration, (et aussi par le biais de l’augmentation de la pression fiscale) qui pousse à faire toujours plus de gains de productivité, la mondialisation, nos modèles économiques et politiques de plus en plus normés, conformistes, administratifs, « totalisant », pour reprendre ce terme d’Edgar Morin.

Et l’IA va permettre d’engager cette troisième phase de la déshumanisation du monde du travail. Aujourd’hui, le management est, pour l’essentiel, censé collecter des données – ce que l’on appelle faire de la gestion – et en nourrir les systèmes et les automates qui décident pour eux. Ils ne sont déjà plus, pour les uns, que des interfaces humaines non agissantes ; des « figures » démagogiques au sens premier du terme, entre des consommateurs de produits ou de droits et un système marchant ou institutionnel ; des interfaces n’assurant que des fonctions « affectives », humanisantes, et qui ne tiennent que du discours. Pour les autres, des chefs d’équipes, dont le rôle de mise en tension, est là-aussi démagogique. Pour les mieux lotis, ils sont encore en capacité d’agir en rédigeant les procédures, concevant les cadres méthodologiques, planifiant les stratégies, concevant les automates, et en programmant les logiciels ; mais pour combien de temps encore ?

Car l’IA va s’attaquer à ce noyau dur de l’encadrement de haut niveau, le robot devenant capable de concevoir seul d’autres robots, et de concevoir, sans aide, voire sans ordre, d’autres applications. Comme pour les ouvriers depuis un demi-siècle, les cadres risquent de connaitre le chômage de masse et la paupérisation, le jour où les machines seront devenues des hommes, ou quasi.

Mais je ne veux pas terminer sur une note trop pessimiste. On ne peut en effet réduire notre devenir, ni au développement d’une véritable IA implémentée sur des robots plus ou moins humanoïdes ni à une inévitable bureaucratisation généralisée du monde. Sur le plan professionnel, on voit bien que le retour de l’artisanat et le développement de l’auto entrepreneuriat ouvrent une autre voie, empruntée aussi par une multitude de TPE et de PME qui se créent, et, sur le plan politique, des aspirations démocratiques, notamment participatives, contestent aujourd’hui le pouvoir d’une bureaucratie toujours plus présente et toujours plus liberticide. Il n’y a pas de malédiction et je veux croire, contre toutes les évidences, à la jeunesse et à son pouvoir d’invention, de disruption.

Quelques milliards de chinois

La seule question politique qui vaille est la question démocratique, c’est-à-dire celle de nos libertés. Hannah Arndt le dit en ces termes : « La plus ancienne de toutes les causes, celle, en réalité, qui depuis les débuts de notre histoire détermine l’existence même de la politique : la cause de la liberté face à la tyrannie. »

Non pas la question des libertés publiques, mais bien celle des libertés individuelles. Et si je dois parler moins, moins m’activer demain – de toute façon, à quoi ça sert ? –  je veux n’être plus que cela, ne plus exister dans le champ social, si ce n’est comme défenseur de ces libertés ; n’être donc plus qu’une voix, un murmure, quitte à tout céder à cela : mon confort, ma sécurité.

Que m’importe ma petite vie si l’on me vole ma liberté. Dutronc le chantait jadis avec les mots de Lanzmann : Sept cent millions de Chinois, et moi, et moi ; avec ma vie, mon petit chez-moi, mon mal de tête, mon point au foie ; j’y pense et puis j’oublie ; c’est la vie, c’est la vie…

Et bien non ! justement, j’y pense, ça ne passe pas. Je n’oublie, ni ne me laisse distraire, ni ne pense que « c’est la vie ». Et le nombre des Chinois ne cesse de croitre.

 

Le désir démocratique s’éteint, là où il exista, et l’évolution autoritaire des gouvernements nous éloigne chaque jour un peu plus de la démocratie, ici comme ailleurs. La perte de culture politique des masses, la prise de pouvoir de l’administration, la généralisation de la vidéosurveillance, l’Intelligence Artificielle, annoncent la fin de l’humain, sa régression, et la transformation irréversible des hommes en animaux de rente, en petits Chinois. Orwell l’avait imaginé, le pouvoir chinois l’a fait, transformant 1,4 milliard d’hommes « en suspects sous surveillance permanente » – je fais ici référence, en m’inspirant de son titre, à un article de Frédéric Schaeffer, correspondant de presse à Pékin ; article, dont la lecture m’a déprimé au point de douter même de mon envie de continuer à vivre longtemps, complice d’un système que je vomis.

 

Le gouvernement chinois déploie sur son territoire un réseau impressionnant de caméras de vidéosurveillance, afin que tous ses administrés puissent être observés dès qu’ils quittent leur domicile. Les foules peuvent ainsi être « scannées » à leur insu par un logiciel de reconnaissance faciale (système skynet) qui permet par exemple, comme dans un cas présenté dans l’article, d’extraire un visage d’un groupe de 60 000 personnes. Autre cas cité : « l’hiver dernier, un journaliste de la BBC a mis au défi la police de la ville de Guiyang de le retrouver à partir d’une photo qu’il leur avait confiée. Sept minutes auront suffi aux caméras de la ville pour le localiser et envoyer les forces de l’ordre à ses trousses ». Un autre exemple est évoqué, l’utilisation par la police de lunettes à reconnaissance faciale, dotées d’une petite caméra et d’un soft associé qui permet d’identifier tous les visages, et de mettre en temps réel, dans le champ visuel du policier, la fiche signalétique de l’individu. Et j’ai fait le rapprochement avec une application de mon téléphone qui me permet de scanner mon propre visage afin qu’il soit reconnu par mon téléphone, avec le risque que ce scan soit aspiré par l’opérateur. À l’heure où j’écris ces lignes, nos députés légifèrent sur l’interdiction des téléphones portables dans les collèges. Ils seraient mieux avisés d’interdire ces technologies, et de pointer comme criminels, leurs promoteurs. Faut-il rappeler qu’un criminel est l’auteur d’un crime qui, en droit français, est plus qu’un délit ou qu’une contravention, mais n’implique pas qu’il y ait mort d’homme – Infraction grave, que les lois punissent d’une peine afflictive ou infamante ?

Surveillance de masse, suspicion systématique, profilage des individus par des algorithmes savants capables d’analyser les comportements et d’identifier très tôt toute originalité ou marginalité, toute déviance sociale ou politique, absence d’état de droit – des individus sont arrêtés par la police, torturés, puis relâchés, sans respect du moindre habeas corpus (ne parlons pas d’habeas data) – préfigurant en Chine, territoire d’expérimentation du totalitarisme moderne, ce qui nous attend partout sur le globe. Une modernité immorale, fatale, et à laquelle nous serions bien inspirés de substituer une autre modernité en devenir. Le journalisme cite encore trois faits, dont l’un pourrait faire sourire. « Dans les toilettes publiques de la gare de Harbin (au nord de la Chine), la reconnaissance faciale lutte contre l’usage intensif du papier » – mais on comprend mal, s’agissant de reconnaissance faciale, quelle face du sinoquidam est scannée ; la mise en place du « crédit social », sorte de permis à points qui permet de distribuer des notes en fonction des comportements plus ou moins vertueux des individus ; ce classement permettant d’accorder des crédits à la consommation. Alibaba qui développe un tel système, accorde des prêts pour consommer sur son site, à partir de 600 points. À partir de 650 points, on peut louer une voiture ou une chambre d’hôtel sans caution. Autre point d’inquiétude : dans certaines régions, la police multiplie les arrestations arbitraires pour scanner les visages des personnes retenues et enrichir sa base ; l’idée étant qu’à terme, tous les Chinois soient fichés, et qu’il soit possible de savoir en permanence où chacun se trouve et ce qu’il fait, et avec qui.

Qu’en penser ? Que la Chine est un immense pays totalitaire avec un système politique très proche du fascisme, populisme en moins. Et que collaborer avec un tel état, participer de près ou de loin à son enrichissement ou lui permettre de mettre un pied sur le continent européen ou de prendre des positions ici, est tout aussi criminel, à tout le moins irresponsable. Un président de la République, par exemple français, qui accepterait de serrer la main d’un officiel chinois, salirait, du fait de sa fonction, toute la communauté nationale, avilirait toute idée de politique ; la realpolitik ayant ses limites. Mais nous n’avons rien à attendre des gouvernements. Il faudra donc, à un moment ou à un autre, que les citoyens s’organisent pour refuser l’usage public des systèmes de reconnaissance faciale, qui constituent un viol caractérisé des individus ; car, qui y a-t-il de plus intime que le visage.