Archives mensuelles : février 2023

La question des retraites

Faute de connaître, au fond, les termes de ce débat sur les retraites, j’en reste à regretter que ce ne soit pas l’occasion de se questionner sur le travail, sa valeur, sa très forte centralité dans le système social occidental. De ce point de vue, on peut d’ailleurs relire l’excellent essai de Dominique Méda sur le travail (peut-être un peu daté). Mais sans doute faudrait-il alors, comme chaque fois que l’on prétend philosopher, passer par la case « épistémologie » pour interroger le sens de ces concepts. Au moins pour distinguer l’activité, le travail, l’emploi.

Parce que nous sommes des homo habilis, le travail est notre essence – je pense qu’Hannah Arendt ne disait pas autre chose dans « Condition de l’homme moderne », quand elle parlait de « vita activa ». Il consiste à produire des richesses ; non pas à se créer des revenus, ça, c’est le rôle de l’emploi, comme c’est celui de la rente ou des allocations. Le travail permet donc de produire des œuvres, et l’image symbolique de la femme qui accouche et dont le « travail » se fait dans la douleur et la joie, est très forte. Quelle plus belle œuvre qu’un enfant ? un livre, dit-on !

Le travail est l’essence de l’homme et sa survie en a longtemps dépendu. Il lui a permis d’améliorer son quotidien et son futur en aménagent et humanisant un environnement qui n’était pas fait pour lui – quoi qu’en pensent les chrétiens ; mais surtout parce que travailler est l’une des réponses à son désir – de jouir, et pas seulement du confort – et de sa peur des aléas de sa vie : s’aménager un refuge, semer un espace déboisé, puis récolter et conserver du grain, dans l’espoir de ne pas mourir de faim…

L’humain a donc toujours travaillé et son premier travail a été de cueillette et de chasse, et, très vite, la fabrication d’outils et d’armes pour améliorer sa productivité. Et le progrès est né du déploiement dans le temps d’une force et d’une habileté collective pour produire en abondance des biens que l’on pouvait dès lors échanger. Il travaille encore, quotidiennement, qu’il soit employé ou pas, considéré comme actif ou chômeur, rentier ou retraité. Et l’un de mes plaisirs, car travailler peut être plaisant, est de m’occuper de mon jardin. Mais il y a aussi cette association de quartier qui me donne tant de travail, mais comment s’en plaindre quand on l’a choisi ?

Le travail est de nature anthropologique ; l’emploi est une invention sociale qui a progressivement remplacé l’esclavage, humanisé l’esclavage, sans en changer vraiment la nature. Car l’emploi, c’est autre chose, une activité qui est aussi une forme de travail, mais pas toujours, car il s’agit moins de créer de la richesse que de générer des revenus pour celui qui vend son temps, sa force, ses talents, son expertise, et pour celui qui en tire de la plus-value. Mais il y a aussi des emplois qui sont sans véritable travail, sans aucune création de richesse, mais qui permettent d’obtenir ce que l’emploi offre dans nos sociétés : un revenu, un statut, un travail parfois réduit à une occupation. Et c’est pour cela que l’emploi est à ce point central dans nos sociétés matricées par le Marché, le capitalisme si l’on veut ; en fait, aujourd’hui, l’attelage funeste du Marché et de la Bureaucratie. Le Marché a eu longtemps besoin de producteurs (mal payés) et de consommateurs (mal servis), pour faire de l’argent : faire consommer aux gens ce qu’ils ont produit en confisquant l’essentiel de la plus-value pour rémunérer le capital, mais aussi l’organisation de la production et de la vente. Le Marché a donc eu besoin de nombreux salariés, ces prolétaires assez bien payés pour survivre, mais pas plus – ce qu’Adam Smith avait bien compris. Voir ce qu’il écrit dans « Recherche sur la Nature et les Causes de la Richesse des nations » : « Il faut toujours qu’un homme vive de son travail, et son salaire doit être au moins suffisant pour lui permettre de subsister. Il doit même, dans la plupart des cas, être un peu plus que suffisant ; autrement le travailleur ne pourrait élever une famille, et la race de ces ouvriers ne pourrait pas se maintenir au-delà de la première génération ».  Mais il faut aussi qu’il soit assez riche pour consommer ce qu’il produit. Ce que Ford avait aussi compris. Aujourd’hui, c’est un peu différent, la machine ayant remplacé l’ouvrier et l’IA prenant progressivement la place des employés et des cadres, le Marché n’a plus besoin que de consommateurs solvables, d’autant plus qu’il s’est orienté sur une consommation de masse. Reste donc au Marché et à l’État à soutenir absolument la consommation – quitte à réduire, en la trahissant, la politique à l’économie –, donc à préserver des sociétés d’individus dociles, à qui l’on doit assurer des revenus pour consommer et garantir la rentabilité du capital, et proposer des emplois pour préserver la paix sociale et éviter que les consommateurs deviennent des citoyens en s’engageant en politique – ce que l’État ne souhaite absolument pas, et qu’il réussit assez bien : voir les taux d’abstention aux élections. Il faut aussi leur assurer des statuts hiérarchisés permettant de ne pas désespérer les gens, et de leur faire croire que, grâce à leur travail, ils pourront changer de classe. Et pour ne pas totalement les frustrer et les porter à la violence, il faut que ces emplois, même exempts de création de richesse, aient un sens, quitte à boursoufler un discours de propagande, jouer une partition fausse sur de prétendues valeurs, pour donner du sens à ce qui n’en pas. Et même si ces emplois sont totalement improductifs, sclérosent la société, détruisent les libertés individuelles et nous font tourner le dos à ce qu’il conviendrait de nommer « progrès ». Il faut aussi, évidemment, que ces emplois offrent un statut qui permet à certains de capter des revenus sans réelles relations avec leur contribution au bien commun ou au progrès – une prétendue expertise acquise dans une institution d’élite, ayant plus de valeur que le travail fourni ou la richesse crée.

On aurait donc pu imaginer que la question des revenus des retraités soit réglée autrement, par une garantie de revenus permettant, non pas aux uns de travailler et aux autres non, mais aux uns d’avoir un emploi leur permettant de gagner plus, et aux autres de ne pas en avoir, mais de travailler selon leur goût : cultiver son jardin, écrire des livres, créer des œuvres d’art, s’occuper d’une association, créer une entreprise, faire de la politique. Et pour d’autres encore, avoir des activités qui ne soient pas vraiment du travail : jouir de la vie, s’occuper de soi, de ses parents, de ses amis, de sa communauté, prendre le temps de la contemplation ou de la réflexion.

Terminons par des banalités dans un esprit marxien : le travail libère, car il nous permet d’exister dans nos œuvres et de nous faire reconnaître par elles, et souvent de jouir de notre travail. Tout emploi, nous ramenant au statut d’employé – nous transformant en moyen pour des fins qui nous échappent –, est liberticide. Personnellement, j’ai travaillé toute ma vie et le ferai tant que j’en aurais la force. J’aurais rêvé pouvoir vivre dignement, sans jamais occuper le moindre emploi. Ma modeste extraction ne me l’a pas permis.