25 Janvier 2022 – De Cioran à Houellebecq

Une certaine critique l’attendait comme au coin du bois, arme au pied. Avec « anéantir », il en est à nouveau sorti et s’est pris quelques méchants coups de fusil. Ce fut vite expédié et bien fait. Mais comment cela aurait-il pu en être autrement ? Les intellectuels médiateurs, qu’ils communient dans un audiovisuel public acquis à un gauchisme bienpensant de plus en plus poreux aux thèses woke, ou qu’ils officient sur les chaines de propagande des oligarques dont Emanuel Macron est le champion, ne l’aiment pas – ils ont leurs bonnes raisons ; et la première est que Houellebecq, depuis au moins dix ans (« Soumission »), est devenu un auteur très populaire et de plus en plus en phase avec une société liquéfiée par le Système, mais qui se cabre encore, et dont une forte minorité rejette les pseudo valeurs bourgeoises et fait la courte échelle à Zemmour – trop courte au dire des sondeurs. L’establishment ne lui pardonne pas son audience « populaire », le sous-entend populiste et n’aime pas sa façon de sortir des clous, en fait de refuser de s’y tenir ; et les intellos, pour l’essentiel fonctionnarisés et solidaires d’une prétendue élite ghettoïsée dans les plus beaux quartiers parisiens, méprisent le populaire et craignent ceux qui échappent aux catégorisations rapides ou cassent les codes, ceux sur qui ils ont peu de prises, et tout ce qui, d’une certaine manière, leur échappe.

Passe encore qu’il soit connu et largement traduit et lu depuis plus de vingt ans (« Les Particules élémentaires »), passe encore qu’il prenne position à tout bout de champ (médiatique) et sur l’écologie et sur le féminisme et sur tout ce qui nous touche, mais le primé Goncourt 2010, dont l’œuvre s’approfondit et se radicalise, semble aujourd’hui échapper à toute mesure, dépassant le cadre étroit de la littérature pour devenir un « phénomène ». En effet, semblant se disperser – littérature, cinéma, musique –, il est surtout porteur d’un message politique inclassable (et surtout pas à gauche), non partisan, et, au premier sens du terme, réactionnaire, donc révolutionnaire si l’on veut bien considérer que ces deux mots peuvent s’appliquer au refus des choses-comme-elles-sont, au rejet d’un système bureaucratique ingérable et failli. Et justement, ce dernier roman qui se passe en 2027, pendant une élection présidentielle, est déjà un violent pamphlet politique contre Macron, ce « président réélu en 2022 qui avait délaissé les fantasmes de start-up nation qui avaient fait sa première élection, mais n’avaient objectivement conduit qu’à produire quelques emplois précaires et sous-payés, à la limite de l’esclavagisme, au sein de multinationales incontrôlables ». Houellebecq croit donc pouvoir tout se permettre, entrer à sa manière en politique en prêtant au Macron de 2027, l’idée de préparer pour 2032 sa prise de pouvoir et la fin de la démocratie. Il y a du Coluche dans la démarche et certains ne pourront lui pardonner cette façon de dénoncer le système médiatico-politique et de prendre prétexte du roman pour troubler les jeux politiques.

Houellebecq est donc clivant – et pas seulement politiquement. Il ne peut susciter que de l’amour ou de la haine – deux sentiments au-delà de la raison, donc de la critique –, sans que ces sentiments aient d’ailleurs quelque chose à voir avec les qualités littéraires de son œuvre, et de ce point de vue, c’est peut-être plutôt à Céline qu’il conviendrait de le comparer. Et s’il agace, c’est aussi qu’il est trop people, mais aussi trop marketé. Car tout nouveau roman de sa main se vend, dès avant sa parution, comme le nouveau modèle, la nouvelle version attendue d’un produit grand public – disons comme un nouvel opus de J.K. Rowling par exemple. Alors, à quoi bon en faire la critique, si ce n’est pour l’égratigner et se désolidariser ainsi de ce phénomène ? Et ce n’est pas si difficile.

 

Car l’écriture de l’auteur est attaquable – ce qui n’est pas nouveau – et ce dernier ouvrage n’est pas sans défauts formels. On connaît le style de Houellebecq, un style qui n’est pas sans multiples références et peut sembler sans réelle originalité. Il est assez difficile à décrire, si ce n’est, de mon point de vue, en utilisant le terme « d’affranchi ». Car visiblement, pour reprendre cette formule d’Orwell, il ne se laisse pas « prendre au piège des morceaux de bravoure littéraire, des phrases creuses, des adjectifs décoratifs, de l’esbroufe pour tout dire ». Et s’il joue de son art, c’est sans jamais le pousser bien loin, chercher sérieusement l’effet, ou s’en faire une marque. Et on pourrait dire qu’il a trouvé son style, au-delà du style, par une forme de détachement accompli, comme d’autres cherchent et trouvent leur morale, « au-delà du bien et du mal » – j’y reviendrai. Mais cette écriture est efficace, assez minimaliste, sans beaucoup d’artifices ; mais avec toujours le sens du rythme, un rythme qu’il impose à son lecteur qu’il sait tenir. Et il parle une langue à la fois riche et simple, et a ce talent d’être un auteur de son temps tout en étant déjà classique. Car Houellebecq, n’en déplaise à ses détracteurs, n’est pas un moderne, encore moins un décadent, c’est un classique ; et s’il parle souvent de sexe et semble s’y complaire un peu, c’est qu’il s’inscrit dans une filiation naturaliste – un naturalisme urbain : je pense précisément à Zola (qu’on relise « Nana » ou « La terre »). Mais c’est aussi qu’il n’y a rien chez lui de bourgeois, de politiquement correct, et qu’il est travaillé par des questionnements existentiels dont la sexualité constitue, si ce n’est le centre, l’axiologie. Et je vais y revenir, mais pas avant d’en avoir terminé avec le style.

Son roman qui fait l’actualité n’est donc pas, j’en conviens, sans défaut ; mais on ne mesure pas la qualité d’une œuvre d’art à son absence de défaut ou de réalisme. Qui s’intéresse aux arts plastiques ou à la peinture le sait bien : torsion des formes, étirement des perspectives, figuration impressionniste des scènes. Alors qu’importe que l’auteur embarque son lecteur dans une histoire politico policière peu vraisemblable et qu’il ne mènera pas à son terme – comme si la maladie, l’imminence de la mort du héros mettaient un terme prématuré à l’enquête, voire au livre, abandonnant le lecteur dans une forme de tension érotique dont l’auteur se désintéresse alors. Pourtant, pour bien connaître Conan Doyle qu’il cite, Houellebecq sait tramer un récit, créer un suspens, conclure une intrigue. Mais ce qui semble l’intéresser ici est bien de poser la question du mal, non pas du mal comme valeur (ou contrevaleur), ou du mal absolu, comme Harendt a pu le définir – il ne l’évoque pas, ce n’est pas son propos –, mais sous la forme de l’existence du Démon, d’un archange déchu à l’image de Samaël dans la tradition juive. Et le roman, globalement, l’intrigue policière qui est l’une de ses trames, ne sont ici que les cadres formels d’un nouvel essai, d’une réflexion authentiquement philosophique qui semble suspendue entre deux pôles, Pascal et Nietzche (auquel je reviens donc) : deux pôles, deux réponses « religieuses », celle du théologien catholique qui gardait cousu dans son habit le témoignage de son expérience mystique de novembre 1654 et celle de l’antéchrist qui déclare (dans son livre éponyme) abolir l’ère chrétienne « le 30 septembre 1888 du faux calendrier ». Le premier est largement cité dans « anéantir », le second, très peu – mais il semble bien planer partout sur ce texte. On sait l’importance que la philosophie de Schopenhauer a eue pour Nietzsche qui lui a d’ailleurs peu rendu hommage. On sait aussi que Houellebecq est un excellent connaisseur du premier – il s’en est déjà expliqué et lui a consacré un essai en 2017 –, et je vois bien qu’ici, sa démarche est proche de celui qui se prétendait « le premier psychologue » et dénonça de manière radicale la « moraline » chrétienne, et sur le plan politique la démocratie parlementaire. Je parle bien de Nietzsche. Insistons sur un autre point, si ce dernier était philologue de formation, s’il a développé une pensée politique plutôt négative, il savait aussi parler de psychologie et de sociologie ; et s’il avait été tant marqué par Schopenhauer, ce n’était pas par son œuvre de moraliste (les « parega et polipomena »), mais par sa métaphysique (« Le monde comme représentation et comme volonté »). Et si « anéantir » peut être considérée comme une réflexion philosophique consubstantielle de l’œuvre de Houellebecq et qui trouve ici un nouveau développement, il faut bien parler de métaphysique, d’où l’importance qu’il attache au désir et à la sexualité. Alors, qu’importe que les intrigues montrent parfois un peu de faiblesse, que leur crédibilité soit discutable, et surtout qu’un suspens laborieusement construit nous laisse sans dénouement – je parle de l’intrigue policière. Juger ce livre comme un simple roman, ou s’en tenir au style, serait passer à côté de l’essentiel. Mais c’est aussi tout le « problème » de la littérature, si cette incise m’est permise dans un texte déjà trop long. Tout écrit ne constitue pas une œuvre littéraire. Encore faut-il qu’il réponde d’une double ambition, quant au fond et à la forme. Et déclarer que c’est le style qui fait la littérature est à la fois juste et réducteur. Il y a des textes littéraires sans fond – je pense à la façon dont le Nouveau roman a pu se fourvoyer dans les années cinquante ; il y a des essais dont la forme est moins travaillée dans un souci esthétique que d’efficacité. Il y a aussi des œuvres philosophiques qui sont littéraires, et, à l’évidence, d’autres qui ne le sont pas.

Houellebecq est un immense écrivant, car, non seulement il bouscule les limites de la littérature, mais il est universel – il l’a toujours été. Que veux-je dire ? Si un jour des thésards des prochains siècles souhaitent comprendre notre époque, comme aujourd’hui certains cherchent désespérément à comprendre l’antiquité gréco-romaine, ils trouveront plus de matière dans son œuvre que dans celle de certains sociologues et préfèreront sans doute la lecture de Michel Houellebecq à celle de Marcel Gauchet. Qu’il note ici avec amertume l’évolution de nos sociétés « la tournure générale que les choses avaient prise, avec cette ambiance pseudo-ludique, mais en réalité d’une normativité quasi fasciste, qui avait peu à peu infecté les moindres recoins de la vie quotidienne », ou qu’il pointe les conditions ignobles que nos sociétés font à leur vieux (et le scandale des EHPAD), ou dans « Sérotonine » la question paysanne – en 2016, on dénombrait en France plus d’un suicide de paysans par jour (je ne trouve pas de chiffre plus récent) –, ou encore dans « Soumission » celle de l’islamisation de la société française, il est toujours universel (si l’on peut réduire l’universel à l’occidental).

Mais, avant de conclure, je veux revenir sur la dimension de philosophie morale de l’œuvre d’un écrivant qui, il y a quelques années, avait rédigé « un projet de nouvelle Constitution », projet libertaire que je n’ai pas « étudié ». Houellebecq oppose dans « anéantir » de Maistre (une référence zemmourienne) à Rousseau que Nietzsche détestait et traitait de « tarentule morale ». Oui, ce « divin rousseau » cher à Robespierre qui le nommait ainsi – Nietzche parle dans « Aurore » de « la pensée du fanatisme moral qu’un autre disciple de Rousseau se sentait et se proclamait destiné à réaliser, je veux dire Robespierre qui ambitionnait « de fonder sur la terre l’empire de la sagesse, de la justice et de la vertu »» – cher aussi à Mélanchon qui assume son culte à Robespierre et au « divin Rousseau ». On m’excusera peut-être d’emboiter ainsi les références. Houellebecq qui commet ici le crime de lèse-majesté, en interprétant de Maistre, de considérer la Révolution française comme un moment maléfique, de douter de sa nature, de sembler contester ce qu’elle a produit, la dimension démocratique du système bourgeois, et qui en rajoute en prédisant l’avènement prochain d’une nouvelle séquence mortifère, post démocratique, que l’un de ses personnages – Macron en l’occurrence – serait en train de préparer, quitte à miser sur l’élection d’un jeune candidat brillant du Rassemblement National – suivez mon regard –, sur l’échec de son mandat, pour qu’il puisse être alors possible de proposer une réforme constitutionnelle et de solder la Cinquième république et tous les espoirs populaires d’une hypothétique régénération de la démocratie.

Et si j’ai voulu insister ici sur la polymorphie des livres de Houellebecq : d’abord romanesque, toujours sociologique, nécessairement politique, réellement philosophique, c’est que je comprends qui si la question qualitative est posée au critique « littéraire », s’agissant d’essais philosophiques dont le projet est non seulement d’analyser, mais plus encore de défendre des thèses à contrecourant, ainsi que des positions « politiques » qui en découlent, le critique, nécessairement interpellé par les questions morales sous-jacentes, ne peut pas être plus objectif que je le suis dans cette chronique. Un dernier mot sur cette morale qui est tout le contraire d’une « moraline », pour dire que c’est une morale qui se construit « au-delà du bien et du mal », mais « entre le désir et la mort ».

 

Comment conclure cette critique d’« anéantir » –  le titre est en minuscule, comme si l’idée même d’anéantissement était anecdotique, s’agissant d’une chose aussi dérisoire que la vie d’un homme ou d’une civilisation ¬– si ce n’est en avouant que je reste un inconditionnel de Houellebecq ; et son dernier livre ne me fera pas changer d’avis, ni sur l’œuvre, essentielle en ces temps de décadence de l’Occident et de nihilisme bienpensant, ni sur l’homme dont j’apprécie la liberté d’esprit, l’extrême sensibilité aux détresses humaines, et cette lucidité coupante comme la lame d’une guillotine. J’ai cité, pour ouvrir cette chronique – sur laquelle plane l’esprit de Nietzsche (j’insiste et assume ce point quitte à être le seul à le faire) –, l’auteur de « De l’inconvénient d’être né », j’aurais pu partiellement citer Nicolas Gomes Davilla, et mettre en exergue l’un de ses aphorismes qui me semble faire précisément écho à la pensée de Houellebecq : « Les trois ennemis de l’homme sont : le démon, l’État et la technique ».

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