Le dogme de l’égalité

Confondre l’homme et l’humain, c’est substituer à la singularité la norme, et prendre le risque de tuer l’humain dans l’homme.

N’en déplaise aux bien-pensants de la social-démocratie, l’égalité n’est pas une valeur : c’est un dogme ; et sur ce dogme s’est construit une religion politique, au sens métaphysique du terme, une spiritualité qui se prétend, mais faussement, laïque, et qui a substitué à Dieu, l’humain, comme valeur morale suprême, et première. Stirner, commentant Feuerbach, le monte assez justement dans son livre (le seul qu’il écrivit), L’unique et sa propriété : « Quand la morale a vaincu, le changement de maître est consommé. [ …] Qu’est-ce que le divin ? L’humain ! Ainsi le prédicat n’a fait que se transformer en sujet ; au lieu de la proposition « Dieu est amour », on dit « l’amour est divin ». Au lieu de « Dieu s’est fait homme », on dit « l’homme s’est fait Dieu », etc. Il n’y a qu’une nouvelle religion ». L’égalité, non pas considérée comme un concept mathématique – 1 + 1 = 2 –, mais considéré comme principe moral, autre forme, mais pervertie, de la compréhension de l’amour christique, idée par ailleurs très chrétienne, n’est qu’une transposition immanente de la transcendance divine qui paradoxalement prend ici la forme de la sacralité de l’humain – forme dont on voit les limites, car, n’incluant pas dans son périmètre sanctifié, la bête ou l’arbre, ce n’est pas une sacralité de la vie.

En effet, le concept d’égalité des hommes (conçu historiquement comme égalité devant Dieu, pour Dieu, et en Dieu), et cette autre idée que la vie humaine serait sacrée sont, non seulement superposables, mais interchangeables ; et l’on pourrait écrire « égalité des hommes, c’est-à-dire communion dans le divin, donc sacralité de son avatar, l’humain ». Revisitant Spinoza, on pourrait écrire « Deus sive homo »[1], comme Feuerbach revisitant une formule d’Hobbes écrit « homo homini Deus est »[2].

Un esprit laïc, qui, dans une posture radicale, ne peut pas reconnaitre le sacral[3], mais affirme néanmoins « Tout est respectable, rien n’est sacré » – ce qui veut simplement dire qu’il n’y a aucune idée, aucune opinion, aucune croyance, aucun dogme qui ne soit accessible à la critique –, ne peut donc reconnaitre l’égalité. Car il y a une antinomie conceptuelle, spirituelle, entre laïcité et égalité. Et je refuse, personnellement, de considérer la chose, à la fois sous le registre du « tous se valent »,  et sous cet autre registre : nous sommes tous également insignifiant face au divin qui seul est capable de nous faire don d’une axiologie.

Affirmons-le autrement, quitte, poussant la radicalité toujours plus loin, à choquer : Notre société bourgeoise est néochrétienne ; et si Nietzsche pouvait déclarer que « le christianisme n’est qu’un platonisme pour le peuple »[4], on peut mêmement déclarer que « la social-démocratie politique n’est qu’un christianisme pour le peuple » ; rajoutons : adapté à un peuple hédoniste. C’est pourquoi ses valeurs, que je ne reconnais pas sont l’argent, le travail, et l’égalité.

Si, répondant à l’invitation injonctive nietzschéenne, il nous est possible d’imaginer une transvaluation de nos repères existentiels, une morale neuve, non religieuse, post bourgeoise donc humaniste, il faudra désacraliser l’argent, que Fromm considérait comme une idole « Les idoles d’aujourd’hui sont des objets, systématiquement cultivés, de concupiscence : l’argent, le pouvoir, le plaisir, la gloire, le boire et le manger »[5] ; dévaloriser le travail dont Vaneigem disait  qu’il a été « ce que l’homme a trouvé de mieux pour ne rien faire de sa vie »[6] ; renoncer à l’égalité dont Nietzsche parlait en ces termes : « Je ne veux pas que l’on me mêle à ces prêcheurs de l’égalité et que l’on me confonde avec eux. Car c’est ainsi que la justice me parle à moi : « les hommes ne sont pas égaux » 

Et il ne faut pas non plus qu’ils le deviennent ! Qu’en serait-il de mon amour du surhumain, si je tenais un autre langage ? »

Ce qui n’exclut, ni ne ruine, bien au contraire, car je défends ces positions avec une constance militante, le gout de l’effort comme vertu, l’égalité de droits comme clause essentielle du contrat social. Sur ce dernier point, celui de l’isonomie, si je défends avec tant de conviction l’égalité devant la loi, c’est bien que je suis intimement convaincu que les hommes ne sont pas naturellement tous doués des mêmes qualités et des même talents, ne sont donc pas égaux et ne peuvent ni ne doivent le devenir, car on ne saurait nier l’autorité de la nature, sauf à transformer l’homme en animal de rente, à tuer l’individu dans l’homme, et à renoncer à l’horizon surhumain.



[1]. Dans l’Ethique : « Deus sive natura – Dieu, c’est-à-dire la nature ».

[2]. L’homme est un dieu pour l’homme, reprenant le « Home homini lupus est » – L’homme est un loup pour l’homme.

[3]. C’est l’une des deux idées que je défends dans mon Essai sur la laïcité, sous-titré « De la tolérance religieuse à la négation du sacré ».

[4]. Dans «Par-delà bien et mal.

[5]. L’homme et son utopie (recueil de texte trouvés dans sa succession et publiés après sa mort).

[6]. Dans : Nous qui désirons sans fin.

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