Anachronisme moral

On peut regretter que le meurtre de George Floyd ne soit vu ici que comme un crime raciste alors que le problème est d’abord un problème, trop connu là-bas, de violence policière. Et ce problème est de plus en plus présent dans le monde, de plus en plus insupportable ; et il mine nos prétendues démocraties. Et comment ne pas voir que la question posée est celle de la violence de l’État ? En démocratie, le rôle des forces de l’ordre est d’être gardien des libertés et garant de la paix publique. La police, la gendarmerie doivent d’abord être, au côté des juges, au service des principes fondateurs de notre République, et non du pouvoir politique. Mais qui peut prétendre que des policiers aux ordres d’un Castaner seraient les « gardiens de nos libertés » ? Qui peut croire qu’au service du Président Macron, ils défendraient le peuple ? On se souvient de la formule de Weber qualifiant l’État de « monopole de la violence physique légitime ». Oui, sauf que la violence d’un État répressif ou liberticide n’est pas, a priori, légitime. Ce qui veut dire que ce n’est pas le statut étatique qui fait la légitimité, c’est la légitimité démocratique, le respect des valeurs, qui permet à l’État de se prévaloir de sa légalité. D’où le récurant débat entre légalité et légitimité. Emanuel Macron a été élu de manière légale. Sa légitimité est dérisoire ; il a trop menti.

 

Mais c’est bien la question raciale qui enflamme aujourd’hui les médias, ce qui en dit long sur l’état de consomption de notre pays et l’échec de nos politiques d’intégration. J’entends que certains proposent de déboulonner la statue de Colbert. En ayant rédigé le Code noir, Il aurait pris une grande responsabilité dans le développement de l’esclavage. Ça peut se défendre. Faut-il cesser d’honorer dans l’espace public (statues, noms de lieux, plaques commémoratives) nos grands ancêtres s’ils ont commis ce que, de notre point de vue d’homme occidental du XXIe siècle, on considère comme un crime contre l’humanité ? Faut-il, assumant anachronisme, les juger pour avoir participé au développement d’une idéologie qui a justifié les pires crimes ? C’est un vrai sujet, et je ne sais que répondre. Ce que je sais, par contre, c’est que si ce choix est fait, il faudra alors aller proprement au bout de sa logique : former une commission juridique pour lister ces crimes contre l’humanité (esclavage, génocides, crimes de guerre, intolérance religieuse et appel à la guerre de religion…), lister l’ensemble des suspects (s’agissant de la traite des êtres humains : Montesquieu – relire ce qu’il dit dans l’esprit des lois sur les noirs –, Richelieu – pour l’insistance de ses demandes auprès de Lois XIII pour que soit autorisé l’esclavage –, Colbert, Napoléon qui a rétabli l’esclavage aboli pendant la Révolution. Mais, il faut aussi condamner tous ceux qui interdisant aux réformés l’exercice de leur culte les ont poussés vers la mort ou l’exil, et en premier lieu Louis XIV, car il révoqua l’Édit de Nantes et permit les dragonnades. Sa statue sera donc déboulonnée de la place Bellecour à Lyon. Il va donc y avoir beaucoup de ménage à faire. Et puis les promoteurs révolutionnaires qui massacrèrent les Vendéens, des villages entiers, hommes, femmes, enfants, animaux, qui, réveillés dans leur sommeil, furent passés par le fil de l’épée. Oui, ils ont raison : créons une commission ad hoc avec des magistrats et des historiens ; dressons les listes de suspects qui ne seront pas seulement français, après tout nous avons su juger le génocide arménien – je pense à Georges Washington qui fut le plus grand esclavagiste de son temps, brulons ces petits billets verts à son effigie qui circulent partout ; instruisons des procès ; mais que la patrie des droits de l’homme honore la justice en prévoyant un ministère public, un avocat de la défense, des audiences retransmises à la télé. Et puis condamnons, s’il le faut, déboulonnons, rebaptisons, ouvrons les caveaux des Invalides, exhumons les corps qui dorment au Panthéon, détruisons les monuments à la gloire des criminels, l’arc de Triomphe, le château de Versailles. C’est bien. Que la France montre au monde l’exemple moral qu’il attend et se hisse ainsi au niveau de ses devoirs éternels, et que chacun levant les yeux vers la France puisse dire : ça y est, elle est redevenue ce qu’elle était, cette grande nation dont le destin a toujours été d’être le phare de l’humanité et le temple de la vertu.

 

Le marché a commencé le travail en contextualisant certains œuvres avant de les diffuser. C’est vrai que les Français sont, pour l’essentiel, incultes, et qu’on ne peut continuer à leur laisser l’accès aux œuvres sans leur expliquer ce qu’ils doivent en penser, ce qu’ils doivent aimer ou détester, leur montrer où ils doivent rire et pleurer. En d’autres termes, ce qui est politiquement correct et ce qui ne l’est pas. Et ce qui me frappe, c’est que l’administration n’aura même pas besoin de le faire, le Marché, qui a aussi lu Orwell et Huxley, va s’en charger. On en sait plus de l’Administration et du Marché qui mène l’attelage fatal qui nous emmène gentiment en enfer.

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