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A quoi bon philosopher ?

Je ne suis pas un philosophe et ne souhaite pas faire de la philosophie, ni ici ni ailleurs. Si, être philosophe, c’est être capable de penser sa vie et de la vivre sans concessions, alors j’en suis encore très loin, m’étant trop souvent prostitué, soit par raison, soit par faiblesse, soit par devoir. Et je ne souhaite pas faire de la philosophie comme d’autres font de la cuisine ou de la gymnastique, car c’est ici stérile. Et s’il y a vanité à croire, en religieux, il y a aussi une grande stérilité dans l’incroyance du philosophe. Car, s’il faut souvent déconstruire pour se libérer des préjugés et des fausses vérités, échapper aux évidences trompeuses, à la moraline médiatique, il faut bien aussi reconstruire, au moins pour avoir un toit où abriter son âme malmenée, sa précaire existence, mais sans s’illusionner sur la pérennité des choses ou l’objectivité des valeurs. Si rien ne peut durer, si rien ne sert vraiment à rien, il est vital de l’oublier et, non pas de vivre comme si on devait mourir demain, proposition aussi sotte que séduisante, mais comme si nous ne devions jamais mourir, comme si nous pouvions abolir le temps, n’en plus sentir le poids. En fait, la vie n’est supportable que lorsqu’on l’oublie, je veux dire qu’on s’oublie, que l’on cède à l’ivresse. C’était d’ailleurs la proposition de Baudelaire : « Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve ». L’écriture est une ivresse, consolante – je viens de consacrer plusieurs mois à l’écriture de deux livres à paraître incessamment, mais l’écriture m’est devenue aussi insupportable qu’un verre d’alcool après une nuit de beuverie. Mais je sais que ça reviendra, même si écrire ne sert à rien. Je pourrais d’ailleurs le dire comme Pessoa « Tout cela ne me sert à rien, car rien ne me sert à rien. Mais je me sens soulagé en écrivant, comme un malade qui soudain respire mieux, sans que sa maladie ait cessé pour autant ». Oui, malgré les gueules de bois qui calment un temps, court, on replonge. L’écriture est une drogue, la philosophie peut l’être aussi ; les jeunes ont d’autres ressources. Point de philosophie alors ?

Sauf que ses outils restent indépassables pour penser le monde, et se penser au monde, car les pensées renaissent toujours, comme un mauvais grain. Restons donc attachés à la philosophie comme méthode, mais pas comme sagesse, car, à défaut de mépriser la sagesse – et comment revendiquer son humanité sans mépriser une sagesse qui n’a jamais été le propre de l’homme –, je ne crois pas à ses vertus. Les seules vertus dans la vie sont celles qui aident à vivre paisiblement : accepter sa médiocrité, la laideur du monde, la promiscuité, l’absence de liberté, 1984 comme avenir inéluctable.

C’est Stephan Zweig qui avait raison. Il écrivait en 1925, ou peut-être fin 24 – il vit alors encore en Autriche, mais voyage beaucoup –, un court texte où il déplore l’uniformisation du monde, la disparition de toute individualité, l’égalitarisme, le conformiste, la mode. Il y dénonce, quelques décennies avant Bernanos, entre autres, « la mécanisation de l’existence, la prépondérance de la technique, comme étant le phénomène le plus important de notre époque ».  Et il conclut son texte par ce constat désespéré que je prends pour moi : « Le dernier recours ; il ne nous en reste qu’un seul, puisque nous considérons la lutte vaine : la fuite, la fuite en nous-même. On ne peut pas sauver l’individu dans le monde, on ne peut que défendre l’individu en soi. La plus haute réalisation de l’homme spirituel reste la liberté, la liberté par rapport à autrui, aux opinions, aux choses, la liberté pour soi-même. Et c’est notre tâche : devenir toujours plus libre, à mesure que les autres s’assujettissent volontairement ». Et il rajoute « Séparons-nous à l’intérieur, mais pas à l’extérieur : portons les mêmes vêtements, adoptons tout le confort de la technologie, et ne nous consumons pas dans une distanciation méprisante, dans une résistance stupide et impuissante au monde. Vivons tranquillement, mais librement, intégrons-nous silencieusement et discrètement dans le mécanisme extérieur de la société, mais vivons en suivant notre seule inclinaison, celle qui nous est la plus personnelle, gardons notre propre rythme de vie ».

Je pense qu’il a raison, l’homme est en train de disparaître au profit d’une humanité d’animaux de rente, je veux dire d’animaux qui se conforment aux exigences du Marché et s’en accommodent. La liberté n’intéresse personne, chacun l’ayant, de longue date, abandonnée pour une sécurité servile. Et on ne pourra sauver les gens, seulement essayer de préserver dans son âme l’idée d’homme, l’idée de ce qui fut ou qui aurait pu être. Je pense qu’il a raison, on ne peut lutter contre le Système, s’engager est stérile, voter ne sert à rien, et chacun sait que notre prochain monarque sera un produit du système, produit par le système pour servir le système, et cautionné par la masse formatée par les médias. Mais de là à vivre tranquillement, bourgeoisement, discrètement en se protégeant de la fureur du monde ! Zweig se suicidera en 1942. J’ai choisi une autre voie, celle de la « résistance stupide et impuissante au monde », celle de ne pas consentir au viol, même si je ne peux l’éviter et ai chaque jour plus de mal à m’assoir. Qu’on ne me demande pas de tendre l’autre joue, ou pire encore.

Chique, bientôt les présidentielles

Écoutant la radio, regardant les écrans médiatiques, j’entends et je vois que la France est déjà entrée en campagne présidentielle. La politique va donc nous aspirer et j’aurai bien du mal à me préserver de cette effervescence des organes de presse qui va aller croissante, jusqu’à l’orgasme final, prévu en 2022. Et puis les choses retomberont. Plus c’est long, plus c’est bon ; est-ce si sûr ?

Est-ce bien si sûr ? Sera-ce l’occasion de débattre des questions de fond ? Évidemment non. Car la presse est complice et s’ingéniera à parler de tout sans jamais organiser de vrais débats sur les vrais sujets, avec de vrais contradicteurs. Et toute question qu’elle posera à ses invités sera viciée de ces présupposés implicites : sachant qu’étant acquis que les hommes ont tous les droits sur la nature, étant admis que les grandes démocraties ont su raffiner leur système politique au mieux, étant incontestable qu’en occident les gens sont libres et que notre système est indépassable, pensez-vous que … À croire que Francis Fukuyama les a tous convaincus. Tout est bien dans le meilleur des mondes, si ce n’est un certain réchauffement climatique, et le choix qu’il nous appartient de faire entre une personne qui ne fera pas grand-chose si elle est élue, et une autre, qui n’en fera pas plus.

Les médias sont rompus à cet art de la collaboration, aux ordres du Marché qui nous gouverne en s’appuyant sur la haute administration, cet état profond que peu osent nommer, et dont Emmanuel Macron n’est qu’un produit, avant d’en être aujourd’hui un mandataire brillant. Le Marché a choisi son candidat, reste à la presse à le faire élire, bientôt réélire. D’abord organiser un duel entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron et puis expliquer aux Français qu’ils ont deux devoirs : celui, civique, de voter et celui, moral, de ne pas donner leur voix au Front National.

Dressage des consommateurs par le Marché, formatage insidieux des électeurs par les médias, dictature du politiquement correct, moraline des intellectuels fonctionnarisés, paresse du peuple, peur de l’inconnu, goût du confort, apprentissage millénaire de la servitude. L’homme est un animal de rente. On dit que « l’homme est un loup pour l’homme ». Je le vois plutôt, en référence à la fable, comme un chien qui cherche son maître et dont le fantasme est de dormir au soleil, au pied de sa niche, gardant sa gamelle comme le plus grand des trésors. Les prétendants à la présidence ne nous parleront que de ça, nos gamelles ; jamais de ce collier qui nous étrangle, jamais de cette laisse qui nous tient attachés quand nous ne dormons pas au pied de notre maître, espérant qu’il nous jettera un os à ronger. Rien ne changera tant que les hommes accepteront leur servitude, et ils l’accepteront tant que leurs maîtres sauront leur garantir le minimum pour survivre : du pain, des jeux, la foi déraisonnable et quasi religieuse en l’avènement de jours meilleurs.

Le réchauffement climatique est venu détruire cette croyance. Les hommes commencent à comprendre qu’ils vont souffrir, que leur avenir est bouché, que seuls les maîtres auront les moyens de s’en sortir sans trop de dommages. Où l’on voit les limites du syndrome de la grenouille quand le GIEC affole les grenouilles.

Trop d’écologistes nous disent qu’il faudrait changer notre système de développement. Je conteste cette analyse qui fait la part trop belle au statu quo. Il faut substituer à notre « modèle de développement » un « mode d’existence » respectueux de l’homme et de son environnement. Et je ne joue pas sur les mots. Il faut sortir de nos têtes trop formatées ces notions de « système » et de « développement ». Il faut cesser de croire que nous avons aurions des droits sur la nature, cesser de prétendre que nous vivons en démocratie ou que nous sommes libre. Il faut inventer un nouveau mode de vie, non seulement compatible avec les capacités de la planète, mais permettant aux hommes et aux femmes de trouver leur bonheur. Soyons plus précis. L’objectif doit être de permettre à chaque être vivant, homme ou bête, de vivre dans un environnement sain, sécurisé, où il puisse avoir l’impression d‘être libre, c’est-à-dire, où il ne soit pas en cage. Personnellement, je n’adhérerai à aucun autre programme et ne soutiendrai aucun autre projet. Et refuserait tout projet écologiste qui souhaiterait me mettre en cage, me faire vivre dans un zoo, soigné et nourri par le système.

Oui, l’amour…

Tantôt, je voulais vous parler d’amour, mais sans doute n’étais-je pas prêt ; ou peut-être ai-je senti que c’était vous qui ne l’étiez pas, trop affairé à construire d’autres châteaux de sable, l’esprit alangui et le corps ramolli par la vacuité estivale ; et comme il faut parfois trouver des subterfuges, nous avons alors parlé d’autre chose. Et puis, écoutant Brassens comme personne ne le fait plus – sur un tourne-disque –, le souvenir mélodieux d’une poésie d’Aragon m’est revenu : « il n’y a pas d’amour heureux » – magnifique texte d’Aragon, amant comblé d’Elsa et immense poète, mais si peu lucide – j’ai eu l’envie de revenir à cette chronique annoncée devant laquelle j’avais hésité. Je crains qu’Aragon, si grand poète soit-il, ne se soit toujours trompé, et sur l’amour et sur le reste. Il n’y a d’amour qu’heureux, car amour et bonheur, c’est un peu la même chose, une expérience de communion et de complétude ; et j’imagine mal, on m’excusera de la platitude, un bonheur sans amour. Et je ne parle pas du désir, autre sujet si controversé.

Si d’autres ont chanté que « les histoires d’amour finissent toujours mal », c’est simplement qu’elles finissent, nécessairement ; et ne confondons pas l’amour et les histoires d‘amour, le bonheur et la vie, ou encore le voleur et le vol. Qui oserait chanter que la vie est une histoire qui finit toujours mal ? Elle finit, voilà tout. Mais comment être heureux à l’idée que ce tout finit un jour, à jamais ? Jamais, toujours, voilà bien les mots de l’amour.

 

Cherchant dans une chronique précédente à définir le bonheur, je disais avec ces mots ou d’autres que c’était un état de conscience sans contradiction, c’est-à-dire sans peurs, sans aliénation. C’est bien ce sentiment puissant, jubilatoire, de plénitude ; un sentiment si rare et si précieux de vivre en accord avec soi-même, avec ses valeurs les plus ancrées ; vivre la liberté de son corps et de son esprit dans leur plénitude vivante, palpitante ; et s’en trouver comblé au point d’en remercier un dieu auquel on ne croit pas et qu’on nommera fatum. L’homme accompli est nécessairement heureux, en ce qu’il atteint cet état d’harmonie, de communion avec lui-même ; d’autres parleront d’éveil. Être pleinement et précisément socialement, ce que l’on est, et en jouir sans contraintes, dans sa communauté. Une ambition sans doute égoïste, même si « La quête du bonheur est le seul but moral de l’homme ». Mais je n’avais pas utilisé alors le terme d’amour. Pourtant, il y a bien dans l’amour cette dimension de communion sereine, doublé du sentiment de plénitude.

Peut-on accéder à cet état de communion sereine, seul, communion avec soi-même ? autrement dit, peut-on s’aimer soi-même, non pas de manière narcissique, mais plutôt solipsiste ? La philosophie n’existerait pas sans ce projet de trouver son bonheur, d’accéder à une vie heureuse ; et chaque école a proposé sa méthode, sans toujours se rendre compte que cette méthode ne visait qu’à trouver un bonheur conforme à ce que le maître considérait être le bonheur et qui n’était que son idéal de bonheur en référence à ses propres valeurs. Mais toute la philosophie nous enseigne néanmoins, comme voie, de nous suffire à nous-mêmes, donc de s’aimer. Mais de se suffire à soi-même à être comblé de ce que l’on est, il y a un pas. Il n’empêche, si l’amour est le premier (dans les deux sens du terme) pas vers le bonheur, et si l’amour est communion, alors il doit être vertueux de s’aimer soi-même. Mais sans doute est-ce la voie la plus difficile.

L’homme religieux a fait un autre choix ; est-ce bien un choix ? : de communier avec l’être suprême qui est aussi ce que lui n’est pas, ce qu’il n’a pas la capacité à devenir. Et son amour, son bonheur, sont éternels. Et les religions l’ont bien compris et ne prospèrent que sur cette idée d’un amour sublime, éternel, une communion à nulle autre pareille, au-delà même de la vie. Une histoire d’amour qui se terminerait bien, ou plus justement qui ne se terminerait jamais. Est-ce à dire que l’homme religieux aime Dieu, car il ne s’aime pas ; qu’à défaut d’amour terrestre, lui reste la jouissance de s’humilier devant son créateur, le cilice de fer ceint autour des seins, ou de la taille ? Mortification et masochisme sont les deux perversions de l’amour.

Quitte à entrer en religion, je préfère encore les panthéistes, amoureux du tout et en communion avec la nature. Il y a chez Jésus un peu de cette dimension d’un amour du tout, donc sans objet précis. Mais pas vraiment, car je me demande si l’amour christique n’est pas l’amour de l’amour, un amour désincarné, inhumain.

Pour les autres, pour la plupart d’entre nous, reste à espérer vivre cette communion avec un autre soi-même, révélé par une épiphanie contingente, vulgaire, mais rare ; et si l’accord improbable des âmes suffit à sceller cette communion, l’emboitement des corps réalise parfois cette fusion sur le plan mécanique. Car le plaisir des corps n’est pas nécessaire à l’amour, mais si le bonheur, c’est la quintessence de la vie, si érotiser la vie est une façon de la mieux vivre, alors l’érotisme ne peut que sublimer l’amour et les sens ajouter au plaisir de se savoir combler. Et l’amour est bonheur tant que l’amour dure, c’est-à-dire tant que la communion existe, et l’amour meurt avec la désunion des âmes, reste alors le chagrin, le regret ou le ressentiment, mais ces sentiments ne sont plus de l’amour ; l’amour dure, tant que l’être aimé, en qui l’amant a projeté son essence, ne déçoit pas. Et de ce point de vue, parce qu’il se tait et est, par nature, impénétrable, Dieu ne déçoit pas. Aimer, c’est toujours communier et si être amoureux, c’est se projeter, aimer c’est idéaliser avant que de communier avec cet idéal. Et c’est sans doute le seul vrai remède à la solitude.

Je ne vous parlerai pas d’amour

Demain, c’est dimanche – repos… J’avais envie de vous entretenir d’un sujet grave, l’amour. Mais c’est décidément trop sérieux : on ne badine pas avec l’amour ! Et puis, c’est la saison estivale, les vacances ; personne n’a la tête à réfléchir à des choses sérieuses ; alors, parlons plutôt de la mort, la mienne, la vôtre, celle qui banalement nous attend tous. Elle nous attend avec cette sérénité de celle qui sait qu’elle n’attend pas en vain, que les chalands viennent à elle sans effort de sa part, et ce petit sourire en coin de celle qui a tout vu, tous les clients imaginables en sa boutique. Elle se sait sans concurrence en son état, et incontournable, indépassable, éternellement passive et sereine.

 

Les tenants du Marché n’ont rien inventé avec leur obsolescence programmée. Déjà, Dieu l’avait inventé, nous faisant le corps périssable : créé pour ne pas durer, pour tomber en panne à un certain moment – Cioran parlait « de la démission des organes ». Oui, les choses ne sont pas faites pour durer et nos décharges sont pleines de cadavres : un vieux frigidaire, la chaise haute du bébé qui a grandi, ce canapé qui meublait le salon de l’appartement de Nogent, de la vaisselle cassée, des cintres démembrés, le cadeau que nos voisins nous avaient ramené de leurs vacances de neige, le corps tout sec de papy Albert, l’enfant mort-né qu’on aimerait ne pas avoir conçu, des bassines de toutes les couleurs, crasseuses, mais qui mettent néanmoins un peu de gaité dans tout ce bordel. Nous sommes tous faits pour durer un temps, et puis la vie nous jette, périmés. Le Marché nous jette aussi, mais pas trop vieux – ça, il s’en fout – trop pauvre.

Avec beaucoup de prudence, on peut espérer un peu de rab, comme à la cantine. Les hygiénistes se battent d’ailleurs pour nous vendre leur hygiène bien-pensante qui pue. Les plus jouisseurs bruleront la chandelle par les deux bouts – l’image aussi est éclairante – et se retrouveront à bout de souffle, à bout de suif, un peu trop tôt dans le noir. Mais que l’on s’économise ou que l’on gaspille, le gain ou la perte se fait toujours sur notre capital de départ. Chacun a son temps singulier, son temps à lui. Nous sommes tous égaux face à la mort, aussi nus qu’au premier jour, égaux aussi dans la mort, car le néant n’est pas un zéro à l’arrondi près, mais le néant absolu, et zéro égal zéro. Mais égaux, nous ne le sommes pas face à la vie qui pour l’un est programmée courte et pour l’autre longue, et chaque fois avec des dons singuliers. Alors, pourquoi ne pas l’accepter ? La philosophie, nous dit-on, doit nous apprendre à mourir. Il n’est en fait nul besoin de leçons pour cela. Mais comment apprendre à admettre que, passée l’heure fatale inscrite dans nos gènes, il n’y a pas lieu d’insister ? Ce n’est pas seulement une question existentielle. C’est aussi une vraie question sociale, éthique, politique. Ne devrait-on pas apprendre aux hommes à accepter ce que la nature a fait et qui répond à sa nécessité propre ? Faire aujourd’hui une transplantation cardiaque, demain du cerveau, est-ce bien raisonnable ? Je sais que le faire la première fois fut un exploit et que l’homme n’aime rien tant que de se confronter à l’impossible. Je sais aussi que quand une chose est possible, même moche ou sans intérêt, l’homme la fait inéluctablement. Mais est-ce bien raisonnable ? Je pense à ces transhumanistes qui prétendent défier la mort ou espèrent pouvoir un jour transférer leur conscience dans un corps jeune, beau, musclé, si possible blanc. Ce sont ces questions politiques (souligné) dont j’aimerais débattre ; pas seulement de la réforme du droit du travail, ou du prochain traité de libre-échange entre l’U.E. et les martiens. Je crois pouvoir défendre politiquement (je pense « système de santé » et « financement ») l’idée d’une médecine réparatrice des accidents, ou des aberrations congénitales – qui sont aussi des accidents –, c’est-à-dire aider la nature à réaliser son projet ; d’une médecine qui permet de mieux vivre, comme l’homme naturel idéalement sain devrait le faire, donc qui atténue la douleur ; mais pas d’une médecine qui repousse les limites naturelles de la vie, ou qui nous permettrait d’être plus que ce que l’on est.

En quête du bonheur

Si la morale, c’est bien le champ des valeurs, alors l’éthique c’est le code des valeurs que l’on s’est choisi, selon sa nature, pour guider sa vie, lui donner une forme de rectitude, ne pas la subir. Car il s’agit bien d’être ce qu’on l’est est, ou du moins d’essayer de le devenir. Et le bonheur, c’est bien d’avoir la pleine conscience de vivre en harmonie avec ses valeurs, sans contradiction avec ce que l’on est. Sinon, on ne peut que survivre, étranger à sa nature, aliéné. Ayn Rand le dit en ces termes « Trouver le bonheur est le seul but moral de l’homme ». Je rajouterai : le chercher, le seul devoir, la seule éthique digne de ce nom. Et il faut se garder autant des spiritualistes qui invitent au renoncement, au sacrifice de soi, en nous promettant des récompenses dans l’au-delà, que de certains matérialistes qui nous invitent au même renoncement au profit d’un intérêt général qui n’est en réalité que l’intérêt de la société, concept désincarné qui englobe tout et tout le monde, mais dans lequel personne ne peut se reconnaître, surtout pas l’homme moral, ou au profit de l’intérêt d’un système technobureaucratique qui le méprise et le broie, après l’avoir assimilé au plus médiocre de ses administrés. Ceux-là, les défenseurs de l’intérêt général, vous promettent aussi le bonheur, non pas dans l’au-delà, mais dès l’avènement de lendemains qui chantent, des lendemains sans cesse repoussés au lendemain, et que votre trop courte vie ne vous permettra pas de connaître. Pourtant, vivre, c’est jouir au présent. Mais, ils ne vous proposent que de survivre, comme un chat plus ou moins bien nourri, mais émasculé : subir.

Mais ces spiritualistes et ces matérialistes que je dénonce ici, ne sont en fait que des esprits religieux. Et qu’ils vénèrent dieu ou le peuple, deux concepts ancrés dans notre désir d’absolu, de transcendance, ne fait guère de différence. Les esprits religieux, les uns cultivant l’orthodoxie spirituelle et les autres son pendant matériel, l’orthopraxie normée, règlementée, sont à la fois des mystiques, c’est-à-dire des hommes qui nient la raison, allant jusqu’à « croire parce que c’est absurde » – Credo quia absurdum –, et des idéologues, c’est-à-dire des hommes qui nient la réalité, prétendant pouvoir la plier à leur désir. C’est bien cela : l’esprit religieux est, à la foi porteur d’une mystique qui s’ancre dans l’au-delà de notre monde, au-delà de la logique, de la vie, et dans le même temps porteur d’une idéologie bâtisseuse de systèmes qu’ils n’hésitent pas à fonder sur les ossements de leurs victimes. Ils cultivent à la foi le mystère, c’est-à-dire le déraisonnable, et l’idée, prétendument capable de subordonner la matière. L’esprit religieux nie donc la raison, ce que d’autres appellent « loi de causalité », et la matière et les faits comme sources de la pensée. Ils nient la réalité, c’est-à-dire la vie. Et niant la vie, ils cultivent la mort, et sont source de souffrance, de frustrations. Alors pourquoi s’ingénient-ils, prêtres ou fonctionnaires, à empoisonner nos vies. Parce que, d’une certaine façon, ce sont des impuissants en quête d’un pouvoir qui leur permet d’oublier cette impuissance en s’illusionnant sur leurs capacités. Ce ne sont souvent que des frustrés, des jaloux qui, à défaut de pouvoir s’élever, ont besoin de rabaisser ceux qui les entourent et qu’ils subjuguent. En fait, sans vraiment le savoir, ils n’aiment pas la vie et cultivent une forme de mépris d’eux-mêmes. Le bien n’est ni le sacrifice de soi ni celui des autres, et les deux principes moraux suprêmes restent le goût de la liberté, et le principe de responsabilité dont tout découle et qui induisent, pour le premier l’exigence démocratique et pour le second, l’éthique de solidarité.