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En quête du bonheur

Si la morale, c’est bien le champ des valeurs, alors l’éthique c’est le code des valeurs que l’on s’est choisi, selon sa nature, pour guider sa vie, lui donner une forme de rectitude, ne pas la subir. Car il s’agit bien d’être ce qu’on l’est est, ou du moins d’essayer de le devenir. Et le bonheur, c’est bien d’avoir la pleine conscience de vivre en harmonie avec ses valeurs, sans contradiction avec ce que l’on est. Sinon, on ne peut que survivre, étranger à sa nature, aliéné. Ayn Rand le dit en ces termes « Trouver le bonheur est le seul but moral de l’homme ». Je rajouterai : le chercher, le seul devoir, la seule éthique digne de ce nom. Et il faut se garder autant des spiritualistes qui invitent au renoncement, au sacrifice de soi, en nous promettant des récompenses dans l’au-delà, que de certains matérialistes qui nous invitent au même renoncement au profit d’un intérêt général qui n’est en réalité que l’intérêt de la société, concept désincarné qui englobe tout et tout le monde, mais dans lequel personne ne peut se reconnaître, surtout pas l’homme moral, ou au profit de l’intérêt d’un système technobureaucratique qui le méprise et le broie, après l’avoir assimilé au plus médiocre de ses administrés. Ceux-là, les défenseurs de l’intérêt général, vous promettent aussi le bonheur, non pas dans l’au-delà, mais dès l’avènement de lendemains qui chantent, des lendemains sans cesse repoussés au lendemain, et que votre trop courte vie ne vous permettra pas de connaître. Pourtant, vivre, c’est jouir au présent. Mais, ils ne vous proposent que de survivre, comme un chat plus ou moins bien nourri, mais émasculé : subir.

Mais ces spiritualistes et ces matérialistes que je dénonce ici, ne sont en fait que des esprits religieux. Et qu’ils vénèrent dieu ou le peuple, deux concepts ancrés dans notre désir d’absolu, de transcendance, ne fait guère de différence. Les esprits religieux, les uns cultivant l’orthodoxie spirituelle et les autres son pendant matériel, l’orthopraxie normée, règlementée, sont à la fois des mystiques, c’est-à-dire des hommes qui nient la raison, allant jusqu’à « croire parce que c’est absurde » – Credo quia absurdum –, et des idéologues, c’est-à-dire des hommes qui nient la réalité, prétendant pouvoir la plier à leur désir. C’est bien cela : l’esprit religieux est, à la foi porteur d’une mystique qui s’ancre dans l’au-delà de notre monde, au-delà de la logique, de la vie, et dans le même temps porteur d’une idéologie bâtisseuse de systèmes qu’ils n’hésitent pas à fonder sur les ossements de leurs victimes. Ils cultivent à la foi le mystère, c’est-à-dire le déraisonnable, et l’idée, prétendument capable de subordonner la matière. L’esprit religieux nie donc la raison, ce que d’autres appellent « loi de causalité », et la matière et les faits comme sources de la pensée. Ils nient la réalité, c’est-à-dire la vie. Et niant la vie, ils cultivent la mort, et sont source de souffrance, de frustrations. Alors pourquoi s’ingénient-ils, prêtres ou fonctionnaires, à empoisonner nos vies. Parce que, d’une certaine façon, ce sont des impuissants en quête d’un pouvoir qui leur permet d’oublier cette impuissance en s’illusionnant sur leurs capacités. Ce ne sont souvent que des frustrés, des jaloux qui, à défaut de pouvoir s’élever, ont besoin de rabaisser ceux qui les entourent et qu’ils subjuguent. En fait, sans vraiment le savoir, ils n’aiment pas la vie et cultivent une forme de mépris d’eux-mêmes. Le bien n’est ni le sacrifice de soi ni celui des autres, et les deux principes moraux suprêmes restent le goût de la liberté, et le principe de responsabilité dont tout découle et qui induisent, pour le premier l’exigence démocratique et pour le second, l’éthique de solidarité.

Tout le mal que je pense de la convention citoyenne

Puis-je exprimer ici tout le mal que je pense de la convention citoyenne sur le climat ?

En premier lieu, je regrette que son objet ait été celui du dérèglement climatique, alors que ce problème, évidemment gravissime, n’est que la conséquence de notre modèle de développement et des dégâts écologiques induits. Le gouvernement prétend donc s’attaquer à la fièvre du malade, mais pas vraiment à sa maladie, montrant qu’il a compris l’impérieuse nécessité de permettre à l’humain de survivre, mais sans remettre en cause la société d’hyper consommation et de gaspillage ni aucun des dogmes économiques qui condamnent la planète. Car que l’homme trouve des solutions pour limiter la fièvre du globe ne changera pas grand-chose aux conséquences fatales, pour la vie des autres espèces, de son développement irrespectueux de son environnement. Cette convention prend donc le problème par son mauvais bout. En second lieu, on doit regretter les conditions mêmes de nomination des membres de la convention, car on a ici raté l’occasion d’une démarche démocratique innovante, par exemple en mettant en œuvre une expérience de « démocratie délibérative ». Ici, le tirage au sort final qui a permis de sortir 150 noms du chapeau, a été fait sur un échantillon construit par l’administration et censé représenter l’ensemble de la population. Mais comment expliquer que M. Cohn-Bendit se soit trouvé « tiré au sort » avant de décliner ? Comment expliquer Cyril Dion ait été, lui aussi, plus favorisé par le sort que quelques autres millions de Français ? Comment comprendre que la convention ait validé à une confortable majorité la réduction de la vitesse sur les autoroutes, alors que les trois quarts de la population y sont opposés. Ces membres, non représentatifs, ont donc été tirés au sort après tamisage dans des conditions surprenantes, et n’ont pu, à l’évidence délibérer librement. Car, c’est le troisième point, la convention a été étroitement encadrée par un comité de gouvernance à la main du gouvernement qui a élaboré le programme de travail et veillé à sa mise en œuvre. Ce comité s’est appuyé sur de nombreuses interventions d’experts pour diriger (dans tous les sens du terme) ses travaux. Ce qui explique que le Président de la République ait pu trancher, sans délai, sur les propositions d’un comité, puisqu’il connaissait déjà ces propositions qui sont celles préparées par l’administration et sur lesquels les membres, après qu’on leur ait bien briffé, ont eu à voter et à apporter une caution. D’ailleurs, on retrouve la « patte » de l’administration dans cette idée de créer de nouvelles taxes qui devront, comme cela a été dit, être affectées à la lutte contre le réchauffement climatique. Je comprends que dans notre pays qui croule sous les dettes, qui a vu cette année s’ajouter à son déficit structurel les dépenses exorbitantes du covid, on va créer de nouveaux postes de dépenses qui seront financées par de nouveaux prélèvements, pour payer, n’en doutons pas, de nouveaux « machins », et salarier encore plus de fonctionnaires. Alors qu’il aurait fallu, dans le contexte de crise que nous connaissons, faire des économies drastiques partout où cela était possible, renoncer à des priorités devenues secondaires, baisser le nombre de fonctionnaires dans toutes les activités non créatrices de richesses, et affecter une partie importante des économies faites aux investissements permettant de produire autrement : plus durablement, avec moins de gaspillages, et beaucoup moins de rejets carbonés. Mais à l’heure du projet de prolongement de la CRDS sur plusieurs décennies, on va encore plus mettre à contribution les Français. Il faut donc dénoncer cette opération de com macronienne et rester vigilant sur les propositions faites. On nous parle d’en faire un référendum. Est-ce à dire que le pouvoir reconnaît que les décisions de ce comité n’ont rien de démocratique ?

Le déclin des partis

S’il m’arrive souvent de ne chroniquer l’actualité qu’avec un temps de retard, préférant le rythme du magazine à celui du quotidien, ce n’est pas seulement que ma pensée est lente, c’est aussi que toute analyse a besoin de recul. Il faut toujours attendre que l’eau courante de nos vies, troublée par les faits qui s’y déversent parfois tumultueusement, se décante un peu et laisse apparaître en son lit les dépôts et leurs différentes strates. L’accession d’Emanuel Macron à la présidence de la République m’avait sidéré ; la forte poussée écologiste aux Municipales m’interpelle. Aujourd’hui, je crois discerner dans ces deux évènements, mais aussi dans la disparition si subite du PS, une cohérence et un mouvement de fond. Le temps de la démocratie partisane est clos : les Républicains commencent à le comprendre, la France Insoumise peut-être aussi, le Rassemblement National n’y échappera pas, même s’il surfe toujours sur la question migratoire et son statut atypique.

Ce que nous appelons démocratie, et dont mes lecteurs savent ce que j’en pense, était structuré de longue date par des chapelles politiques que l’on avait appris à ranger sur l’étagère hémicyclique, de gauche à droite. Il semble bien que les Partis soient appelés à disparaître, Macron ayant été le premier à le comprendre ou à en faire l’heureuse expérience ; le temps est venu des Mouvements revendicatifs : aujourd’hui « En Marche » et « France Écologie », demain « Front Populaire ». Et il faudrait analyser ces ruptures paradigmatiques profondes pour juger de la pertinence de ce constat.

Les partis politiques fonctionnent traditionnellement – faut-il dire fonctionnaient ? – comme des églises : une éthique assez souple pour épouser l’air du temps et laisser du champ aux communicants, une vague métaphysique comme horizon brumeux, une organisation cléricale avec des évêques élisant régulièrement leur pape, quelques rites ; et puis des fidèles, effectivement assez fidèles, du baptême à la mort. On était ainsi communiste, socialiste ou républicain, par fidélité à ses parents, à son milieu, à sa terre, à son histoire. Mais tout cela semble bien être fini ou en passe de l’être. Les questions éthiques, à l’heure du politiquement correct et du droit-de-l’hommisme, n’intéressent malheureusement plus grand monde, et les communicants ont tant tordu les concepts, tant saccagé la philosophie politique qu’il n’en reste que de la bouillie. Les questions métaphysiques ­– ou idéologiques, si l’on préfère, car la métaphysique n’est rien d’autre que de la physique de l’au-delà du réel, c’est-à-dire de l’idéel –, ont disparu des discours de campagne, quasi personne ne se prétendant plus de droite ou de gauche, et ces hauts fonctionnaires qui ont pris le pouvoir, tout le pouvoir, ont cessé de parler au peuple une langue qu’il puisse comprendre. Et chacun veut s’affirmer libre, même addicte aux produits du Marché, tout en étant en mal d’engagement pour une belle cause. Un nombre croissant d’entre nous veut donc bien participer à un Mouvement, mais ne veut pas se faire emprisonner dans un Parti, par nature statique et centralisé, donc non démocratique. Et on ne doit pas sous-estimer la différente de nature, disons épistémologique, entre Parti et Mouvement.

Le parti est une église dirigée par ses clercs et son autorité épiscopale suprême, une église tournée vers elle-même, comme toute organisation structurée ; et que ses affiliés servent. Car, dans un parti, les militants de base n’ont d’autre rôle que de servir la messe et de récolter régulièrement la quête. Le Mouvement, lui, est une dynamique organisée autour d’une idée, d’un thème, et tournée vers l’extérieur, vers la res publica. Pourrait-on dire, pour s’amuser du rapprochement, que le Mouvement est un peu au Parti, ce que le protestantisme est au catholicisme, et que nous assisterions alors, à une nouvelle Réforme ? Il y a bien un peu de ça, et je vois bien que les partis politiques traditionnels se crispent comme l’Église de Rome en d’autres temps.

Plus grand monde aujourd’hui, quelles que soient ses convictions intimes, les conditions de son baptême, ne veut être encarté, appartenir à une église. Par contre, les Français qui restent passionnés de politique – c’est important de le réaffirmer à l’heure d’une abstention massive aux Municipales – sont prêts à se joindre à un Mouvement (ou à le soutenir), au côté d’opposants d’hier, se retrouvant se coudoyer sur un thème d’actualité : les Gilets Jaunes, sur les thèmes de la justice sociale et du renouvellement de la démocratie, En marche, sur celui du renouvellement du personnel et de la pratique politique – mais là, dommage, c’est raté –, les Écolos sur le réchauffement climatique, peut-être demain Front populaire sur le souverainisme ou une autre thématique.

Et le Mouvement présente, sur le Parti, beaucoup d’avantages et quelques inconvénients ; et les égrener, c’est aussi marquer ces différences. Dans un Mouvement, la question de se revendiquer de droite ou de gauche n’est plus centrale, les amis de Chevènement et de De Villiers pouvant défendre ensemble une autre idée de la France et revendiquer l’héritage gaulliste. Je pense aussi qu’un Mouvement dirigé vers un horizon clair, une réforme systémique, est plus efficace et plus en phase avec les attentes de citoyens qui ont bien compris que la vraie question n’était pas de désigner des dirigeants pour gérer leur quotidien et leur rappeler alors que « l’État ne peut pas tout » – comprendre : qu’il ne faut rien en attendre –, mais bien de réformer tout notre système : retrouver notre souveraineté (une autre relation à l’U.E.), faire un pas décisif vers la démocratie (élection par tirage au sort, R.I.C), promouvoir la justice sociale (revenu universel, limitation des revenus les plus indécents), changer un modèle de développement qui épuise la planète et met en danger la vie même (agriculture, pêche, industrie, transports, logements, énergies), repenser l’école, la santé, etc. Et puis les questions centrales des Libertés (dans une société qui aurait fait gerber Orwell ou Ayn Rand), de la Solidarité (qui n’est nullement réglée par des allocations de redistribution), de la Responsabilité (au temps de l’infantilisation des gouvernés et du délire normatif et liberticide de l’administration).

Les réformes dont nous avons besoin ne pourront être portées par des Partis politiques dont la vocation est de gouverner, d’exercer un pouvoir, des magistratures républicaines que la haute administration a déjà préemptées. Elles pourront être portées de manière d’autant plus efficace par des Mouvements, que leur but ne sera pas de gouverner, mais de réformer. Ces mouvements seront d’autant plus audibles qu’ils se focaliseront sur une thématique claire et générique, sans trop se disperser – les G.J. l’ont-ils compris ? Par exemple, et a contrario de ce qu’il aurait, de mon point de vue, fallu faire, la faiblesse des écologistes encartés, fut de se dire de gauche, de négliger la ruralité au bénéfice de l’urbain (l’utopie de l’enfermement des habitants dans des mégalopoles « green et smart », ou chacun vit entre cages dorées, couloirs de circulation, bacs à sable), de se battre plus pour le mariage homosexuel que pour la préservation d’autres espèces plus menacées. Qu’un mouvement mette toute son énergie, tout son investissement sur la question de la souveraineté nationale, de la démocratie, ou d’une autre question majeure de société, alors, dans l’incapacité de se disperser, elle doit nécessairement arriver à son but ; et recueillant alors assez de suffrages pour faire basculer les choses, on imagine mal qu’au pied de l’obstacle, le Mouvement se cabre et refuse de faire ce qu’il s’est engagé à faire, effacer l’obstacle.

Par contre, je vois dans cette dynamique politique qui s’affirme plusieurs écueils qu’il faudra savoir contourner. Un Mouvement ne peut avoir de chef et son leadership est à concevoir autrement. Et de ce point de vue, l’échec annoncé d’En Marche sera de n’être ni vraiment un parti ni un vrai mouvement, mais un peu des deux. Et Macron ne pourra tenir indéfiniment, son séant jupitérien entre deux chaises. Par contre, faute de pouvoir incarner un Mouvement, il est difficile en l’état actuel des choses, et compte tenu de la présidentialisation de notre système, d’aboutir à ses fins – ce fut bien le problème des G.J. L’autre point qui m’apparait comme essentiel est la capacité du Mouvement à s’auto détruire, dès qu’il a réalisé la réforme promise – l’homme ayant incarné la réforme restant l’homme de la réforme, celui d’un combat gagné, comme Badinter en d’autres temps. Le Mouvement devant alors se recréer autrement, se refonder ou se resourcer sur une nouvelle thématique, acceptant l’idée que les uns partent et que d’autres s’agrègent. Mais cette façon de trouver des majorités de projets, plus que de circonstance, serait une façon de revenir à la grande Politique et de progresser, c’est-à-dire de renouer avec l’idée même de progrès ; avancer pas à pas, consensus après consensus, réforme après réforme, vers un avenir collectivement désirable. Et puis, c’est dans l’air du temps, un air numérique que l’on ne peut refuser de respirer. On peut aujourd’hui facilement agréger des soutiens – pardon, des « like » – sur une pétition électronique, transformer cette adhésion en Mouvement, susciter des contributions, trouver des porte-parole – pardon, des influenceurs –, désigner des candidats à des mandats impératifs (et non représentatifs). Mais attention à ne pas retrouver l’ornière des partis, ce que j’appellerais le « syndrome Mélanchon », et qu’on pourrait désigner par l’oxymore de dictature démocratique. Simone Weil écrivait en 1940, dans une période très particulière et depuis Londres, que « le totalitarisme était le péché originel des partis », et que l’élection de représentant conduisait à l’aristocratie donc à l’oligarchie. Je le crois. Au contraire, le Mouvement, tendu vers un but clair et partagé, peut être et doit rester un espace de discussion et de recherche de consensus, car si la fin est clairement annoncée, les moyens restent à définir. Alors que le parti restera toujours un cadre dont la doxa est à prendre ou à laisser et dont la direction est centralisée et en surplomb des adhérents.

En conclusion, je crois qu’il se passe quelque chose, que l’agonie des parties est commencée et entrainera à terme la fin de la classe politique, du moins sous sa forme actuelle. Et je m’en réjouis. Je rêve d’un pays où une administration de commissaires (pour reprendre une terminologie rousseauiste), bien formés – pourquoi pas à l’ENA ? –, correctement rémunérés, gèrera le quotidien, sans jamais exercer le pouvoir ; où les lois seront faites par des assemblées populaires, dont une part essentielle sera tirée au sort, afin de garantir sa représentativité ; que des Mouvements puissants, s’exprimant aux élections par l’urne et par referendum, permettront de réformer régulièrement, suivant l’agenda du moment, les problématiques sociétales nouvelles, l’évolution naturelle des sociétés humaines, les nécessaires corrections de trajectoires imposées par l’honnête évaluation de leurs conséquences sur la vie des gens.

Anachronisme moral

On peut regretter que le meurtre de George Floyd ne soit vu ici que comme un crime raciste alors que le problème est d’abord un problème, trop connu là-bas, de violence policière. Et ce problème est de plus en plus présent dans le monde, de plus en plus insupportable ; et il mine nos prétendues démocraties. Et comment ne pas voir que la question posée est celle de la violence de l’État ? En démocratie, le rôle des forces de l’ordre est d’être gardien des libertés et garant de la paix publique. La police, la gendarmerie doivent d’abord être, au côté des juges, au service des principes fondateurs de notre République, et non du pouvoir politique. Mais qui peut prétendre que des policiers aux ordres d’un Castaner seraient les « gardiens de nos libertés » ? Qui peut croire qu’au service du Président Macron, ils défendraient le peuple ? On se souvient de la formule de Weber qualifiant l’État de « monopole de la violence physique légitime ». Oui, sauf que la violence d’un État répressif ou liberticide n’est pas, a priori, légitime. Ce qui veut dire que ce n’est pas le statut étatique qui fait la légitimité, c’est la légitimité démocratique, le respect des valeurs, qui permet à l’État de se prévaloir de sa légalité. D’où le récurant débat entre légalité et légitimité. Emanuel Macron a été élu de manière légale. Sa légitimité est dérisoire ; il a trop menti.

 

Mais c’est bien la question raciale qui enflamme aujourd’hui les médias, ce qui en dit long sur l’état de consomption de notre pays et l’échec de nos politiques d’intégration. J’entends que certains proposent de déboulonner la statue de Colbert. En ayant rédigé le Code noir, Il aurait pris une grande responsabilité dans le développement de l’esclavage. Ça peut se défendre. Faut-il cesser d’honorer dans l’espace public (statues, noms de lieux, plaques commémoratives) nos grands ancêtres s’ils ont commis ce que, de notre point de vue d’homme occidental du XXIe siècle, on considère comme un crime contre l’humanité ? Faut-il, assumant anachronisme, les juger pour avoir participé au développement d’une idéologie qui a justifié les pires crimes ? C’est un vrai sujet, et je ne sais que répondre. Ce que je sais, par contre, c’est que si ce choix est fait, il faudra alors aller proprement au bout de sa logique : former une commission juridique pour lister ces crimes contre l’humanité (esclavage, génocides, crimes de guerre, intolérance religieuse et appel à la guerre de religion…), lister l’ensemble des suspects (s’agissant de la traite des êtres humains : Montesquieu – relire ce qu’il dit dans l’esprit des lois sur les noirs –, Richelieu – pour l’insistance de ses demandes auprès de Lois XIII pour que soit autorisé l’esclavage –, Colbert, Napoléon qui a rétabli l’esclavage aboli pendant la Révolution. Mais, il faut aussi condamner tous ceux qui interdisant aux réformés l’exercice de leur culte les ont poussés vers la mort ou l’exil, et en premier lieu Louis XIV, car il révoqua l’Édit de Nantes et permit les dragonnades. Sa statue sera donc déboulonnée de la place Bellecour à Lyon. Il va donc y avoir beaucoup de ménage à faire. Et puis les promoteurs révolutionnaires qui massacrèrent les Vendéens, des villages entiers, hommes, femmes, enfants, animaux, qui, réveillés dans leur sommeil, furent passés par le fil de l’épée. Oui, ils ont raison : créons une commission ad hoc avec des magistrats et des historiens ; dressons les listes de suspects qui ne seront pas seulement français, après tout nous avons su juger le génocide arménien – je pense à Georges Washington qui fut le plus grand esclavagiste de son temps, brulons ces petits billets verts à son effigie qui circulent partout ; instruisons des procès ; mais que la patrie des droits de l’homme honore la justice en prévoyant un ministère public, un avocat de la défense, des audiences retransmises à la télé. Et puis condamnons, s’il le faut, déboulonnons, rebaptisons, ouvrons les caveaux des Invalides, exhumons les corps qui dorment au Panthéon, détruisons les monuments à la gloire des criminels, l’arc de Triomphe, le château de Versailles. C’est bien. Que la France montre au monde l’exemple moral qu’il attend et se hisse ainsi au niveau de ses devoirs éternels, et que chacun levant les yeux vers la France puisse dire : ça y est, elle est redevenue ce qu’elle était, cette grande nation dont le destin a toujours été d’être le phare de l’humanité et le temple de la vertu.

 

Le marché a commencé le travail en contextualisant certains œuvres avant de les diffuser. C’est vrai que les Français sont, pour l’essentiel, incultes, et qu’on ne peut continuer à leur laisser l’accès aux œuvres sans leur expliquer ce qu’ils doivent en penser, ce qu’ils doivent aimer ou détester, leur montrer où ils doivent rire et pleurer. En d’autres termes, ce qui est politiquement correct et ce qui ne l’est pas. Et ce qui me frappe, c’est que l’administration n’aura même pas besoin de le faire, le Marché, qui a aussi lu Orwell et Huxley, va s’en charger. On en sait plus de l’Administration et du Marché qui mène l’attelage fatal qui nous emmène gentiment en enfer.

Ayn Rand VS Pascal (suite)

Ayn Rand évoque dans ses textes quelques philosophes référents : Aristote, qu’elle a beaucoup étudié, notamment à Saint-Pétersbourg à une époque où elle s’appelait encore Alissa Zinovievna Rosenbaum et auquel elle reste fidèle (un amour de jeunesse – et je ne cèderai pas au plaisir du mauvais jeu de mots, en parlant d’un amour tout intellectuel, platonique) et quelques autres qu’elle convoque au tribunal de sa pensée pour les condamner à la manière soviétique, sans vrai jugement : Platon, Kant, Hegel, Nietzsche, Comte, et quelques autres encore. Mais elle n’évoque pas, au moins dans les textes que j’ai lus, Pascal. Et le fait est que tout éloigne les deux philosophes : évidemment l’époque, mais surtout la foi en Dieu ou son absence et le rapport à la raison. Et force est de constater que la philosophie de Pascal, tout irrationnelle soit-elle, toute chrétienne soit-elle, est au moins aussi convaincante que celle de Rand, dont je me demande si la morale n’est pas surtout faite de préjugés qu’elle juge rationnels.

 

La philosophe américaine attache beaucoup d’importance à l’épistémologie, considérant que si « La philosophie est le fondement de la science, l’épistémologie est le fondement de la philosophie ». Elle n’a pas tort. Et son épistémologie distingue radicalement « raison » et « passion », c’est-à-dire d’une part le produit d’une conscience active qui utilise toutes les capacités cognitives humaines pour construire et capitaliser un savoir objectif et d’autre part la dimension émotionnelle des pulsions, pour l’essentielles inconsciences, et définies par opposition à la raison raisonnante comme irrationnelles. Elle oppose donc dans un schéma binaire, et par ailleurs manichéen : conscience en éveil qui est présence véritable au monde VS pulsions inconscientes qui ne seraient que tributs à notre animalité ; forces conceptuelles actives VS subordination passive aux forces anthropologiques et aux passions sociales ; volonté VS désirs ; raison V désirs irrationnels ; et je dirais presque esprit et corps.

Mais son épistémologie me semble pécher sur deux points. D’abord, si, comme elle l’affirme « Les émotions ne sont pas des outils du savoir », elles entrent néanmoins dans le processus de fabrication du savoir : le plaisir, la peur, une certaine forme de malaise devant des situations qui nous interpellent ou, au contraire, un état de sérénité qui comble notre âme en certaines autres circonstances ; mais aussi le beau, le laid. On ne peut pas, par exemple, écoutant trois accords de guitare, séparer l’émotion produite par l’harmonie juste, et la concordance physique, donc codifiée par la géométrie, de leurs ondes, visualisées sur un graphe. Dans ce cas, force est de constater qu’un phénomène physique vibratoire (l’accord ondulatoire de sons) est aussi « perçu » par les sens, en l’occurrence, l’oreille sous forme d’harmonie. Mais j’aurais pu aussi évoquer un ennui passager personnel. Me levant ce matin, je ne me suis pas senti bien et me connaissant bien, j’ai reconnu à ce vague état nauséeux, un souci récurrent dont j’ai appris, par mes sens à connaître les symptômes, et que je serai bien incapable de décrire à un médecin tant ils sont vagues, mais réels. On peut donc, et Pascal le dit clairement, apporter un certain crédit aux émotions, par exemple esthétiques, aux sensations de bien ou de mal-être, aux passions, aux intuitions, aux signes du hasard ; aussi irrationnels qu’ils puissent paraître. Il ne le dit évidemment pas ainsi, mais nous met néanmoins en garde : « Deux excès : Exclure la raison, n’admettre que la raison ». Et je crains que n’admettant que la raison, Rand nous prive un peu de ce qui fait et la petitesse et la grandeur de l’homme. J’ai peur que la vie sans sa part d’irrationnelle ne devienne un peu fade. Et si je voulais évoquer Pascal, c’est pour ce qu’il est d’usage d’appeler son pari. Pascal, qui est sans doute l’archétype même de l’intellectuel irrationnel, ce que Rand appelle le Sorcier, nous invite, à défaut de pouvoir prouver l’existence ou l’inexistence de Dieu, à parier sur son existence, considérant que nous avons tout à y gagner. Et si cette proposition m’est apparue comme intéressante, c’est que le philosophe qui raisonne ainsi nous dit qu’il est donc rationnel et raisonnable de choisir la voie irrationnelle (selon Rand) de la foi en Dieu. Et je crois un peu comme lui, non pas qu’il soit raisonnable, compte tenu de notre ignorance métaphysique première, de parier sur Dieu, mais raisonnable de faire le choix de l’athéisme. Souvent, un certain nombre de choses sont déraisonnables, par exemple de ruiner sa vie à défendre une idée, un principe, dont on sait qu’il ne pourra gagner dans un contexte donné ; et pourtant nous sommes prêts à nous engager dans ce chemin. Mais Rand pourrait me dire que je confonds ici pragmatisme et rationalité.

 

Et tirant le fil de cette réflexion, j’en viens à me tire, problème épistémologique, que Rand ne clarifie pas suffisamment ce qu’elle nomme raison, entre la chose rationnelle et la chose raisonnable. Est rationnel tout ce qui a une raison d’exister, c’est-à-dire une cause qui en explique l’occurrence. Et de ce point de vue, il n’y a rien de plus rationnel que le désir. Est raisonnable tout ce qui existe pour une bonne raison, c’est-à-dire qui existe du fait d’une volonté que l’on peut juger bonne sur le plan de la morale. La cause justifiant alors l’occurrence.

Et c’est sur ce second point que sa philosophie pèche. Sauf à être fou, tout ce que l’homme fait est rationnel, ce qui ne l’empêche pas de se tromper souvent (faiblesse de ses outils cognitifs ou méthodologiques, méconnaissance de certaines données, etc.), mais est-ce toujours raisonnable ?  Notre conscience serait, en la matière, toujours le meilleur casuiste. Toute la philosophie de Rand consiste à nous inviter à interroger notre conscience et à lui demander de discriminer, non pas le rationnel et l’irrationnel, mais le raisonnable et le déraisonnable pour soi, c’est-à-dire au bout du compte l’immoral et le moral de son point de vue, c’est-à-dire à objectiver de manière subjective le bien. Et c’est là où je m’y perds un peu et où je ne vois plus de différence de fond avec la démarche de Kant avec son « impératif catégorique ».

 

En synthèse, que nous propose Rand ? De faire le choix d’un certain nombre de vraies valeurs, de valeurs raisonnables ; s’en faire une éthique ; interroger chaque fois notre conscience en écartant nos désirs irrationnels, pour nous assurer que nos actes sont conformes à cette éthique, donc raisonnables. Mais sur quoi le choix de ces valeurs – choix a priori –est-il fondé ? Sur la raison ? Sur l’idée très kantienne que le bien et le mal nous seraient connus a priori ? Sur l’idée que Rand se fait d’une valeur morale ? « La norme d’évaluation de l’éthique objectiviste, la norme par laquelle on juge ce qui est bon ou mauvais, est la vie de l’homme, c’est-à-dire ce qui est requis pour la survie de l’homme en tant qu’homme ». Mais cette idée d’homme en tant qu’homme n’est-elle pas, en partie objective, en partie subjective ou idéologique. La métaphysique, ou du moins l’épistémologie répond-elle à ces questions : qu’est-ce qu’un homme ? Qu’est qu’une vie d’homme en tant qu’homme ? Marx, aussi, et c’est l’essence de son projet politique, a essayé d’apporter sa réponse à cette question. Mais, pour finir sur ce dernier point : le choix de Rand de soutenir d’une manière assez déraisonnable ce capitalisme qu’elle aime tant, ne résulte-t-il pas d’une haine du communisme qui tient à ses expériences de jeunesse. Amour, haine, passion ; et préjugés. Et quand, devant les élèves de West Point, elle déclare que « les États-Unis d’Amérique sont la nation la plus grande, la plus noble, et dans les principes qui l’ont fondée à l’origine, la seule de toutes dans l’histoire du monde qui soit de nature éthique », on peut sans doute lui donner raison, mais en rajoutant que ces principes éthiques, ceux des pères fondateurs auxquels, personnellement j’adhère, n’ont pas empêché le génocide amérindien, et aujourd’hui le développement d’un capitalisme liberticide et mortifère.