Dans le sang-suite

Les conseillers en communication du Président Hollande lui ont suggéré de proposer aux Français de pavoiser leurs façades aux couleurs du drapeau. Personnellement, je n’ai pas répondu à cette invitation, et pas seulement parce que le terme de pavoiser est effectivement ambigüe. Plus sérieusement, je considère que, dans un pays qui ne s’est jamais affranchi de son jacobinisme, le bleu-blanc-rouge est moins le symbole du pays ou de la nation que celui de l’État ; et je suis décidément trop sensible à ces ratiocinations qui loin d’être stériles font sens.

Car la politique, art consommé des relations publiques[1], de la communication, du bonneteau idéologique – dit plus simplement, de l’escroquerie intellectuelle –, récupère, détourne, recycle à son profit, tout ce qui, aux yeux de l’opinion, peut avoir une valeur. Il en fut ainsi du terme de démocratie détourné de son sens premier au XIXe siècle, ou, pour prendre un second exemple assez éloigné du premier, et dans un contexte plus local, du cœur vendéen. Ce fut le symbole de la réaction chouanne antirépublicaine, réaction que la république matât dans le sang – les crimes de guerre des bleus furent dans l’Ouest particulièrement horribles. Mais le Conseil Général de la Vendée, représentant, autant que la préfecture, le système républicain, récupérera ce symbole pour en faire son logotype. Malheur aux vaincus ! Que leur cœur soit arraché et porté en bandoulière par le vainqueur triomphant.

Non, je ne chicane pas ! Pas plus quand je m’interroge sur cette fiction qu’est le peuple[2]. Seulement, je ne veux confondre l’État et la nation, et je suis trop sensible au risque de confusion, d’escamotage, pour ne pas chicaner. Citons à nouveau Nietzsche dans Zarathoustra : « L’État c’est ainsi que s’appelle le plus froid des monstres froids et il ment froidement, et le mensonge que voici sort de sa bouche : « moi, l’État, je suis le peuple ». Et précisons que si notre président est le chef légitime de l’État, Il n’est pas le chef de la nation. Il commande aux armées de la république, mais ne commande pas au peuple.

J’avoue que le drapeau français est devenu, dans mon inconscient, le symbole de l’État français, à tel point que je ne peux voir sur la façade d’un immeuble, ou l’en-tête d’un document, le profil de Marianne se découper sur les trois couleurs, sans conclure qu’il s’agit d’un bâtiment ou d’un document administratif, donc pour moi, problématique et source de désagréments. Et les rapports de l’État avec les gens (sa police que je crains, sa justice en laquelle je n’ai aucune confiance, ses percepteurs de taxes que j’ai bien du mal à trouver sympathiques, sa bureaucratie imbécile) sont si dégradés, que peu d’entre nous ont encore envie d’avoir le moindre rapport avec ses services. Ce logo est devenu pour moi problématique, et j’ai tout le mal du monde à éprouver un sentiment d’attachement à ces couleurs. Pourtant, j’aime ce pays, profondément, ses paysages si doux que l’on salope tous les jours, sa culture que l’on détruit consciencieusement, un pays où mes ancêtres vivent depuis la nuit des temps[3], où mes ancêtres furent tous catholiques. Mais je n’aime pas l’État, mal nécessaire, et l’État s’étant pavoisé des couleurs françaises depuis si longtemps, depuis la Révolution française, je lui abandonne son drapeau. Et l’État n’imprimera pas plus sa marque sur mon visage ou sur un autre visage de mon intimité, la façade de ma maison.

Oui, je fais ma mauvaise tête ; mais si j’accepte ici de jouer le rôle ingrat de l’empêcheur de tourner en rond, c’est que je prends toute la mesure et du divorce entre l’État et les gens et de la perversité de la manœuvre politique entreprise. Les services du président et du gouvernement, avec l’aide des médias qui y trouvent leur compte, instrumentalisent le drame que certains de nos concitoyens ont vécu dans leur chair, et les autres de manière plus spirituelle, pour essayer de sauver un régime failli, de restaurer l’autorité du chef de l’État dans une perspective clairement électoraliste, et en essayant de reconstruire un lien rompu. C’est un peu, comme un couple défait qui essaierait de se retrouver sur le corps de leur enfant décédé tragiquement. Mais c’est vain, comme pour la progression du chômage ; une fois l’épiphénomène[1] passé, on retrouvera la problématique posée sans changement des termes. Et pour certains dont je fais partie, cela ne suffira pas. À cette rupture consommée qui marque l’absence de dynamique démocratique dans notre pays, on ne pourra répondre qu’en changeant de régime : Réaffirmation de nos valeurs ; mise en chantier d’une république démocratique, laïque et sociale ; amaigrissement et renforcement de l’État ; renforcement de la cohésion national. Tout un programme…

[1]. Qui écrit, s’expose et prend le risque du malentendu. Parler d’un épiphénomène s’agissant des massacres du vendredi 13 est de la sorte. Je m’en tiens ici à la seconde définition, philosophique, d’un terme polysémique. Ce drame n’est pas « secondaire, périphérique, sans importance » (premier sens), c’est un drame qui s’ajoute à un phénomène (la construction d’un Khalifat, en réponse, d’une part à une attente de beaucoup de musulmans, et d’autre part à l’impérialisme occidental) sans réagir sur lui, donc sans le modifier réellement (second sens)

[1]. C’est Hannah Arendt qui dit parle de cette évolution : Quand « la politique n’est qu’une variété des relations publiques » – « Du mensonge à la violence ».

[2]. Car comme l’écrit Yves-Charles Zarka : « La reproduction des conduites d’obéissance, qui assurent le maintien de l’Etat, suppose la production de fictions ».

[3]. La nuit des temps est l’aube des temps connus, le début de mes traces généalogiques, au XVIIe siècle en Charentes. Avant ?

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