Du sentiment de dignité.

Il y a des concepts-valises comme il y a des mots-valises[1], et je remarque à quel point la réclame a désormais imprimé sa marque au discours. Et rien ne m’agace plus qu’un professionnel de la communication infatué qui parle de son art. Je continue, pour ma part, à penser que la communication est un processus de transmission ou d’échange d’informations, et que le discours a pour fin d’expliquer ou de dire quelque chose ; en d’autres termes, que le discours vaut pour ce qu’il dit, par son contenu, qu’il recouvre donc son objet. Or la « communication » publicitaire fonctionne tout autrement, car c’est un discours qui n’a pas pour fin de dire quelque chose, de donner une information, mais de créer un climat favorisant la vente. La pub peut ainsi passer des messages ou mettre en scène des situations sans aucun rapport avec le produit (un rouleau de papier-cul ou un parti politique), pour peu que la création d’une sympathie[2], d’un désir d’identification, génère un désir ou une adhésion, une envie d’en avoir ou d’en être. Et cette perversion du discours, ce retournement cul par-dessus tête d’un logos dont l’essence cesse d’être la raison pour devenir, paradoxalement, l’éros, voire l’hybris, gagne partout et notamment le monde politique, stérilisé par la langue de bois. Mais c’est une vieille histoire. D’ailleurs, Hanna Arendt remarquait déjà dans les années 70, dans son essai « Du mensonge à la violence », que, dorénavant,  « la politique n’est qu’une variété des relations publiques ».

On peut donc aujourd’hui, notamment dans ces médias qui nous formatent tous, parler sans rien dire, brasser des idées creuses, jongler avec des formules dont l’élégance formelle cache un vide de sens, une abyssale vacuité du fond qui donne un peu le vertige ; ou utiliser des mots dont la polysémie permet tous les usages sophistes et tous les abus rhétoriques ; abuser de concepts sans jamais les définir ; parler de morale ou d’éthique sans signifier la moindre axiologie.

Remarquons par exemple l’abus des mots « valeur » et « morale ». L’injonction morale permanente m’insupporte, quand personne n’est capable de me dire de quelle moraline il s’agit, et quels sont les fondements de cette morale-ci ; d’une morale qui serait par exemple authentiquement laïque… L’usage du mot valeur m’insupporte tout autant. Que l’on me dise de quelles valeurs on parle ! Notre identité nationale serait à chercher du côté de nos valeurs communes. Bravo ! Mais quelles sont ces valeurs proprement françaises : l’amour de la démocratie ? Notre pays l’est très peu, très mal et beaucoup d’autres pays le sont plus et mieux que nous ; la liberté ? Les pays anglo-saxon – religion oblige – sont infiniment plus attachés que nous à la liberté de leurs concitoyens ; l’égalité ? Ce n’est pas une valeur ; la fraternité ? Laisser moi rire ! ; La laïcité ? Elle est définie chez nous de manière purement technique et non principielle ou morale[3]. Je ne vois donc comme valeur française que la cuisine.

Parlons d’un autre concept à la mode : la dignité. Comment la définir si l’on ne veut réduire le mot « digne » à un simple synonyme de « noble » ou de « moral » ? Mes dictionnaires ne m’aident pas beaucoup. Et je ne saurais la définir autrement que comme la conscience opérante de notre humanité. Le sentiment de dignité est la simple reconnaissance de l’humanité du genre homo, la reconnaissance du genre en son genre, la revendication d’une spécificité ontologique avec, comme corolaire, la communion dans une idée simple : l’homme est un animal à part, une bête dont l’esprit porte un supplément d’âme que l’on pourrait appeler sens moral.

Le sentiment de dignité n’est donc que le sens moral, et Alain, parlant de la philosophie de Kant, le disait en ces termes : « Il n’y a rien d’autre dans la morale que le sentiment de la dignité »[4].

Le sentiment de dignité n’est autre que le sens moral (je le répète) ; et l’exprimer ainsi confesse une forme de vanité de toute réflexion philosophique. Toute vérité première est fondamentalement apriorique, c’est à-dire intuitive. Kant, dont je ne défends pas la philosophie faute de la connaitre assez, considère qu’il y a des lois qui nous sont connus a priori, et donne toute sa place à l’intuition[5]. Toute réflexion, tout système, ne peut être bâti que sur des hypothèses, des conjectures plausibles et cohérentes, des convictions intimes. Toute morale est une sensibilité. La dignité est donc sens et respect de l’humanité, celle qui est en nous, et dont nous devrions témoigner, comme celle qui est en l’autre, et que nous devrions reconnaitre. Les théistes le justifient de manière simple. L’homme est à l’image de Dieu, et aimer l’homme c’est aimer Dieu dans l’homme, et cette vision iconique est très forte chez Paul. Mais peut-on, après Darwin, continuer à considérer que quelque chose de singulier, de particulièrement divin passerait du créateur aux hommes, et pas au grand singe ou au cheval ?

De quelle nature est donc ce supplément d’âme proprement humain ?

Je ne saurais répondre autrement qu’imparfaitement, en reconnaissant chez l’homme une ambition de se surpasser, de se porter au-delà de lui, de se transcender ; au-delà de son désir de vivre et d’en jouir, au-delà de la simple réponse à ses besoins et aux nécessités constitutives de son être. Vanité des vanités… Je définis toujours l’homme comme un animal orgueilleux. Ce désir d’être au-delà de la nécessité et du désir, et qui est toujours du domaine du désir, n’est-il pas surtout du domaine de l’orgueil ? L’humilité n’est-elle pas extrêmement prétentieuse ? Le saint n’insulte-t-il pas Dieu en prétendant rivaliser avec lui ?

Je vois cet orgueil doublement constitué. D’abord par un besoin de singularité, et de ce premier point de vue, cette prétention à exister au singulier est proprement humaine et justifiée – mais je n’en suis pas si sûr – par le cogito cartésien : un homme, une conscience à nulle autre pareille. Et c’est bien ainsi qu’on peut comprendre qu’une vie humaine puisse souvent être considérée comme « sacrée » alors que la vie animale ne devient précieuse que si l’espèce est menacée. Je renvoie à la méditation, dans la Genèse, du dialogue entre Yahvé et Abraham concernant le devenir de Sodome et  Gomorrhe. Le créateur veut détruire ces villes perdues, et le patriarche des peuples monothéistes essaie de le convaincre de distinguer les justes et les méchants, et  d’épargner la ville pour sauver la vie du juste, mettant dans la balance 50 possibles justes, ou peut-être seulement 45, 40, 30, 20, enfin 10 …

L’homme se conçoit comme singulier, et dernière cette singularité se cache – assez peu d’ailleurs – la vague conviction d’une supériorité personnelle. En second lieu, un besoin de confiner à l’universel, au tout, donc à Dieu. L’homme fantasme, même si sa raison, que son désir n’admet pas, en comprend la folie, de devenir ce qu’il n’est pas, Dieu, et d’obtenir ce qu’il lui manque : immortalité, omniscience, omnipuissance. Remarquons pour conclure que la science est le propre de l’homme, et qu’elle n’a pas d’autre fin que de vaincre la mort, de lui donner une puissance supérieure à la nature, donc à Dieu – Deus sive natura –, de le faire accéder à tout le savoir disponible – c’est un peu l’enjeu du net conçu comme support du wiki ».

Dignité ou Vanité ?



[1]. Je me permets ici de transformer, quitte à en mal user, le sens usuel de « mot-valise »,  qui, comme chacun sait, est d’abord un néologisme contractant en un seul, deux mots porteurs de sens, pour servir l’idée qu’un mot peut aussi être utilisé comme un sac, qui pourrait contenir tous les bagages qu’on souhaiterait y mettre, et y faire voyager.

[2]. Sympathie : du grec sympatheia  (sýn – ensemble et pathos – passion).

[3]. Ne confondons pas une séparation institutionnelle de l’église et de l’Etat, et le refus du sacré.

[4]. Lettre d’Alain à S. Solmi sur la philosophie de Kant.

[5]. « Sans intuition nous ne pouvons pas penser, sans titre de la pensée nous n’avons aucune intuition ».

 

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