Foi et raison

M’en tenant au simple sens des mots, je me définis plus facilement comme philosophant que comme philosophe – prudence ou coquetterie ? – et toujours comme mescréant, admettant trop souvent mescroire. Et de ce point de vue, je me sens proche de Montaigne que certains (qui ne le sont pas du tout) ne daignent pas appeler philosophe, et dont la philosophie est un libre syncrétisme des écoles créées par Épicure,  Zénon et Pyrrhon. Mais ne pourrait-on pas dire la même chose de Nietzsche (vrai ou faux philosophe ?) qui fut un grand et bon lecteur des Essais. Et je pourrais tout aussi justement me dire méfiant, puisque l’étymologie latine, par fidere (la confiance), nous ramène à l’idée de foi. Enfin, sur un autre registre que j’explorerai peut-être un jour moins ensoleillé, j’aurais pu choisir d’utiliser la formule de philosophe empêché.

Je n’ai donc pas la foi au sens où Paul de Tarse, Augustin ou Pascal ou encore Malebranche – mais cette liste n’a rien d’exhaustif – l’entendaient, car je n’ai jamais reçu la grâce. Et je ne sais si je dois m’en plaindre, car il me reste comme lot de consolation la philosophie. Et je ne crois pas que l’on puisse être philosophe, ou tenter de l’être, en acceptant l’a priori religieux, ou après avoir reçu la grâce comme on reçoit un coup de bâton sur la tête, ou un coup de pied au cul du fatum, ou un pot de géranium dégringolé de son appui de fenêtre. Et certains le vécurent dangereusement (Bruno y laissa sa vie, je ne sais comment Maître Eckhart ou Nicolas de Cues s’en sortirent). Montaigne, peut-être par son voyage à Rome, passa entre les mailles du filet de la censure pontificale, alors qu’une lecture plus attentive du texte aurait pu le faire mettre à l’Index.

Je pourrais illustrer cette opposition : doute et créance, raison et foi, philosophie ou pratique religieuse, en revenant au mythe de la Genèse, et à l’interdiction faite aux hommes de gouter du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du  mal. Cette interdiction de philosopher est claire, sans appel, radicale et définitive. C’est le seul interdit biblique, au moins avant le décalogue. Le premier couple pouvait donc, en ces temps adamiques, tout faire, jouir de tout sans mesure dans un paradis qui tenait à la fois de la prison panoptique de Bentham – l’amour de dieu n’est-il pas une prison ? –, que du Meilleur des Mondes[1], mais ils ne pouvaient pas se poser la question de la morale. Ils pouvaient courir nus dans les bois, boire jusqu’à plus soif quitte à inventer le vin, manger à s’en rendre malade, forniquer du matin au soir après avoir forniqué du soir au matin, se mettre les doigts dans le nez, cracher par terre, ne pas ranger leur chambre, jurer quand ils se blessaient, mais ils ne pouvaient se poser la question du sens de leur vie. Je pourrais développer encore cette référence, mais je préfère puiser à des sources moins irrationnelles, plus modernes, et laisser parler l’inventeur du Christ et de la religion chrétienne, Paul de Tarse.

Dans sa première Épitre aux Corinthiens, texte fondateur, canonique, Paul oppose, logos contre logos[2], la sagesse divine et la sagesse philosophique « Alors que les juifs réclament les signes du Messie, et que le monde grec recherche une sagesse, nous, nous proclamons un Messie crucifié, scandale pour les juifs, folie pour les peuples païens. Mais pour ceux que Dieu appelle, qu’ils soient grecs ou juifs, ce Messie est sagesse de Dieu »[3]. La formule tranche ici sans appel entre, d’une part, le verbe divin proposé à la créance des chrétiens (jamais à leur entendement), sous la forme de la parole christique portée, traduite et commentée par Paul, et d’autre part la raison rejetée par le prophète, mais telle que la philosophie grecque l’a théorisée, et la promue comme média de toute connaissance, et seule ressource théorétique. Mais ces deux logos (parole transmise et raison raisonnante), n’ont qu’un objet, le discours indicible sur le monde, un Logos (en majuscule) au sens héraclitéen du terme, et susceptible de donner du sens à l’aventure humaine. Et ces deux approches, radicalement différentes, antagonistes, se retrouvent et dans l’émerveillement de l’intuition et dans la conviction d’une forme de vacuité de la connaissance. Pourquoi pas.

A chacun son média pour tenter de connaitre l’inconnaissable, et à défaut de tirer le bon numéro, la grâce, il est toujours possible, au grattage, de gagner quelque chose. La philosophie, c’est le grattage.

Et si je me sens à ma place dans cette discipline philosophique tricotée de doute comme les religions sont, elles, tissées de foi, c’est que faute d’avoir reçu la grâce, comme Claudel nous le raconte (ou Augustin d’Hippone dans ses confessions), et de pouvoir mettre toute ma confiance en Dieu, ce qui ne saurait faire débat, ni pour moi, ni pour personne, j’imagine, je ne peux donner foi à ce que des hommes de chair et de sang me disent, et que je ne comprends pas C’est pourtant l’exigence de Paul, qui se comporte comme tous les ayatollahs du monde, en déclarant : « C’est à nous que Dieu, par l’Esprit, a révélé cette sagesse […] l’homme qui est animé par l’Esprit juge de tout, et lui ne peut être jugé par personne ». Il rajoute : « L’écriture demandait : Qui a connu la pensée du Seigneur ? Qui lui donnera des conseils ? » Eh bien ! la pensée du Christ, c’est nous qui l’avons ! »[4] . Parlant de « nous », il parle de lui (et incidemment de son collègue en prédication Apollos). A le lire, il me faudrait donc, faute d’avoir été éclairé – affranchi pour le dire au plus juste – par Dieu, renoncer à m’en remettre à ma réflexion (la droite raison), pour m’en remettre à un homme, qu’il s’appelle Paul ou Muhammad, qui se déclare élu, illuminé et animé par l’Esprit de Dieu, et qui prétend juger et exige de ne pas l’être. Et qui oppose par ailleurs à toute ma dialectique, une rhétorique redoutable, arme de guerre contre laquelle tout argument n’est qu’une tapette à mouche : « La sagesse de ce monde est folie devant Dieu » ; « Le Seigneur connait les raisonnements des sages ; ce n’est que du vent ! »[5]. Comment répondre à un tel rhéteur ? Mais l’argument est si déstabilisant si définitif que tous les pères de l’église l’utiliseront : A Tertullien qui déclare[6] : « Et mortuus est Dei Filius : Credibile est quia ineptum est ; et sepultus resurrexit ; certum est quia impossibile est – Le fils de Dieu est mort: C’est croyable parce que c’est absurde; et, après avoir été enseveli, il est ressuscité; c’est certain parce que c’est impossible. », Augustin semble répondre « Si comprehendis, non est Deus  – Si tu comprends, ce n’est pas Dieu »[7]. Le propos est conclusif, définitif, et surprenant sous la main d’un homme très marqué par la logique grecque – Mais Voltaire n’écrit-il pas dans son Traité sur l’intolérance, en soulignant son inconséquence, qu’Augustin changeait souvent d’avis.

Je sais que l’homme est un animal orgueilleux, un animal qui a un besoin maladif ou puérile de comprendre, et ma petite expérience de la vie m’a conduit, difficilement, à admettre que pour comprendre, il faut sans doute cesser de réfléchir, que pour trouver, il faut probablement cesser de chercher, que le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal est trop indigeste. Je veux bien déposer les armes de mon entendement – même si je n’en ai pas d’autres –, reconnaitre avec Paul que « le langage de la croix est folie pour ceux qui vont vers leur perte », mais pourquoi faudrait-il alors que je m’en remette aux prophètes ?

Je conclurai aujourd’hui sur deux points. D’abord par un rappel de la formule de l’Ecclésiaste « Tout n’est que vanité et poursuite du vent ». Il y a beaucoup d’orgueil dans cette prétention à la philosophie, car toute sagesse et relative, et au bout du compte vaine. Et l’exigence de s’humilier devant Dieu qui m’avait beaucoup perturbée chez Malebranche, a cessé de me choquer. Si la foi ne sauve pas, n’en déplaise aux esprits religieux, la philosophie pas mieux. Au plus console-t-elle (c’est le lot de consolation évoqué plus haut). Et il me plait que cette idée se retrouve dans un texte de Salomon[8], entre le Pentateuque et les Prophètes. En second lieu, je vois l’immense distance entre Jésus et Paul. Le premier est un philosophe, qui pas plus que les philosophes gréco-latin ne remet en cause sa religion, ou ne souhaite encore moins en créer une nouvelle. Et je le trouve, au bout du compte et au moins sur la forme, proche de Diogène de Sinope ; le second est un prophète – comme Zoroastre ou Mani, ou Muhammad. Il invente un personnage conceptuel, le Christ, crée un nouveau corps de doctrine, fonde une religion à vocation universelle et bouleverse le monde.



[1]. Je cite le roman d’Huxley en me souvenant plus précisément du mode d’éducation des enfants qu’il décrit.

[2]. Faut-il rappeler que ces textes sont écrits en grec.

[3]. Epitre aux Cor. (1, 22–24)

[4].  Ibid (2, 10– 16)

[5].  Ibid (3, 19-20)

[6]. Dans : De Carne Christi.

[7].  Dans : Sermon 17.

[8]. Je sais que cette référence est contestée.

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