Je ne vous parlerai pas d’amour

Demain, c’est dimanche – repos… J’avais envie de vous entretenir d’un sujet grave, l’amour. Mais c’est décidément trop sérieux : on ne badine pas avec l’amour ! Et puis, c’est la saison estivale, les vacances ; personne n’a la tête à réfléchir à des choses sérieuses ; alors, parlons plutôt de la mort, la mienne, la vôtre, celle qui banalement nous attend tous. Elle nous attend avec cette sérénité de celle qui sait qu’elle n’attend pas en vain, que les chalands viennent à elle sans effort de sa part, et ce petit sourire en coin de celle qui a tout vu, tous les clients imaginables en sa boutique. Elle se sait sans concurrence en son état, et incontournable, indépassable, éternellement passive et sereine.

 

Les tenants du Marché n’ont rien inventé avec leur obsolescence programmée. Déjà, Dieu l’avait inventé, nous faisant le corps périssable : créé pour ne pas durer, pour tomber en panne à un certain moment – Cioran parlait « de la démission des organes ». Oui, les choses ne sont pas faites pour durer et nos décharges sont pleines de cadavres : un vieux frigidaire, la chaise haute du bébé qui a grandi, ce canapé qui meublait le salon de l’appartement de Nogent, de la vaisselle cassée, des cintres démembrés, le cadeau que nos voisins nous avaient ramené de leurs vacances de neige, le corps tout sec de papy Albert, l’enfant mort-né qu’on aimerait ne pas avoir conçu, des bassines de toutes les couleurs, crasseuses, mais qui mettent néanmoins un peu de gaité dans tout ce bordel. Nous sommes tous faits pour durer un temps, et puis la vie nous jette, périmés. Le Marché nous jette aussi, mais pas trop vieux – ça, il s’en fout – trop pauvre.

Avec beaucoup de prudence, on peut espérer un peu de rab, comme à la cantine. Les hygiénistes se battent d’ailleurs pour nous vendre leur hygiène bien-pensante qui pue. Les plus jouisseurs bruleront la chandelle par les deux bouts – l’image aussi est éclairante – et se retrouveront à bout de souffle, à bout de suif, un peu trop tôt dans le noir. Mais que l’on s’économise ou que l’on gaspille, le gain ou la perte se fait toujours sur notre capital de départ. Chacun a son temps singulier, son temps à lui. Nous sommes tous égaux face à la mort, aussi nus qu’au premier jour, égaux aussi dans la mort, car le néant n’est pas un zéro à l’arrondi près, mais le néant absolu, et zéro égal zéro. Mais égaux, nous ne le sommes pas face à la vie qui pour l’un est programmée courte et pour l’autre longue, et chaque fois avec des dons singuliers. Alors, pourquoi ne pas l’accepter ? La philosophie, nous dit-on, doit nous apprendre à mourir. Il n’est en fait nul besoin de leçons pour cela. Mais comment apprendre à admettre que, passée l’heure fatale inscrite dans nos gènes, il n’y a pas lieu d’insister ? Ce n’est pas seulement une question existentielle. C’est aussi une vraie question sociale, éthique, politique. Ne devrait-on pas apprendre aux hommes à accepter ce que la nature a fait et qui répond à sa nécessité propre ? Faire aujourd’hui une transplantation cardiaque, demain du cerveau, est-ce bien raisonnable ? Je sais que le faire la première fois fut un exploit et que l’homme n’aime rien tant que de se confronter à l’impossible. Je sais aussi que quand une chose est possible, même moche ou sans intérêt, l’homme la fait inéluctablement. Mais est-ce bien raisonnable ? Je pense à ces transhumanistes qui prétendent défier la mort ou espèrent pouvoir un jour transférer leur conscience dans un corps jeune, beau, musclé, si possible blanc. Ce sont ces questions politiques (souligné) dont j’aimerais débattre ; pas seulement de la réforme du droit du travail, ou du prochain traité de libre-échange entre l’U.E. et les martiens. Je crois pouvoir défendre politiquement (je pense « système de santé » et « financement ») l’idée d’une médecine réparatrice des accidents, ou des aberrations congénitales – qui sont aussi des accidents –, c’est-à-dire aider la nature à réaliser son projet ; d’une médecine qui permet de mieux vivre, comme l’homme naturel idéalement sain devrait le faire, donc qui atténue la douleur ; mais pas d’une médecine qui repousse les limites naturelles de la vie, ou qui nous permettrait d’être plus que ce que l’on est.

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