La propriété et le vol.

La dialectique « liberté-aliénation » est de manière troublante comparable, voire superposable à celle de la propriété et du vol.

On ne peut parler de liberté que dès lors où une forme d’aliénation nous en prive, la limite, et ce faisant la révèle de manière nostalgique et la circonscrit, comme en creux. L’aliénation, paradoxalement, rend donc pertinent le concept de liberté, la révélant comme réalité existentielle. Avant cette amputation, je veux dire en l’État de Nature – pour parler comme les Lumières – l’homme solitaire, non socialisé, n’est pas libre, faute de pouvoir concevoir sa liberté. Ce concept n’a en effet alors, tout simplement, aucune pertinence pour lui, nul sens ; ça ne lui parle pas. Dès qu’il s’aliène, ou est aliéné, il conçoit ce qu’il vient de perdre : Il n’y a de paradis que perdu, d’utopie que nostalgique, de bonheur que dans la quête.

Posséder c’est très exactement la même chose. On ne possède que relativement au risque de perdre, d’être dépossédé. Notre homme de nature, bon sauvage « rousseauisé », possède-t-il l’azur bleuté, la cloche d’azur[1] que seul son horizon lui vole, l’air qu’il inspire à pleins poumons quand il course une femelle, le soleil qui réchauffe son corps alangui après l’effort ou le plaisir ? Il ne possède rien de tout cela et ne le revendique pas. Mais qu’Alexandre de Macédoine vienne à passer et fasse de l’ombre à Diogène méditant dans son tonneau, alors l’homme s’insurge sur ce qu’on lui vole, et défend son droit, c’est-à-dire son bien.

Peut-on dire que « la propriété, c’est le vol » ? Je ne le pense pas, même si l’on peut tout dire dès lors que l’on peut donner sens aux mots et justifier une figure de style pour ce qu’elle est. Par contre reconnaitre la propriété, c’est reconnaitre le vol, car inventer le concept de propriété ou l’inscrire dans le droit civil, c’est faire exister le vol, soit comme concept phénoménal, soit comme délit. Et nier la propriété, l’abolir, c’est évidemment mettre fin au vol, car on ne saurait voler ce qui n’est à personne : on le prend et on en use, c’est tout ; une canne à pêche, une femme – cette dernière ne pouvant prétendre s’appartenir.  Peut-on concevoir qu’un bien appartienne à tous. Je dis que non. Un bien est une propriété individuelle ou collective (et de ce point de vue, on doit bien distinguer la Nation et l’État), ou n’appartient à personne. Mais s’il n’appartient à personne, il cesse d’avoir une valeur d’échange,  et ne peut être considéré comme un bien, mais comme un objet, au sens générique que je donne à ces mots. Ou alors peut-être … Cela signifierait, soit qu’il n’a aucune valeur d’échange, ou d’usage – une idée, un sentiment, un coucher de soleil, un camp d’extermination qui témoigne  –, soit que ce qui fut un bien ou aurait pu le devenir fût sacralisé, élevé hors de portée humaine, hors d’atteinte du commerce des hommes, divinisé. Mais sans qu’une religion prétende s’en emparer. Le Christ est ainsi propriété de l’Église de Rome, ce que je veux bien admettre, il nous reste Jésus, mais pour les évangiles, c’est moins clair.


[1].  « J’ai posé sur toutes choses cette liberté, cette sérénité céleste, comme une cloche d’azur, le jour où j’ai enseigné qu’au-dessus d’elles et par  elles il n’y a pas de « vouloir éternel » qui agisse » -Ainsi parlait Zarathoustra, III, Avant le lever du soleil.

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