Le monde comme représentation.

L’histoire des idées est jalonnée de figures tutélaires qui, à défaut de rendre compte de l’ensemble du panorama spirituel, permettent de s’y retrouver dans une généalogie dont l’arbre comporte plusieurs troncs et un nombre considérable de branches, charpentières ou coursonnes, dont aucune n’est stérile. Par exemple, les physiques de Démocrite – profitant peut-être de la disparition sans traces de Leucippe –, ou d’Epicure, ou encore de Platon sont des jalons importants ; et chaque fois, sur de nouveaux rameaux, l’arbre produit de nouveaux fruits ; et c’est volontairement que, citant une philosophie antique, j’en reste à la partie basse de l’arbre (de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, si l’on veut bien considérer la morale comme l’essence de la philosophie).

Mais l’arbre me semble charpenté sur deux troncs qui, naturellement, montent tous les deux vers le ciel des idées : l’un matérialiste, immanent, et l’autre déiste et transcendant. Et si j’élague ainsi le propos, le réduisant à une vulgate scolaire, c’est qu’il n’est pas ici essentiel. Mais quand même, admettre un au-delà de la réalité sensible, ou nier qu’il puisse exister un espace des limbes ou post mortem, change un peu les choses, et modifie sérieusement notre axiologie existentielle.

Mais je continue à m’interroger, quitte à faire tourner mes questionnements en rond et à y perdre tout équilibre, sur la morale, et sur ses possibles fondements psychologiques – l’innéité d’une connaissance ne disant rien de son essence. « Choses humaines, trop humaines », répondrait le grand Nietzsche.

Et si, s’agissant de morale, il m’est possible de faire ici un peu d’étiologie, je remarquerai qu’il y a des âmes bienheureuses et des âmes mélancoliques ; les premières trouvant leur bonheur en elles ; les secondes ne pouvant l’y trouver, car il n’y est pas. Elles doivent aller le chercher hors d’elles, sans garantie de jamais trouver ce bonheur qui les console de l’inconvénient d’être nées.

Je fais partie, comme Schopenhauer, Leopardi, ou évidemment Nietzsche, mais aussi comme Giordano Bruno ou Cioran – « In tristitia hilaris, in hilaritate tristis »[1] – et tant d’autres, des « âmes mélancoliques », et cela induit une certaine façon de penser ; ce que j’appelle mescréance, et qui est la figure opposée et symétrique à celle du croyant.[2]

Si l’on s’en tient à l’étymologie, ou à « une » étymologie, – celle de fides (fide, fidem) – celui qui a la foi est celui qui a confiance[3]. A l’opposé est celui qui a peur, peur de l’avenir, peur du lien.

Le hiatus entre le croyant et le mécréant, est brisure entre celui qui croit et celui qui craint. Les vertus théologales de l’église de Paul sont plus que claires, éclairantes : foi, espérance et amour. L’espérance me pose problème, et cela ne se commande pas, et l’incrédulité est une maladie dont on ne peut guérir. Mais cela ne m’empêche pas de me passionner pour la métaphysique, car si je ne confonds pas la réalité – sensible et phénoménale – avec la vérité qui constitue un mystère insondable, mystère sur lequel les églises construisent leur fonds de commerce, je ne confonds pas plus la chose en soi, et le concept qui en rend compte, et qui permet de vivre dans un monde dont nous percevons la structure causale, et dont nous prévoyons de mieux en mieux les évolutions, sans jamais n’y rien comprendre. Car c’est une chose d’expliquer que si la pomme de Newton tombe au sol c’est à cause de la gravité, ou encore qu’existe des particules élémentaires appelées gravitons, c’en est une autre de comprendre la nature de cette force. Rappelons-le d’une formule simple : Le monde n’obéit pas à des lois ; le monde est, et les lois de la nature décrivent de manière symbolique son mode d’être. Disons-le encore autrement. Avant de décrire le monde, les lois de la nature décrivent notre façon de le penser, c’est-à-dire la structure de notre système sensitif et cognitif, en d’autres termes, la géométrie de notre espace conscient. Mais peut-on distinguer ainsi le monde, et l’humain qui le pense et qui est partie-prenante de ce monde ?

Le philosophe dont les propositions métaphysiques me semblent être les plus pertinentes est Schopenhauer, dont je parle souvent dans ces chroniques. Puis-je prendre l’énorme risque – celui de la vanité ou du ridicule – de résumer ses propositions en quelques phrases ?

Il postule, comme d’autres avant lui, une distinction entre un monde « vrai » et ce que nous en percevons, et hiérarchise le monde des choses en soi et le monde sensible. Pour le dire avec des mots qui ne sont pas les siens, il distingue le monde perçu et le monde vrai, la subjectivité sensible et sa possible objectivation, la géométrie et la quiddité. Et cette approche que je repends ici avec mes mots en distinguant « réalité » et « vérité », – la première, objet des sciences, et la seconde, objet des spéculations religieuses – et que le philosophe allemand exprime dans une langue fluide et parfaitement claire, m’a durablement marqué. Pour le reformuler avec ses mots à lui, le monde que nous percevons n’est qu’une représentation fabriquée par notre intelligence sensible. Ce monde qui est le nôtre est donc une représentation – c’est notre représentation –, car nous n’accédons jamais à ce qui est derrière le phénomène, à la chose en soi. Et Schopenhauer considère que ce monde en soi, est « monde comme volonté » ; et prolongeant son analyse, il constate que ce monde comme volonté est le « vouloir vivre » ; ce que Nietzsche, partant de Schopenhauer qu’il reconnaitra comme maître pendant quelques années, mais pour s’en affranchir et construire sa philosophie au-delà, et très vite « contre », quitte à bouleverser ses amitiés et à les perdre, appellera « volonté de puissance ».

Mais, sans coller toujours à cette terminologie dialectique : « monde comme représentation »  – « monde comme volonté », restons sur ce que je nomme réalité et qui est donc notre représentation des choses de notre vie, une représentation subjective, individuelle, mais relativement objectivée par sa subsumation à l’espèce ; car nous voyons tous la même chose et de la même façon – au moins quant aux phénomènes –, et nous l’exprimons dans les mêmes termes (le bleu, le vert, le chaud, le froid, le grand, le petit, le rond, le droit, le tortu, …).

Ces représentations sont celles de corps, qui sentent, qui associent et comparent des images. Comme disait l’un « Je pense donc je suis »[4], et l’autre « Je sens donc je suis »[5].

Mais je ne sais quelle valeur donner à cette autre idée d’un monde en soi, quelle réalité lui accorder. Pourtant, connaissant subjectivement les sensations avec une « vérité » de conviction – coté tripes, donc par le corps –, et d’autre part pouvant objectiver relativement, l’expérience, la connaissance, je peux au moins inférer que s’il y a sensation, il faut bien que cet effet sensible soit produit par une vraie cause, opérante, c’est-à-dire une cause qui soit au-delà de la réalité, une cause vraie. Et je sais aussi que ce monde vrai que je sens imparfaitement, qui m’émeut ou m’effraie, n’est accessible qu’à mes sens, à mon intuition, à mon imagination pu à mon expérience. Mais l’homme n’a jamais pu se résoudre à vivre en se satisfaisant d’une représentation sensible du monde, en considérant que derrière la chose représentée, il n’y aurait rien d’autre, ou bien que, l’ignorant par nature, il devrait s’en désintéresser. Pourquoi ?

Chacun le sait. Car l’homme est désespéré de devoir mourir, et avant ce terme libérateur, de devoir vieillir. Et l’homme, animal orgueilleux, ne pouvant admettre la vanité des choses, cherche désespérément un sens à tout cela – ruse de la raison et opium du peuple. Et il a besoin de se construire une représentation du monde en soi en laquelle il puisse croire, qui fasse sens et le rassure. Et c’est ce que Nietzsche avait compris et qui lui a fait abandonner la philosophie Schopenhauerienne (et les idéaux du groupe de Bayreuth) quand il comprit que le « monde comme volonté » n’était qu’une représentation, conceptualisée, spiritualisée du monde. Comme le disait Stirner[6]à peu près à la même époque, tout cela n’était que fantômes. Leopardi parlait de simulacres.

Plus la science progresse dans sa connaissance des phénomènes – d’une part relier un effet observé à des causes identifiées, d’autre part nommer et quantifier les phénomènes –, moins elle répond à la question du sens, c’est-à-dire à la question morale ; et plus nous avons besoin, à côté de notre représentation sensible dont nous appréhendons bien toutes les limites physiques, tous les pièges, de nous construire une autre représentation, spirituelle, explicative, du monde dans lequel nous vivons. Et traditionnellement, cette représentation spirituelle est habillée sous les traits symboliques d’une divinité, plus ou moins anthropomorphique, plus ou moins réduite à un principe dynamique ou logique. Mais derrière ces deux approches, c’est toujours la quête d’une forme de cohérence  que je vois, une cohérence permettant d’échapper à la folie[7], un logos au sens héraclitéen, stoïcien ou chrétien du terme – « Au début était le Logos, et que le Logos était auprès de Dieu, et que le logos était Dieu, … ». Mais cette représentation du monde en soi n’est que la représentation produit par un corps sentant et pensant, la représentation d’une conscience désespérée qui se confronte à elle-même, et se projette sur le monde ; et peu importe que cette représentation procède de l’intuition ou de l’éducation, qu’elle soit inventé ou révélée.

On pourrait donc, pour conclure ou fermer cette parenthèse en s’inscrivant dans le schéma schopenhauerien, distinguer trois mondes, le monde représenté «monde comme représentation », celui sensible et phénoménal des hommes, investigué par la science –, le monde interprété qui est un discours symbolique (ou religieux), le monde vrai, c’est-à-dire l’objet du discours, d’un discours faux mais nécessaire ; le monde comme volonté que Schopenhauer oppose au monde comme représentation n’étant qu’une autre représentation du monde.

Mais insistons sur ce point, toute métaphysique n’est qu’une symbolique, ce que Nietzsche qui n’était pas matérialiste a bien vu, et tout ce que le discours religieux ou scientifique produit est représentation,  et est occasion de produire du dogme, de l’orthodoxie, de l’exclusion.

Concluons sur ma représentation symbolique du monde et sur ce qu’elle doit à Schopenhauer. A défaut de croire en un « monde comme volonté », je crains « un monde comme désir ». Et je m’explique ainsi, non pas que le monde soit irrationnel – il est toujours rationnel, car rien n’échappe à la concaténation des évènements, mais qu’il soit, à ce point déraisonnable. Car ce que nous désirons est toujours rationnel, mais rarement raisonnable, car l’homme est un être orgueilleux qui voudra toujours le beurre et l’argent du beurre, obtenir ce qui lui manque encore même s’il est repu à en vomir : et la jeunesse et la beauté éternelle, et la puissance, et la jouissance sans fin. Etre Dieu …, et encore sera-ce suffisant ? Les dieux, sur l’Olympe, gavés d’ambroisie et de nectar, s’ennuient encore entre deux coïts cosmogoniques. C’est pourquoi, ils ont inventé le théâtre, et le monde comme scène cosmique de la représentation des choses humaines.

Mais les hommes peuvent aussi désirer inconsciemment – désir funeste, noir – leur échec, leur mort, travaillant à se punir. La conscience n’est pas seulement le meilleur des casuistes, c’est aussi un esclavagiste[8], parfois un tortionnaire, un criminel qui nous tue, en participant d’une dynamique cosmologique qui nous condamne sans fin.



[1]. La formule est de Bruno (le chandelier).

[2]. Selon Schopenhauer, dans Aphorismes sur la sagesse, « Tous les hommes qui se sont illustrés en matière de philosophie, de politique, de poésie ou d’art, sont manifestement des tempéraments mélancoliques ».

[3]. Fidem facere : inspirer confiance, faire croire.

 

[4]. Descartes.

[5]. Rousseau, dans l’Emile.

[6]. L’Unique et sa propriété

[7]. Quand les chrétiens trouvent que la chose est absurde, ils préfèrent considérer que les desseins de Dieu sont impénétrables ; quand les juifs s’interrogent sur la Shoa, ils préfèrent penser que Dieu s’est absenté.

[8]. Selon la formule d’E. Fromm.

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