L’insoluble question morale.

Comme il est d’usage de dire qu’un écrivain est l’homme d’un seul livre, réécrit sans cesse sous différentes formes jusqu’à constituer une œuvre, ou qu’un philosophe est l’homme d’une idée, d’une intuition, développée jusqu’à constituer un système cohérent, je suis, comme tant d’autres, l’homme d’une obsession. Sans doute, parce que, comme le remarque Nietzsche dans la préface du « Gai savoir », « pourvu que l’on soit une personne, on a nécessairement la philosophie de sa propre personne ». Toute pensée, toute philosophie est donc celle d’un corps, et parfois celle d’un corps qui souffre – Nietzche, comme Paul de Tarse d’ailleurs, en sut quelque chose, et il se demande si « tout compte fait, la philosophie jusqu’alors n’aurait pas absolument constitué en une exégèse du corps et un malentendu du corps ». Et chacun n’ayant qu’un corps – pardon pour cette trivialité – et qu’une âme, qui est d’ailleurs celle de ce corps – autre trivialité plus rarement admise –, d’un corps marqué dans sa chair de  traumas constituants, de quelques échardes plantées ici ou là, notre psychologie, notre façon de voir les choses sont toujours marquées par cette obsession, qui est obsession à combler un manque, à réparer le désordre d’une vie. Et c’est pourquoi l’individu vieillissant ne change pas, et ne devient que la caricature de ce qu’il est, en s’acheminant, à son rythme de plus en plus cacochyme vers une rencontre finale avec ce qu’il est, avec celui qu’il a toujours été, parfois sans le savoir, sans le connaitre ou le reconnaitre. Mais est-il nécessaire de me justifier ainsi pour revenir à mes éternelles réflexions sur les questions morales ?

Toute démarche philosophique rigoureuse commence par distinguer, au moins pour des raisons de méthode, les morales humaine et divine, quitte à réduire l’une ou l’autre à une fiction, ou à un concept vide de sens ; la première ayant pour fondements le désir, la raison et la nécessité, la seconde une dynamique transcendantale et axiologique.

Car la morale des hommes est essentiellement le fruit de leur désir naturel à jouir de leur être, c’est-à-dire à se conserver en leur nature et à augmenter leur degré de puissance. Spinoza en donne une définition rigoureuse « la joie est l’augmentation de notre puissance d’agir » : jouir de sa puissance d’agir, c’est-à-dire jouir d’être et d’augmenter, comme sujet, sa propre puissance. La morale n’a donc pas d’autre ressort que l’intérêt bien senti de l’individu, l’intérêt à la jouissance d’un sujet raisonnable qui a compris que, vivant en société, confronté aux autres et en prise avec les objets du monde, il doit composer avec ces autres et ces choses, faute de pouvoir toujours les asservir à son plaisir singulier. La morale procède donc du désir et s’il y entre de la raison, ce n’est qu’une raison instrumentalisée par le désir, car la morale apparait quand l’homme a compris que ses intérêts ne sont pas dissociables de ceux de sa communauté, et que sa liberté doit être négociée. Et elle se réalise aussi, sans doute, dans l’orgueil de se sentir moral, dans la haute idée que l’homme se fait de lui – « Humain, trop humain », comme disait l’autre… Et si l’on me dit que la morale va chercher, bien au-delà, un supplément d’âme, le sentiment de compassion, je réponds que ce sentiment est de l’ordre du plaisir, et s’inscrit dans les lois de l’espèce, comme mécanisme de sa préservation : Sentiment de plaisir ou de déplaisir, de fierté ou de honte, qui passe par le regard de l’autre, seul véritable lien entre les hommes ; car faut-il préciser que le lien intersubjectif passe moins par la parole que par le regard ?

Ainsi, aucun homme sensé ne peut défendre un idéal contre nature, je veux dire contre sa nature humaine. Il cherchera toujours à se préserver en sa nature, à suivre le tropisme de son genre ou de son espèce, et à faire que la joie soit. Il est ce que la nature l’a fait, c’est-à-dire les nécessités de la matière, les contingences de l’évolution : hasard et nécessités (Remarquons que Spinoza, comme d’autres, contestait le hasard, et s’en tenait aux indépassables lois de la nature).

Et sa nature le déterminant, son libre arbitre se réduit – mais ce n’est pas rien – à faire les choix que son être, ainsi formé, peut faire. On n’est donc libre de penser, qu’à partir de sa nature.

S’en suit que l’homme cherchant toujours son bien, ou ce qu’il croit tel, son plaisir, sa joie, la morale humaine est une construction rationnelle – je veux dire qu’un individu sans moral, est un individu sans raison –, sociale, une construction historique dont les fondements sont psychologiques, c’est-à-dire biologiques. Ses ressorts sont les instincts, les pulsions, et son économie est rationnelle. Et de ce point de vue, le Bien, même le bien de l’autre, est toujours « bien pour soi », ou un bien pour soi subsumé à la communauté ou à l’espèce. La morale humaine est donc le résultat d’une économie des désirs, ou pour le dire en termes nietzschéens, le résultat d’un jeu de forces pulsionnels, tempérées par la raison qui sait investir le futur, et accepte l’effort d’aujourd’hui pour un plaisir à venir, ou pour l’évitement d’un déplaisir anticipé.

Existe-t-il une morale divine, c’est-à-dire une morale naturelle (deus sive natura) qui transcenderait l’humain ? L’imaginer ainsi, c’est déjà distinguer radicalement, sans doute faussement, l’homme et la nature. L’univers est cohérent, et les scientifiques s’en trouvent bien, puisque sans cette cohérence, il n’y aurait plus de sciences, car plus de possibilité de décrire un monde qui serait alors indescriptible ; plus de possibilité d’inventer des principes, des lois, ou d’écrire des équations.

La philosophie a essayé de décrire ces principes qui ne s’imposent pas à l’univers – ou l’expliqueraient – mais le décrivent de manière symbolique, dans un cadre épistémique qui est celui des hommes. Personnellement, j’en ai proposé ici, sur ce blog, quatre (ou cinq). Le premier est un principe de cohérence que je nomme parfois nécessité (très tôt mise en évidence sous la double forme des principes de non-contradiction et de causalité). Je l’associe à la matière, où à la substance pour le dire en termes spinosistes (ou cartésiens). Le second de ces principes est principe dual de désir et d’entropie. Je l’associe au temps, un temps circulaire qui fait se rejoindre et se confondre, l’alpha et l’oméga, dans une dynamique d’éternel retour du même. Le troisième, principe d’harmonie, associé aux formes ou aux modes (selon que l’on privilégie une logique aristotélicienne ou spinosiste),  et le dernier, d’ironie, qui est la seule véritable axiologie du monde. S’il nous faut absolument fonder une morale divine, c’est par ces principes que je la fonderais entre harmonie et ironie.

Redescendons, sur le plan de l’immanence, à celui de la morale humaine, entre désir et raison, et déplaçons-nous sur le registre de la politique. Étant déterminée par des facteurs naturels qui conduisent à trouver un équilibre possible entre l’intérêt de l’individu, celui du groupe et celui de l’espèce, la morale ne peut prendre qu’une seule forme : un sentiment d’humanité communément nommé respect de l’autre et qui est le compromis syncrétique entre deux aspirations, deux désirs, deux exigences : la liberté et l’égalité ; et ces deux idées me paraissent devoir être toujours revisitées. Une liberté revendiquée pour soi, mais qui passe nécessairement par le respect de la liberté de cet autre qui n’est qu’un autre nous-même. Car notre liberté ne peut se satisfaire de l’aliénation du monde, comme notre richesse durablement se constituer sur la pauvreté des autres ; et on ne peut être libre que dans un monde de liberté, et durablement riche que si les autres le sont aussi. Donc, travaillant à leur richesse, à leur liberté, nous travaillons à la nôtre. Et nous devons être capables de mettre notre richesse à leur service pour que la leur augmente, mais sans que la nôtre diminue, car notre appauvrissement ne doit pas financer leur rente.

Et s’agissant d’égalité, il faut sans cesse rappeler des choses simples et préciser les concepts. L’égalité, sur une introuvable échelle des valeurs, correspond bien à une égalité de valeurs – et accessoirement de droits. Tu vaux intrinsèquement autant que moi, même si tu es différent, singulier, et partant, tes intérêts, ta liberté, tes désirs ont la même valeur que les miens. Toute hiérarchie de personnes, de volontés ou de désirs ne peut donc qu’aboutir à un rapport de force, à une relation dominant-dominé, ou, pour prolonger ma précédente chronique à une relation gouvernant-gouverné.

Et mon engagement politique se situe sur ce registre, celui du combat contre ces rapports de force, et pour la promotion d’une société d’individus singuliers, non seulement respectueux, mais également solidaires.

Mon idéal référentiel et utopique, mon horizon inaccessible, mais assumé comme tel, est donc l’abolition des relations « dominant-dominé », donc la fin du règne des médiateurs, les médiateurs religieux, comme les civils ; c’est-à-dire l’avènement d’une société aristocratique, de maîtres sans esclaves, de ce que Marx appelait « l’homme total ». Il y faudra du temps, évidemment, et je ne suis pas sûr que le but ne soit jamais atteint ; mais ce projet peut constituer un renversement radical de perspective, et permettre une petite révolution, une révolution de la vie quotidienne, que j’oppose à cette grande révolution qui nous promet des lendemains qui chantent et qui ne touche jamais aux relations d’aliénation.

Et ce projet radical ne peut être que radicalement démocratique (le pouvoir confisqué par les partis politiques rendu aux citoyens), radicalement laïc (l’abandon de toute sacralité et l’expulsion des religions dans la sphère privée), radicalement social (des corrections fortes à nos civilisations basées sur la surpopulation, la surconsommation, la sur-rentabilité), radicalement antibourgeoise (réhabilitation du don), radicalement écologiste (pour une nouvelle relation à la nature).

Mais méfions-nous des idéaux, des fantômes pour reprendre la formule de Stirner, ou des masturbations idéologiques, pour reprendre cette autre formule, drolatique de Vaneigem. Toute politique doit être utilitariste  et doit se donner comme fin de « faire bien », le bien étant compris comme ce qui est bon au plus grand nombre, et seuls les gens concernés peuvent en juger.  Je me méfie beaucoup de ces approches essentialistes qui veulent s’en tenir à l’essence, à un bien qui nous renverrait à des notions comme la soi-disant dignité humaine. Non pas, bien au contraire, que je ne mouille pas la chemise pour défendre la dignité humaine, si méprisée par notre social-démocratie, mais je me méfie de ceux qui, trop bruyamment, prétendent la défendre. C’est un peu comme l’église de Rome, qui défendait l’amour du prochain, et était capable, au nom de cet amour, et pour sauver une âme, de noyer une sorcière, de bruler un homme, après avoir torturé l’un comme l’autre avec toute la subtilité dont un esprit malade pouvait être capable. Méfions-nous de ceux qui veulent faire notre bien sans nous, car selon la célèbre formule « « Tout ce que tu fais pour moi sans moi, tu le fais contre moi ». Méfions-nous de ces politiques des droits de l’homme qui, sous prétexte de respect et de dignité humaine, transforme l’homme en consommateur, ou lui fait faire la queue tous les mois pour qu’il vienne mendier, dans une administration où un fonctionnaire protégé le regarde de haut, le chèque qui le fera survivre encore un temps. Ce fonctionnaire comprend-t-il bien que son confort relatif se paye au prix de la précarité de celui qu’il reçoit, et que partant, il lui est redevable de ce petit peu qu’il a ?     

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