Où il est question d’ordre public et de paix sociale

Pourquoi faut-il y revenir et s’y arrêter le temps d’une courte chronique ? Sans doute parce qu’à trop utiliser ou entendre utilisés des concepts basiques ou des formules rebattues, on en finit par croire faussement que chacun prend bien la mesure de ces notions et en a une juste appréhension. Peut-être aussi parce que l’ordre public constituant le cadre et la forme que prennent les libertés civiles, il est aussi la limite institutionnelle aux libertés individuelles. La Politique est ainsi une discipline, toujours dialectique, et qui procède moins de la recherche d’une forme de vérité qui serait évidemment morale, que de la simple recherche d’un équilibre, sous la forme d’une éthique possible, aux vertus consensuelles, dans un contexte donné. La politique est ainsi cette tentative de concilier le possible et le souhaitable – pour reprendre cette formule aussi éculée que le pantalon d’un député sur les bancs de l’Assemblée. Faire de la politique, c’est donc faire des choix, et répétons-le : ces choix le sont sur le registre moral, même si la recherche d’une forme d’efficacité est, elle-aussi déterminante ; et ils constituent une éthique républicaine formalisée sous forme de principes, d’obligations, d’interdits, de processus normés ; éthique décrite et formée de nos textes constituants, de nos lois et pratiques institutionnelles. On ne peut donc jamais mettre en avant la morale – et quelle morale, moraline ou charia ? – pour couper court au débat, escamoter la dispute, et imposer des choix comme s’ils s’imposaient d’eux-mêmes. Et ces arbitrages sont toujours des équilibres fragiles et contestables entre d’une part le désir de liberté – et rappelons que la liberté devrait être la finalité de tout Etat de droit – et les contraintes du vivre ensemble. L’ordre public est donc l’alpha et l’oméga de toute politique. Etant nécessaire au développement de la polis, au vivre en paix dans la cité – La polis étant un Plêthos aux mœurs apaisée -, et en ce qu’il permet à la communauté d’exister politiquement, c’est-à-dire de manière organisée, il est à son début. C’est un primat que j’assimile au contrat social qui, philosophiquement – c’est du moins ainsi que les Lumières voyaient les choses –, marque le passage de l’Etat de Nature à l’Etat Civil. En ce qu’il est un produit du politique, sous la forme du droit, il est à la fin d’un processus constituant qui n’est jamais abouti.

Chaque principe, chaque valeur, aussi essentiel soit-il, trouve donc ses nécessaires limites dans ce besoin de garantir une paix sociale durable. Car il faut bien choisir entre un non-droit que l’on nomme droit du plus fort, et le droit qui se construit sur le registre de la moralité, et sous la forme de la solidarité de groupe. Et il est admis que seule une organisation républicaine peut garantir un semblant de paix sociale, et éviter ce que Hobbes appelait la guerre de tous contre tous. Avec l’énorme risque, chaque fois avéré, que le maintien de l’ordre soit le joker que le pouvoir brandit à chaque revendication libertaire qui le bouscule un peu. Car cette arme, dont l’usage est légitime en soi, est bien ce que Max Weber nomme, définissant ainsi l’Etat, « le monopole de la violence physique légitime ».

Par exemple, s’agissant de la pratique religieuse, si la liberté de croire ne saurait connaitre de limites, et la liberté d’expression non plus – au moins dans une démocratie, aussi peu ambitieuse soit-elle – la liberté de manifester sa foi dans l’espace public par des gestes symboliques, une tenue particulière, un rituel théâtralisant, peut être limitée au prétexte de sauvegarder la paix sociale – et c’est un premier point – et  au prétexte de garantir l’ordre public – et c’est encore autre chose.

Et je voulais insister ici sur ce point : l’ordre public ne peut être réduit à la préservation de la paix civile. Il a vocation, plus directement, plus fondamentalement, à faire tenir les choses debout en les ordonnançant de manière harmonieuse. Il fait la cohérence du système politique. Disons-le avec plus de lourdeur en assumant la tautologie des formules. Pour qu’un système fasse système, il lui faut une cohérence propre, un logos systèmisant, et que des dynamiques internes ou externes, constitutives, qui mettent en jeu des forces équilibrées, en assurent la stabilité dans l’espace et dans le temps. L’ordre public est donc un équilibre relativement fragile, et désigne par extension ces processus cohésifs qui prennent la forme d’un ensemble de dispositions à caractère normatif et qui permettent de vivre ensemble harmonieusement. Ces dispositions régulatrices sont évidemment d’ordres règlementaires et moraux. Mais elles sont avant tout culturelles et constituantes de l’identité nationale. Dans le langage de la sociologie, on parlerait d’habitus, dans celui de la philosophie, d’éthique. Ces règles, forme d’étiquette populaire qui procède de la politesse collective, et qui peuvent être d’évidence, donc implicites, ou plus explicites, sont censées être édictées ou respectées dans l’intérêt général, et n’avoir d’autre fin que de garantir la salubrité, la tranquillité, le confort, la paix sociale, en organisant le partage et la gestion commune de l’espace public – et de ses ressources –, et notamment des voies publiques. Il est donc ici question de comportements, de code de la route ou de code vestimentaire, de respect du paysage ou de supports publicitaires ; et il est tout autant question de lutte contre la délinquance ou de défense de nos institutions, comme de santé public ou de solidarités diverses. Car, si nous avons besoin pour faire nation de ces formes de civilité, et de bien d’autres choses encore, nous avons aussi besoin pour faire vivre une solidarité que les individus se sentent proches les uns des autres, se ressemblent, et que les inégalités ne soient ni exorbitantes, ni insurmontables. Comme, nous avons besoin, sur un tout autre registre de vivre dans un cadre que l’architecture ordonne et institutionnalise. C’est pourquoi les pouvoirs ont tant battit. Il faut, non seulement poser et ordonnancer, mais  plus encore institutionnaliser, sacraliser. Et je m’en fais la remarque chaque fois que je me promène à Paris du côté de la Sorbonne. Il suffit d’observer ces façades somptueuses, symétriques, harmonieuses dans leur blancheur de craie aux modénatures géométriques cousues sur la pierre, aux lithoglyphes brodés rehaussant l’orthogonalité des fenêtres et soulignant les linteaux, aux motifs festonnant ici ou là un décor plus doux. Il suffit de contempler ces bustes figés aux regards absents, pour comprendre, en majesté,  le dessein royal qui les ont bâties ; il faut regarder la façade d’un palais de justice pour percevoir la nature du concept d’ordre.

Résumons le propos. L’ordre public est étymologiquement un arrangement des choses, destiné à garantir leur bon fonctionnement, dans l’intérêt du groupe. Politiquement, cet ordre des choses, de la chose publique, serait réductible à la loi, s’il ne fallait pas aussi prendre en compte les traditions, et une forme de morale dont Nietzche disait qu’elle se réduisait aux préjugés du temps. On peut donc dire que toute loi, par nature est d’ordre public. Le trouble à l’ordre public est donc un désordre public, c’est-à-dire un désordre de nature à affecter le service public, le bon fonctionnement du système, ou à remettre en cause ponctuellement l’intérêt général, ou les libertés individuelles fondamentales garanties.

Et l’Etat est donc légitime à protéger l’ordre, même si ses contours peuvent paraitre flous. Il en a même le devoir impérieux. Mais comment alors trancher entre le légitime et l’inacceptable ? L’ordre ne doit jamais procéder de la violence, mais de l’autorité, c’est-à-dire de l’harmonie, et la Nature en est le meilleur exemple. Et j’entends bien qu’il appartient à chacun d’en juger, et de distinguer entre vocation légitime de l’Etat à préserver l’ordre de la nation et tentation totalitaire d’utiliser les forces de l’ordre, qui deviennent alors forces du désordre, pour s’attaquer aux libertés individuelles sans nécessités de maintien de la paix sociale. Si s’attaquer aux libertés individuelles est de l’ordre du désordre, si promulguer une loi inutile est du même ordre, le laxisme – que l’on nomme parfois, mais faussement, tolérance – génère aussi le désordre ; et la mise en application d’une mauvaise loi, pareillement. Où l’on voit bien qu’il faut distinguer entre violence et autorité, désordre et ordre, laxisme et tolérance. Un Etat démocratique cultive son autorité, est attaché à l’ordre – c’est-à-dire au respect de ses principes et de ses valeurs – est extrêmement tolérant. Un Etat aux tropismes totalitaires use de violence contre son peuple, crée le désordre – un désordre national qui logiquement conduit à la révolte, et un désordre international qui peut conduire à la guerre – est intolérant, et assez curieusement souvent laxiste, notamment s’agissant de la corruption.

Et ce pouvoir de maintenir l’ordre républicain, c’est-à-dire de défendre l’identité nationale, au prix de certaines limites des libertés individuelles dans l’espace public, peut être considéré comme exorbitant. Il ne l’est que si le système républicain n’est pas en capacité d’opposer à l’inévitable abus de pouvoir des gouvernants, des contre-pouvoirs pouvant se prévaloir de légitimités de même niveau.

Disons, pour conclure ici, que les premiers devoirs d’un Etat, c’est d’une part de garantir sa stabilité, d’autre part de garantir la paix sociale ; que cela ne peut se faire à tous prix, et surement pas au prix de la violence « qui est de l’ordre du désordre » ; et que la limite de cet exercice tendu est constituée du respect des libertés individuelles. Tant qu’il reste dans ce cadre étroit, en équilibre sur cette corde tendue, il défend l’ordre public.

Et je reviens pour illustrer ce propos au principe de laïcité qui s’exprime principalement par un principe de neutralité de l’Etat, donc de ses agents. Il me semble que dans un contexte de « guerre de religion » larvée, l’ordre public pourrait imposer aux agents de l’Etat une obligation de réserve religieuse qui leur interdirait d’exprimer et de manifester leurs croyances et leur appartenance sectaire. Et que si l’Etat, au prétexte de tolérance sape l’autorité de ses principes constitutionnels, alors il génère inévitablement du désordre, perd son autorité et faillit à sa mission.

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