Le problème des valeurs traditionnelles : travail, famille, patrie

J’y ai longtemps cru comme à une évidence indiscutable, une chose si profondément ancrée en moi qu’elle en était devenue constitutive et n’aurait pu faire débat. Je suis en effet de ceux qui se lèvent tôt, que l’effort n’effraye pas et que le repos ennuie, de ceux qui peuvent s’investir dans la durée malgré l’âpreté de la tâche. Oui, j’ai beaucoup aimé entreprendre et réaliser, beaucoup travaillé, et parfois au-delà du raisonnable – je veux dire sans mesure, au point d’en devenir addict et de tout plier à ce besoin d’aller au bout des choses. Car il me semblait, à moi qui ne suis pas chrétien, qu’il y avait du vrai dans cette thèse que Simone Weil défendait, à savoir que les dons reçus par l’homme le prédisposaient à s’accomplir par son travail, ses œuvres. Si Dieu est le premier créateur – le premier donc le seul, car tout est engendré par son verbe injonctif – et que l’homme est son avatar, alors, il faut bien que l’homme aussi se réalise par son travail. L’art n’est-il pas la seule activité qui donne vraiment sens à sa vie et la sauve ?

Pourtant, aujourd’hui, je déclare à qui m’interroge que je déteste le travail que je considère comme une contrevaleur. Et je n’hésite pas à utiliser cet argument quand je débats de l’octroi d’un possible revenu minimal universel, même à ceux qui ne font rien de socialement utile. Car le marché a perverti le travail. Il l’a dévalué. En dépossédant l’homme de son travail pour mieux l’asservir aux besoins de la production, il a mis l’homme au rang de la machine : et ce qu’il contribue à produire, à l’obsolescence rapide, n’est qu’un futur rebu, un déchet ; et la valeur travail a été transvaluée. Car il faut bien distinguer le travail au sens premier du terme, celui auquel Simone Weil faisait référence – symboliquement, celui de la femme accouchant, ou celui de l’artiste – de ce que Camus appelait le « travail forcé », que Matthew B. Crawford conçoit comme « travail irresponsable » et que je nommerais ici « travail asservi » ou « travail de survie », et qui est le lot de chacun, sa prison, ouvriers comme cadres. Et si le Marché n’avait perverti que la valeur « travail » …

La famille semble mieux résister, mais les évolutions que l’on sait ruineront inéluctablement cette valeur naturelle. Ce n’est qu’une question de temps. Et ne confondons pas l’abandon de la valeur « famille » avec la libération des mœurs, précisément sexuelles. Il était possible de travailler à mieux intégrer les homosexuels, les transgenres, à les protéger du mépris et des atteintes à leur dignité, sans détruire la famille comme fondement des sociétés et valeur ancestrale. Mais le Marché, en commercialisant le corps et la procréation, contribue grandement à transformer cette valeur en valeur négociable, c’est-à-dire déjà dévaluée. La vie n’aurait pas de prix. Il n’empêche que la procréation devient un business comme un autre, et que ce ne sera pas sans conséquence sur la valeur « famille ».

Quant à la patrie, c’est déjà devenu pour beaucoup une contrevaleur. Mais comment s’en étonner à l’heure où les États-nations sont remis en question au prétexte qu’ils seraient fauteurs de guerre, alors que les guerres africaines sont justement causées par une absence, sur ce continent, d’États-nations ? Comment s’en étonner, à l’heure d’un néolibéralisme économique qui refuse les frontières, travaille à une mondialisation toujours plus poussée qui, en standardisant les modes de consommation, de vie, pour écouler plus largement des produits usinés par millions, redessine les cultures et banalise les consommateurs ? Le Marché méprise les États, conteste toute régulation, refuse toute entrave à sa soif inextinguible de profits ; et le nationalisme économique n’est, en occident, qu’une farce. Comment s’étonner que plus personne ne soit attaché à son pays, à sa nation ? Que va même devenir l’idée d’État, quand des sociétés privées comme Amazon, bénéficiant de fait d’une forme d’extraterritorialité acquise en étant présente partout, c’est-à-dire nulle part, fait le choix d’avoir sa propre monnaie, demain ses propres lois ?  La patrie est une valeur qui ne peut perdurer dans un monde globalisé où les hommes et les femmes cessent d’être citoyens pour devenir de simples consommateurs de produits standardisés dont la fabrication non mesurée enrichit les plus riches, mais détruit nos modes de vie, nos traditions, les meilleures comme les mauvaises, et notre environnement.

Travail, famille, patrie, je ne vois pas ce qu’il en reste. Pourtant, ringardiser ces anciennes valeurs sans autre procès me semble un peu court, en fait, d’une grande inconscience.

 

Le problème de l’Etat

Qui me lit avec un peu d’attention connaît mes partis-pris libertaires, mon attachement à la non-violence et corrélativement à ce que je nomme « désobéissance civique ». Et qui suit mes chroniques sait quelles sont mes références philosophiques essentielles : Hanna Arendt, Simone Weil, Albert Camus, Friedrich Nietzsche ; parmi tant d’autres évidemment. Sur la non-violence, c’est justement Camus qui a la plus juste position quand il déclare que la violence est « à la fois nécessaire et injustifiable ». Je comprends : « parfois nécessaire et toujours injustifiable ».

 

Ces quatre philosophes qui n’aimaient pas l’État, ce mal nécessaire, l’ont toujours condamné au nom des libertés individuelles et pour son tropisme totalitaire ; ce dernier terme n’étant nullement exagéré : il suffit pour s’en convaincre de prendre pleine conscience de la surveillance inquisitoriale permanente que l’administration exerce sur chacun de nous, nous fichant et croisant ses données comme on croise des fils pour tiser la toile d’une camisole de force ou filer la corde du garrot qui nous étrangle chaque jour un peu plus – chacun retiendra l’image qui le touche. Mais qui garde suffisamment de recul et n’est pas encore assez formaté pour s’en offusquer ? Nous sommes traités comme des animaux de rente et nous finissons par nous en satisfaire. Pour l’essentiel d’entre nous, nous nous soumettons à nos maîtres et ne demandons qu’à jouir paisiblement de ce que le système nous offre : « Panem et circenses », quand d’autres encore collaborent à cette fatale entreprise pour quelques prébendes. Et si j’utilise ici la référence à l’inquisition, c’est du fait de la dimension « ecclésiale » de l’État, et je souhaite développer ici cette thèse.

 

L’État est donc une structure ecclésiale, une « église séculière », vaguement laïque ; et c’est probablement la raison pour laquelle, militant antireligieux, je ne peux que me retrouver dans le camp des ennemis de l’État.

Tel que nous le connaissons, l’État moderne naît en France avec (et par) le Cardinal de Richelieu qui le conçoit alors, peut-être sans en avoir totalement conscience, sur le modèle de l’Église de Rome ; puis il prendra la dimension qu’on lui connaît aujourd’hui après la Révolution qui, tentant de laïciser la société, reconstruit une nouvelle religion sur le modèle de l’ancienne par une simple transposition, translation idéelle. La nouvelle religion devient celle des droits de l’homme et s’appellera bientôt humanisme. Le Peuple sera déifié afin que l’on puisse à la fois le sacraliser et le désincarner ; et l’État sera promu « vicaire du Dieu nouveau », ce qui ulcérait Nietzsche et l’amena à déclarer : « il ment froidement, et le mensonge que voici sort de sa bouche : « moi, l’État, je suis le peuple »». Et si je devais pousser encore cette démonstration du caractère ecclésial de l’État, en poussant un peu l’analogie, je dirais comme Loisy déclarait « Jésus annonçait le Royaume, c’est l’Église qui est venue », que les Lumières nous annonçaient la liberté et la fin des privilèges, et c’est l’État totalitaire qui est venu. Une structure ecclésiale au Dieu désincarné, une organisation prétendument au service d’un personnage conceptuel, « le Peuple », d’autant plus présent dans la communication politique qu’il est absent politiquement, fantôme relégué dans le paradis des concepts politiques.

 

Depuis le XVIIe siècle, les fonctionnaires forment une église aux dogmes desquels la société doit se soumettre, les petites gens comme les grands bourgeois, une église qui dit la morale et juge chacun, les rois et les roturiers, béatifiant certains, envoyant les autres au bûcher. On se souvient de la formule de Louis XIV, prononcée en 1655 : « L’état c’est moi ». Cette formule doit aussi être comprise dans ce contexte – Richelieu meurt en 1642 – d’une reprise en main par le jeune roi du pouvoir grandissant de l’administration. Aujourd’hui, la technobureaucratie en s’alliant avec le Marché a pris tout le pouvoir, au point de s’assurer le quasi-monopole des candidatures aux élections et de préempter tous les postes importants du pouvoir. Et je ne peux jamais écouter un haut fonctionnaire se prétendre grand commis de l’État, sans voir un cardinal se dire vicaire du Christ dans son diocèse, un prélat se déclarer sans complexes au service de son église. Et cette église, comme l’autre sous l’ancien régime, a maillé le territoire et en constitue le squelette ; et son clergé, petits fonctionnaires aux revenus modestes en contacts permanents avec la population, ou grands clercs vivant dans des palais, contrôle toute la vie de la nation, les corps et les âmes. Tant que ce pouvoir illégitime n’aura pas été remis en question – et ne comptons pas sur un fonctionnaire ou un produit de l’ENA pour le faire – rien ne sera possible.

Il nous reste à espérer un jour l’intervention d’un Luther, condamnant les dérives de notre République en en appelant à une vraie Réforme. Car notre république est religieuse : le Peuple est son dieu, les droits de l’homme son idéologie, l’État son Église. Une église qui prétend adorer le Peuple, mais méprise les gens, une église dont le clergé s’est laissé pervertir par le Marché et vit dans la débauche.

 

Personnellement, suivant l’exemple de mes maîtres à penser, je continuerai à me dire libertin, au sens du XVIIe siècle, moins de mœurs que de pensée, c’est-à-dire libre penseur et radicalement antireligieux. Et pour toutes ces raisons je continuerai à ne pas aimer un État dont je me méfie, un État trop loin de l’abécé de la sympathie pour ses usagers : Attention, Bienveillance et Compréhension.

Chacun est dans son demi-cercle de merde et d’entrave ; chacun sa merde

C’est une expérience non seulement exaltante, mais proprement stimulante que de découvrir un beau texte dont le fond, comme la forme qui le sert admirablement, vous remue et vous ferait presque oublier la médiocrité du monde et la vôtre propre, l’indigence de la vie intellectuelle, la stérilité de la politique. De ces trop rares moments de communion intellectuelle, on sort un peu grandi, ou du moins a-t-on l’impression d’avoir été pour un moment hissé hors du fossé, tiré de l’ornière domestique. La littérature sert d’abord à cela, nous rendre un peu meilleurs, ou nous en donner l’impression ; et l’expérience est jouissive. C’est dire que cet art qui ne peut être réduit au roman est nécessaire, car proprement politique : Hugo, Zola, France.

 

Je viens de refermer le livre de Joseph Ponthus « À la ligne » (c’est naturellement une de ses formules que j’utilise en accroche), ponctuant ainsi une lecture sans ponctuations. J’avais raté sa sortie faute d’écouter les bonnes émissions ou de lire les bonnes chroniques ; et cette rencontre aurait pu ne pas avoir lieu, sans l’alerte d’un ami plus vigilant, un agent de la providence. Oui, j’aurais pu passer à côté d’un livre important sur la condition du sous-prolétariat contemporain – si je peux présenter la chose par cette formule si peu aguichante. Disons-le donc autrement : un livre sur ce que le philosophe belge Raoul Vaneigem appelle la survie, qu’il définit comme « la vie séparée de soi, la castration de la vie, l’homme étranger à lui-même », en fait, la vie qu’on nous fait, et ici à des intérimaires de l’agro-industrie.

Si dans quelques siècles le genre humain survit, malheureusement, et a toujours cette capacité à avilir et à détruire avec méthode et bonne conscience son univers, et que des historiens se penchent sur notre époque, c’est en lisant Ponthus ou Houellebecq, « À la ligne » ou « Sérotonine » qu’ils pourront espérer comprendre les conditions ouvrières et paysannes de ce début de siècle et mesurer toute la désespérance d’un monde plombé par l’attelage fatal de la technobureaucratie étatique et du néolibéralisme économique, une époque où le sentiment d’humanité survit, mais retranché chez ceux qui souffrent face à l’acier froid de la Machine, époque où l’homme n’est sauvé, au sens religieux du terme, que par une solidarité horizontale, de combat, qui dit merde à l’assistanat bureaucratique, vertical et surplombant, en fait, méprisant. Et l’expérience de Ponthus, qui ne donne jamais de leçons, est édifiante quand elle oppose l’Usine et le monde des travailleurs sociaux. Je me répète, la vraie littérature vaut toute sociologie : Hugo, Zola, France.

Et je l’avoue, si ce texte m’a à ce point touché, c’est que je ne peux qu’être en sympathie avec un écrivain à la foi libertaire – ses références sont sans équivoques – et épris de poésie ; et qui donne ici sa noblesse à un monde ouvrier qui n’est ni le mien ni le sien. Et ce n’est pas au reportage de Florence Aubenas et au « Quai de Ouistreham », travail intéressant, mais d’une autre nature, que j’ai d’abord pensé. Chez Ponthus, il y a quelque chose de Camus dans la démarche (au moins sur le fond) et si je cite ce dernier, c’est autant en référence à « L’homme révolté » qu’au « Mythe de Sisyphe ». Car l’auteur, en conserverie comme à l’abattoir, est aussi un Sisyphe dont l’expérience illustre ce que Camus désigne comme sentiment de l’absurde et qui n’est peut-être que la conscientisation d’un principe métaphysique que j’avais nommé « principe d’ironie » avant de découvrir qu’Audiberti le nommait dans « l’Abhumanisme » « principe de cruauté ».

 

Cruauté, vanité, notre monde est construit sur des mensonges, des non-dits, des privilèges exorbitants – Ponthus fredonne en bossant la chanson de Craonne, comme d’autres au front pendant la Grande Guerre : « Ceux qu’ont l’pognon, ceux-là reviendront, car c’est pour eux qu’on crève ». Comme le disait le grand Nietzsche, « le monde ressemble à l’homme par ceci qu’il a un derrière – c’est vrai ! ». Et ce derrière n’est pas propre, il pue, et Ponthus nous le montre ainsi, et Sisyphe s’esquinte à nettoyer et le sang encore chaud et la merde, pour que le béton et l’inox brillent et que les inspecteurs hygiénistes, les inquisiteurs de la bien-pensance et de la bonne conscience bourgeoise témoignent du meilleur des mondes. Oui, le derrière de notre monde est sale et si l’on doit opposer ancien et nouveau monde, alors il faut se rendre à l’évidence : rien ne permet aujourd’hui d’entrapercevoir ce monde neuf ; et dans tout ce qui est à l’œuvre, c’est plutôt, suivant la formule du comte de Lampedusa « il faut tout changer pour que rien ne change », des adaptations de forme pour permettre de prolonger et d’amplifier les vieilles aliénations, conforter les mêmes choix mortifères ; car l’émergence d’un monde nouveau, réorienté, d’une vraie modernité, ne correspond ni aux intérêts du Marché ni à ceux de la technobureaucratie (pour le redire avec ce néologisme d’Edgar Morin). Et c’est pourquoi ce texte est important et peut être lu comme un texte politique, un texte dont la force tient à sa dimension de témoignage, à l’absence de commentaires, d’analyses, de jugements, le contraire d’un texte philosophique, même s’il en faut, évidemment. Et de ce point de vue, Ponthus répond, par-delà le temps qui change la nature des choses et le rapport des êtres, à Simone Weil – tient, une amie de Camus – qui a écrit des pages importantes sur le déracinement ouvrier ou paysan. Elle a d‘ailleurs aussi tenu, relatant son expérience de travailleuse d’usine, son « Journal d’usine » – rapprochement troublant.

Le livre nous raconte un homme sans illusions qui roule son rocher de manière presque stoïcienne « amor fati » ; un homme révolté, mais sans violence ce qui, décidément, nous ramène encore à Camus. Il raconte ses galères sans colère, ne juge pas, et n’est même pas désabusé, très loin de toute tentation nihiliste (toujours Camus). Même quand il est courbé dans sa tranchée, fatigué et sali, il se tient droit, positive, se cherche du courage et le trouve encore, fait ce qui doit être fait, essaye de le bien faire, et n’oublie ni sa belle ni son chien Pok Pok, la poésie, les auteurs qu’il affectionne. S’est-il rendu compte de cette opposition qui m’a frappé entre l’Usine, monde décrit « essentiellement masculin » et ce qu’il nous montre de sa vie hors les murs, essentiellement féminin : sa femme, sa mère, le souvenir de sa grand-mère ? ; pas d’hommes. Je n’en tirerai aucune conclusion, mais comme il nous dit que « l’usine vaut une analyse ».

 

Et je ne peux conclure sans évoquer la forme et ce choix « d’écrire comme il travaille, à la chaîne, à la ligne » ; terminer cette critique par ce qui sera apparu à certains comme premier. Le travail d’écriture est impressionnant, le texte formellement très abouti, même si on pourra toujours penser qu’il aurait pu écrire « À la ligne » sans renoncer à toute ponctuation. C’est son choix et j’en comprends aussi la logique. La littérature est aussi un travail sur la forme, mais ne saurait se réduire à cela, un art qui tient autant de l’architecture que de la peinture ou de la musique, un art se synthèse en quelque sorte et d’équilibre, sur un fil, sur une ligne. On attend donc Ponthus au second roman, curieux et gourmand d’une écriture qu’il va devoir réinventer. Courage, mon frère !

Comme une suite

Alors que l’élection pour le renouvèlement du parlement de l’UE est engagée, je lis dans la presse l’annonce d’une « polarisation : progressiste versus nationaliste ». Cette formule est évidemment un raccourci de dépêche, mais on peut quand même s’étonner de cette présentation prétendument clivante qui, jouant avec deux concepts en les opposant, laisse ainsi penser que l’un pourrait se définir en miroir de l’autre, et pervertit ces concepts politiques déjà si contestables : d’une part l’idée de progrès qui est le moteur même de la politique, car à quoi servirait-elle si ce n’est à améliorer la situation des gens, à les faire progresser vers un mieux qu’il resterait à définir ; et cette autre question, à savoir s’il faut défendre les nations européennes, ou travailler à les fondre dans autre chose. A prendre la formule au premier degré, et c’est bien ainsi que notre inconscient collectif fonctionne, on en viendrait d’une part à se convaincre que le seul progrès politique est dans l’abandon des vieilles nations européennes et qu’un patriote attaché à sa nation est tout le contraire d’un progressiste. La Grande-Bretagne serait donc majoritairement habitée par des ringards, des gens qui n’aiment pas le progrès ? Et c’est bien ce que l’on voudrait nous faire croire et ce à quoi ces artifices rhétoriques s’emploient. Et comment ne pas nous effrayer de cette perversion du langage politique, si loin de la pédagogie (versus démagogie) que ces mêmes bonimenteurs prétendent défendre chaque fois qu’ils la piétinent ?

 

Autre concept malmené par les médias et par cette classe politique qui se prétend progressiste, voire démocrate, et qui n’est que conformiste et méprise et le progrès et la démocratie ; parlons du populisme.

Tout d’abord, il faudrait être capable de dénouer le populisme qui se définit très approximativement par l’opposition des élites et du peuple et le césarisme qui est proche de la dictature si l’on se souvient que dans la République romaine, les dictateurs étaient nommés démocratiquement. Simone Weil, que je citais tantôt, explique assez bien le mécanisme populiste, dans un texte qui doit dater de 1942 ou 43. Elle nous parle de l’État, d’un État qu’elle qualifie de toujours « inhumain, brutal, bureaucratique, policier », de notre incapacité à aimer sa « froideur métallique », et de notre besoin de reporter cette affection sur la personne d’un chef incarné. « C’est peut-être la vraie cause de ce phénomène du chef. La nécessité d’embrasser le froid métallique de l’État a rendu les gens, par contraste, affamés d’aimer quelque chose qui soit fait de chair et de sang. Ce phénomène n’est pas près de prendre fin, et, si désastreuses qu’en aient été jusqu’ici les conséquences, il peut nous réserver encore des surprises très pénibles : car l’art, bien connu à Hollywood, de fabriquer des vedettes avec n’importe quel matériel humain permet à n’importe qui de s’offrir à l’adoration des masses ». Et si la philosophe pense ici à Hitler et Mussolini, on aurait plutôt aujourd’hui à l’esprit, Orban, Trump, Poutine, Erdogan ou Bolsonaro. Si le césarisme est porté par cette forme singulière de populisme que Weil qualifie de phénomène du chef, c’est que depuis que ces lignes ont été écrites, nous avons assisté à une totale bureaucratisation du monde. Une « machine d’État à tendance totalitaire » – je cite à nouveau ce même texte – s’est progressivement constituée et perfectionnée et a pris le pouvoir, tout le pouvoir, au détriment et des peuples et de la classe politique. Et il est intéressant de souligner à quel point nos leaders « populistes » ont besoin de se démarquer de cet État de métal, en surjouant leur opposition au système, et notamment par un langage décomplexé voire outrancier, tant il leur paraît opportun de prendre le contrepied du « politiquement correct » qui est la novlangue de la bureaucratie et de tous ceux qui collaborent avec elle dans l’espoir des prébendes qu’elle accorde à chacun. Plus le pouvoir sera désincarné (sait-on bien où la décision de ramener la vitesse à 80 km/h sur les départementales françaises a été prise ?), plus les gens seront prêts à se jeter dans le bras de qui dira mépriser l’administration.

Philosophie en marche

J’aurais sans doute un peu de mal à inscrire mes sympathies philosophiques dans un espace intellectuel trop étroit tant les dettes contractées ici ou là sont nombreuses. Oui, je confesse ce besoin de confronter ma pensée à plus grand que moi pour la faire progresser. Mais, même si l’exercice est difficile et que mes réponses ont pu fluctuer et fluctueront probablement encore, aujourd’hui je me risquerais à citer, sans vouloir chercher nécessairement une forme de parité, Simone Weil et Hanna Arendt, Nietzsche et Camus. Je crois leur être assez fidèle, même en revendiquant une forme de singularité, et j’entends continuer à revenir régulièrement vers eux comme on revient sur les lieux familiers de son passé. On y découvre toujours avec un peu d’étonnement quelque chose de neuf, mais sans jamais y être dépaysé.

À notre époque pervertie par la com, quand l’enseignement cherche moins à former des individus autonomes et à les sortir du troupeau qu’à leur faire acquérir des diplômes qui sont autant de trousseaux pour les mal-marier avec le Système, la philosophie est trop peu appréciée, trop sujette à malentendu, trop mal servie par l’Académie pour qu’on aime se prévaloir de sa pratique assidue. Pourtant, je veux continuer, non pas à écrire ou à jongler avec des concepts savants, voire fumeux, mais à pratiquer et à faire des expériences de nature philosophique.

 

Ce matin, devant laisser ma voiture en révision – Putain ce que c’est cher ! –, j’ai fait le choix, l’ayant donc abandonné pour un temps mécanique, de rentrer à pied : une petite heure de marche depuis la zone commerciale où se coudoient toutes les concessions – marque d’un temps façonné par une bureaucratie qui aime que les choses soient bien rangées à leur place assignée, comme dans leurs livres où, sous la forme de Plans, ils redressent la vie en la réduisent à leur capacité d’entendement et à leurs petites lois économiques. Une heure de philosophie en marche, je veux dire au pas. Et c’est au philosophe américain Matthew B. Crawford et à son « Éloge du carburateur » que je pensais, curieusement. Non pas à cause de ma voiture dont le carburateur va bien, merci ! mais par sa façon d’ancrer son travail philosophie dans une réalité sensible et quotidienne : médiater sa philosophie par une passion qui est aussi son second métier, la mécanique motocycliste, parfait équilibre entre l’activité manuelle et intellectuelle, quand les rouages et les neurones sont lubrifiés à l’huile minérale.

Je faisais donc ce chemin, mains dans les poches de mon blouson, le nez sur mes chaussures un peu avachies, mais tellement plus confortables que mes neuves, le regard sautillant comme un oiseau d’un détail à l’autre, en étonnement puéril. Les voies qui découpent la zone commerciale en l’irriguant d’un flux puant et bruyant, laissaient ici ou là, comme des mites sur une laine sale, des trous vaguement enherbés, comme si les trous avaient des trous. Et dans ces pauvres espaces mités, grands comme des timbres-poste, je devinais une vie maigre, mais réelle, un petit écosystème entomologique, somme toute assez minable, mais vivant. Au point de se demander si c’est la mort ou bien la vie qui, au bout du bout, sera la plus forte. L’homme aura tout fait pour bousiller la planète, la stériliser. Il aura déployé tous ses talents pour tuer la vie. Mais l’observation de ces insectes, aussi près des voitures et des camionnettes et de leurs pets aux vapeurs d’essence, m’a fait retrouver mon optimisme. Si la vie réussit à éradiquer l’humain, elle peut encore tout reconstruire, et profitant de son échec, ne jamais replanter dans ce nouveau paradis, d’arbres de la connaissance.

Seconde leçon, mais plutôt un rappel. La voiture qui nous permet d’aller quotidiennement du lieu clos où nous dormons à d’autres lieux clos sans avoir de contact direct avec l’extérieur nous a complètement isolés et dénaturés. Si la vitre permet de faire entrer la lumière, il empêche surtout l’homme de sortir et de se confronter au monde ; et l’écran n’est que la perversion de la vitre, car il permet, non plus d’observer une image de notre environnement, mais de nous mentir totalement sur ce qui se trouve de l’autre côté de cet aplat minéral faussement transparent. C’est un peu le mythe platonicien de la caverne, sauf que maintenant, des hommes de com produisent à l’aide de maquettes de bois et de carton, les ombres projetées sur les murs intérieurs de notre caverne. L’homme citadin a fui la nature qui l’a fait ce qu’il est. Demain, je le prédis – et dérive climatique oblige – les villes seront sous cloches afin que l’homme prétendument augmenté soit toujours confiné, c’est-à-dire réduit aux artifices de son invention. Ce confinement physique et psychologique est un problème politique majeur. Simone Weil l’évoque à sa façon sous le concept de déracinement. Et je dis un peu la même chose quand je maudis l’homme hors sol.

Je rajouterai que circuler en voiture – mais chacun le sait – ne permet plus de voir les choses à hauteur d’homme ; surtout avec l’invention des SUV et autres 4 x 4. On a pu dire que « l’homme est la mesure de toute chose ». Ce ne sera plus exactement vrai, ou du moins, l’homme qui sera la mesure des choses sera un nouvel homme dénaturé, et cet homme sera devenu incapable de « voir » la nature, de l’intérieur.

Autre leçon plus pragmatique de cette marche lente – et comment ne pas penser à ces philosophes antiques qui parcouraient le bassin méditerranéen à pied, et sans chaussures de marche ni bagages. Quelles belles occasions de philosopher, au fil des solitudes comme au gré des rencontres sur des chemins très empruntés et bien balisés. Pour parcourir ce court chemin chaotique entre la concession et mon domicile, il m’a fallu marcher sur des chaussées bitumées, passer des carrefours encombrés, traverser des ronds-points dangereux : tout un parcours conçu par des fonctionnaires qui n’ont jamais imaginé que ce parcours puisse être fait à pied. Ou comment, en rendant l’accès pédestre très malaisé, on finit par imposer la voiture… Notamment certains ronds-points où les voitures tournaient comme le manège de Jacques Tati, et où il était franchement scabreux de traverser à pied. Pourtant, ici ou là, l’herbe foulée des bas-côtés montrait que les gens passaient et avaient naturellement trouvé un chemin d’usage. Là encore, la vie semblait avoir conservé quelques droits. Mais ces chemins de traverse, hors système, non planifiés, auraient pu inciter les services de l’État à corriger les choses et à aménager ces parcours spontanés. Que nenni ! L’État, qui n’est pas au service des gens, s’en fiche.

 

C’est vrai, je n’aime pas l’État, partageant en cela, mes quatre philosophes de référence, car il n’a aucune vertu morale, se fiche de la justice et est mû par un tropisme totalitaire. Il n’a que des intérêts qui lui suffisent à guider son action et à justifier toutes ses bassesses et tous les sacrifices qu’il exige de la nation. Nietzsche le qualifie ainsi « Ce monstre froid » et Simone Wiel parle plusieurs fois du « froid métallique de l’État ». C’est la même idée, la même analyse. L’État n’est qu’une machine insensible et les « Serviteurs de l’État », particulièrement les « grands commis de l’État » ne sont que les servants de la machine, et c’est pourquoi on ne peut rien attendre d’eux d’humain.