A l’heure du grand enfumage

J’évoquais dans ces termes deux principes malheureusement absents de nos pratiques politiques, « d’une part la recherche permanente du consensus et surtout une certaine idée de l’horizontalité ». J’y reviens.

L’un me parle de démocratie participative, l’autre de démocratie délibérative ; d’autres encore déclarent s’en tenir à la démocratie représentative. Bullshits et crottes de nez ! Pour ma part, je m’en tiendrai à mon désir de liberté et à une exigence de respect, c’est-à-dire à cette idée, probablement trop simpliste, que les gens puissent collectivement décider de ce qui leur convient, être des citoyens acteurs politiques, excuser le pléonasme ! N’en déplaise aux fossoyeurs de la démocratie et autres esprits macroniens, la démocratie est non seulement participative, délibérative, représentative par nécessité malheureuse – et rappelons avec Robespierre que « « Partout où le peuple n’exerce pas son autorité et ne manifeste pas sa volonté par lui-même, mais par des représentants, si le  corps représentatif n’est pas pur et presque identifié avec le peuple, la liberté est anéantie » –, mais elle est aussi beaucoup plus que cela, sinon, ce n’est qu’un enfumage aristocratique, ce que l’on doit bien appeler de la com-à-mépriser-les-masses.

Les gens sont prisonniers d’un système technobureaucratique dont les deux faces sont le Marché et la Bureaucratie et que seuls défendent ceux qui le servent, vivent de ses prébendes et peuvent jouer au petit chef en cultivant un entre-soi qui les exonère de toute réflexion et les protège de la réalité douloureuse des masses.

Si l’on cherche des Bastilles à investir, des murailles aveugles à l’assaut desquelles monter, il ne faut pas chercher plus loin. Mais, non-violent jusqu’à la déraison, je continue à penser comme Josué qu’on peut faire tomber les murs sans jets de pierre et sans effusion de sang. Je ne possède pas la trompette à ébranler les murs, seulement une voix inaudible qui psalmodie ses prières dans le brouhaha médiatique. Qu’importe ! « Il n’est nul besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer » – vieille sagesse stoïcienne, formulée ici par Guillaume d’Orange –, et je prétends que la désobéissance civique pourrait tout changer, sans nécessairement tout régler. Car il est un temps pour détruire et un temps pour reconstruire. – autre sagesse stoïcienne, palingénésique. Je sais ne rien peser, ce qui me rapproche de la masse. Notre roitelet, lui, pèse ; et incarne. Pas la nation, non ! Il n’incarne que la haute administration où il s’est fait ses dents de lait, et la banque où il s’est fait des dents-de-loup.

Quant à l’économique, c’est bien le même sujet

Liberté, égalité, démocratie. Je n’ai de cesse de répéter que nos démocraties parlementaires méprisent, pour les méconnaître, les principes démocratiques les plus élémentaires. Et chaque fois que j’en reviens à ce constat désespérant, je vois les yeux de mes interlocuteurs s’arrondir sous des sourcils qui se haussent et une moue se former sur des lèvres qui semblent dire, comme si j’avais perdu la tête, « le pauvre, il recommence, le voilà reparti dans ses délires ! Pourtant, si je devais mettre deux principes en avant pour fonder l’idée de démocratie, deux principes malheureusement absents de nos pratiques, je retiendrais, d’une part la recherche permanente du consensus, mais surtout une certaine idée de l’horizontalité que j’évoquais tantôt et du partage du pouvoir, ces deux partis pris bien incarnés par le premier Robespierre[i], celui d’avant 1794.

 

Non seulement les gens n’ont aucune part aux décisions qui les concernent, mais les évolutions sociétales les plus fondamentales, celles qui déterminent la nature du monde dans lequel ils et leurs enfants vivront, ne sont pas mises en débat dans l’espace médiatique. Non pas que les gens comptent pour du beurre, si cette expression peut faire sens, mais plutot, plus sérieusement, parce qu’ils ne sont considérés que comme le terreau, le substrat sur lequel croit le Système et dont il se nourrit, Léviathan, quelque peu anthropophage.

J’en prends un nouvel exemple révélateur qui me touche et qui paraitra un peu déplacé. Pourtant, il s’agit bien d’un problème de nature politique, et précisément démocratique ; et il est important de comprendre par où les choses passent : c’est celui de la disparition progressive de la propriété privée. Oui, vous avez bien lu ! un problème insidieux, mais fondamental de perte de liberté.

Si le deuxième article de notre Déclaration des droits de l’homme et du citoyen décrète que la propriété, comme la liberté ou la sûreté, et comme la résistance à l’oppression, est un droit naturel et imprescriptible de l’homme, c’est bien que l’homme ne peut vivre bien sans être garanti de pouvoir rester libre, en sûreté, protégé ; mais aussi possesseur du minimum « vital » lui permettant de vivre dignement : historiquement, un peu de terre, des outils pour la travailler – ou ailleurs un bateau de pêche –, un toit, peut-être un peu de bétail, quelques réserves de quelque nature garantissant à sa famille qu’elle passera l’hiver sans dommages. L’homme ne possédant rien, cesse d’être libre, c’est-à-dire autonome. Il devient alors l’esclave d’un maître ou d’un système, sauf à vivre en l’état de nature, ce qui n’est plus possible. Diogène et Saint-François étaient libres, car pauvres. Aujourd’hui, dans le même état de dénuement, obligés de mendier à quelques guichets ou de tendre la main aux bourgeois, ils seraient méprisés et aliénés. On a pu dire : « pour vivre heureux, vivons cachés », et pauvres. Aujourd’hui, nous sommes tous surveillés de près et assignés à jouer le rôle que l’on attend de nous, dépendant du Système, aliénés par des Dispositifs, et la pauvreté, hier libératrice (comprendre le message christique) est devenue aliénante.

La propriété est donc, pour le possédant, facteur de libération ; et si la propriété privée tant dénoncée par les communistes est un problème, c’est bien pour ceux qui ne possèdent rien ou si peu, car ils ne peuvent s’évader d’un Système qui, paradoxalement, les enferme et les rejette, un peu comme ces opposants politiques que l’on envoyait jadis dans les bagnes de nos lointaines colonies. Rappelons aussi que ce qui distingue l’État de nature de l’État civil, c’est bien la propriété privée. Rousseau le dit en termes clairs : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile ». Et le problème, c’est bien qu’aujourd’hui, il ne reste aucune terre qui ne soit enclose.

 

Dans nos sociétés, la possibilité d’acquérir et de conserver comme sa propriété de quoi vivre selon son désir est devenue indissociable de la liberté. Prescrivez ce droit naturel et imprescriptible et l’homme se retrouve nu et rabaissé au niveau de l’animal, en l’occurrence de l’animal de rente.

Je constate que la propriété privée est toujours plus remise en cause par le Marché et un Système qui, effectivement, considère les gens comme des animaux de rente. Et cette évolution se fait progressivement et en deux temps.  Tout d’abord à une propriété des choses se substitue une relative propriété de droits d’usage, précarisant l’individu. Mais ce premier glissement s’accompagne d’un autre, plus inquiétant encore, celui qui consiste à refuser de vendre, préférant louer. On aliène ainsi le consommateur de manière définitive en exigeant de lui qu’il paye sans fin un tribut dont le prix augmente régulièrement, et sans qu’il puisse maîtriser les conditions de cette relation où il est tenu enchainé. On comprend bien que le Marché qui se nourrit du flux permanent généré par les échanges préfère, à l’acte de vente, la location, pourvoyeur de revenus réguliers ; même si la vente de produits à durée de vie de plus en plus courte le garantit relativement d’une rapide revente. Mais l’évolution de ce modèle économique n’est pas politiquement, éthiquement, neutre. Et il justifierait un débat démocratique ; et c’est bien là où je voulais en venir.

 

Toute dette est une aliénation. La sagesse populaire disait que « Qui paye ses dettes s’enrichit ! ». On pourrait plus justement et plus trivialement déclarer : « Qui paye ses dettes se libère ! » ; et que, partant, un locataire est un aliéné, car tout bail est un contrat de subordination. J’entends bien que la liberté, comme la démocratie, est moins un état qu’un horizon ; que la question n’est jamais de savoir si l’on est libre ou géré démocratiquement, mais si on l’est chaque jour un peu plus ou moins. Et si chacun devrait avoir la possibilité d’échapper à ce que je nomme la « martingale » du Marché : location tacitement renouvelée et prélèvement bancaire automatique et qui n’est que l’aliénation du consommateur au produit et à celui qui le propose, le politique devrait réfléchir, y compris dans ce domaine, sur la meilleure façon de protéger la liberté des gens entravée par la liberté du Marché, ou encore de privilégier un libéralisme politique incompatible avec un libéralisme économique qui confine au néolibéralisme. Réfléchir et mettre sérieusement en débat.

 

On ne peut séparer ces deux droits naturels : d’une part la sûreté qui est la condition même, nécessaire, mais nullement suffisante, du bonheur, et d’autre part la liberté qui est l’aspiration humaine la plus fondamentale ; et ce qui les rend toutes deux possibles dans un monde réifié où tout est possédé par quelqu’un, c’est la propriété privée du minimum de ce qui rend simplement la vie bonne possible et la résistance à l’oppression. Un homme qui ne possède rien à lui dépend des autres dans un monde où la nature a disparu. Ce n’est donc qu’un allocataire du Système ou un locataire du Marché. C’est-à-dire dans les deux cas, un subordonné. Et si l’allocataire peut espérer être soutenu tant que le Système n’a pas fait faillite, le locataire sait qu’on l’abandonnera à sa misère dès qu’il ne sera plus solvable ou physiquement capable d’être l’esclave d’un employeur.

[i]. Du moins tel que Marcel GAUCHET nous le montre dans son dernier ouvrage : passion de l’égalité et « haine » des ministres, c’est-à-dire des hommes de pouvoirs, naturellement corruptibles.

Retour aux sources

Je crois beaucoup à la Réforme, non pas aux réformes qui ne sont que des rustines sur une chambre pourrie et qui n’ont pas d’autre but que de « tout changer pour que rien ne change », mais à ce que je qualifie de « Réforme au sens religieux du terme » ; cette idée de revenir aux sources pour retrouver la vérité virginale d’un projet qui s’est enlisé depuis trop longtemps dans des compromis qui l’ont dénaturé, et dont on ne comprend plus le véritable sens. Il en va ainsi de notre divise nationale : liberté, égalité, fraternité ; elle mériterait d’être expliquée, commentée, débattue, et pourquoi pas dans nos lycées afin de l’on retrouve derrière les mots, l’idée, l’ambition dans sa force et sa cohérence. Mais qui souhaite ouvrir la boite de Pandore de la réflexion politique critique, surtout entre les mains des plus jeunes ?

Car la formule, pour le dire trivialement, est plutôt habile, je veux dire signifiante. La liberté et l’égalité comme alpha et oméga « chrismatique »[i], de la démocratie. Et je verrai d’ailleurs la liberté plutôt comme son oméga, car c’est bien le but de toute démocratie ; d’ailleurs, un projet démocratique qui ne viserait pas à libérer les gens ne serait qu’une escroquerie politicienne. Et l’égalité comme préalable et comme moyen, est en alpha, car la démocratie est d’abord un choix, celui de l’horizontalité, le refus d’une verticalité aristocratique, royale ou jupitérienne. Mais il faut bien s’entendre sur ces notions de liberté et d’égalité, car le diable totalitaire étant dans les détails et la com étant passée par là, on a tôt fait de garder les mots, mais de leur faire dire autre chose en pervertissant les concepts qu’ils désignent.

D’abord, il n’y a de libertés qu’individuelles, le reste, c’est concept creux et tours de passe-passe. Il n’y a pas plus de liberté publique ou collective que d’intérêt général. Il n’y a que des libertés personnelles, individuelles plus ou moins communes. Quant à l’égalité, il ne faut pas la confondre ni avec la similarité ni avec un égalitarisme qui ne cherche qu’à niveler. J’en prends comme exemple, cette façon de prétendre répondre « également » aux besoins des gens. Le principe d’égalité suppose qu’on essaye d’y répondre, même si le projet est un peu vain, pour tous et de manière égalitaire, c’est-à-dire qu’on porte le même intérêt à chacun, un égal intérêt aux besoins singuliers de chacun, car chacun a effectivement ses propres besoins. Mais si donner à chacun la même chose est justifiable sur le principe de la justice, ça ne l’est pas au prétexte d’égalité.

Quant à la fraternité, que dire si ce n’est que ce principe qui est postérieur aux deux autres, est une simple survivance d’un bon théisme (ou déisme) et humanisme que ne revendique pas, mais qui ne me pose pas soucis. Car il faut se méfier en politique, et plus largement en sociologie des symboles et des concepts « religieux ». Derrière chacun se cache une entreprise « théocratique », je veux dire aristocratique et féodale donc antidémocratique. J’en donne encore un exemple, car faute de toujours illustrer les thèses ici défendues, on pourrait croire à la vanité de mon propos. Penons le concept, lui aussi tendancieux, de nation. La seule réalité démocratique est de parler de « gens ». Car évoquer la nation, c’est permettre à certains de prétendre l’incarner, ce qui est une prétention religieuse. Une nation s’incarne, les gens se représentent. La première approche est jupitérienne, monarchique ; la seconde, démocratique. Mais c’est vrai que la société française n’est pas seulement demeurée monarchiste, elle est aussi restée très féodale.

[i] Je fais évidemment référence au Chrisme constantinien

Un texte qui dort

Rangeant mon bureau en triant les papiers qui dormaient dans leurs chemises colorées comme une belle au bois, je retrouve un essai de théologie naturelle écrit il y a plus de dix ans. Il n’avait pas alors trouvé d’éditeur et, depuis, aucun prince tenté de le sortir de son sommeil. Je le feuillette, en relis quelques pages. C’est mauvais, mal écrit, plein de fautes, et si lourd, si lourd… Que n’ai-je eu, à l’époque, un ou une ami pour me le dire et m’encourager à laisser dormir ce texte avant de le reprendre et de le réécrire complètement ! Car sur le fond, les idées présentées, les thèses défendues, sont, non seulement intéressantes, mais pertinentes. J’y évoque notamment – c’est le chapitre que j’ai sous les yeux – les principes cosmogoniques que ma sensibilité, mon expérience, m’ont permis de comprendre ou d’inventer ; une sensibilité qui doit beaucoup à l’intuition, ce sixième sens trop peu étudié par l’académie.

 

On ne peut dire, ou alors par un raccourci qui n’est qu’un contresens, que l’univers obéit à des lois ; car ces lois sont l’univers même, sa géométrie au sens ou Spinoza évoquait son « Ethica Ordine Geometrico Demonstrata ». Et je veux distinguer la structure de l’univers, sa géométrie, et les représentations de ce que l’on pourrait nommer, en cultivant une proximité spinoziste, le corpus des lois d’affectation ; corpus accessible aux hommes en langage symbolique et qu’Albert Einstein, plus que tout autre, était fasciné de pouvoir écrire par une deux formules à l’ésotérisme élégant et poétique.

Mais avant les lois, il y a les principes qui les sous-tendent et qui forment, si l’on admet que « Deus sive natura », l’éthique divine qu’on ne saurait ignorer, méconnaître, mépriser, si l’on prétend proposer et défendre une morale humaine qui ne serait pas trop contre nature.

 

Et, parcourant les feuilles imprimées, force m’est de constater que, depuis l’écriture de cet essai dans lequel je retrouve les traces de ces moments si pénibles quand j’essayais visiblement de clarifier à l’encre noire une pensée trop laborieuse et ces autres moments d’exaltation quand, a contrario, les choses semblaient couler de source vive, mon approche n’a pas changé. Je vois toujours cinq principes cosmogoniques à l’œuvre dans notre univers, principes que tout essai de théologie naturelle ne peut ni ignorer ni dépasser.

Le principe de cohérence qui est à la fois de non-contradiction et de reproductibilité. Ce premier principe que les philosophes grecs exprimaient par leur « Ex nihilo nihil, in nihilum posse reverti », rien ne peut venir de rien, ni retourner à rien, et que les bouddhistes nomment principe de causalité, et parfois loi de cause et d’effet, a aussi pour corollaire la loi suivante : Toute cause, dans les mêmes circonstances produit les mêmes effets.

Mais ce principe connaît une limite, ou du moins peut être pondéré par un second principe tout aussi fondamental, celui d’incertitude, ou de contingence. Et ce nouveau principe permet de réécrire la loi précédente de cette façon : si toute cause dans des circonstances données produit des effets comparables, ces effets ne peuvent être prévisibles, mais leur probabilité d’occurrence est déterminée par l’état du système considéré.

Et si le premier principe est bien pris en compte par la mécanique newtonienne, comme le second par la mécanique quantique, c’est la thermodynamique qui illustre le mieux le troisième principe, d’entropie. Mais j’utilise ici ce terme d’entropie par analogie, sachant que l’entropie d’un système mesure son « était de désordre » et que l’entropie de l’univers augmente, comme celui de tout système isolé, dans lequel l’énergie a tendance à se disperser.

Et puisqu’il faut bien équilibrer ce nouveau principe par un autre que j’ai toujours eu du mal à nommer, si ce n’est, restant chez Spinoza, par le « conatus », je parlerai plus trivialement de désir. Et je déclarerai que si « Dieu ne joue pas aux dés », il désire, et que l’univers est le produit de son désir ; façon poétique et religieuse d’illustrer mon propos.

Et pour couronner cet édifice idéel hexagonal, encore faut-il rajouter un cinquième principe dont je défendais l’existence à l’époque de la rédaction de cet essai, comme principe d’ironie. Depuis, j’ai retrouvé cette même intuition chez Audiberti, mais elle est nécessairement présente ailleurs, sous le nom de principe de cruauté. Comme quoi, on peut toujours trouver plus pessimiste que soi.

Parole de vérité

Il n’y a de vérité que dans les faits. Le reste n’est que commentaire ou opinion. Car il faut bien distinguer le fait, son énoncé, les commentaires qui de manière quasi systématique l’accompagnent et les opinions que ces faits ou ces commentaires suscitent ; tout cela mélangé dans nos incessants débats d’idées, cohabitant dans les médias ou les réseaux sociaux, vérités comme mensonges, intox, propagande et autres produits de communication.

 

La vérité d’un fait se réduit à son existence : un fait « est », c’est-à-dire qu’il se produit ou s’est produit pour autant qu’on le sache, ou bien n’est qu’un mythe et, en ce sens, n’est pas un fait.

Une hypothèse n’étant qu’un énoncé plus ou moins prudent d’un fait qui « est » ou « fut », possiblement. Et la question de l’existence d’un fait, qui ne peut être établi que par la conjonction des sens (le constat selon Saint-Thomas) et la preuve déductive (la vérité scientifique d’un théorème), nous renvoie à la double notion de connaissance (par les sens) et de savoir (grâce à la médiation de l’énoncé).

L’énoncé est donc juste ou faux, en toute logique, comme si je déclare que 1 + 1 = 3 ou que le cheval blanc d’Henri de Navarre était bai. Mais il peut aussi être biaisé ou incomplet. Dans le meilleur des cas, l’énoncé n’est donc pas vrai, mais juste, c’est-à-dire fidèle à ce qu’il énonce dans une forme de rapport d’égalité, d’homothétie ou d’identité. Et la question que l’on peut se poser, c’est bien de savoir si le simple énoncé des faits est bien la façon la plus intelligible d’en rendre compte. Mais qu’est-ce qu’un simple exposé des faits ?

Le commentaire, lui non plus, ne s’appréhende pas sur le registre de la vérité, mais de l’honnêteté, c’est-à-dire d’une autre forme de fidélité aux faits, sachant qu’une idée s’énonçant et se commentant, souvent abondamment, est aussi un fait, puisque justement on peut l’énoncer, la commenter, y répondre selon son opinion. Le commentaire peut donc être évalué sur une échelle de véracité entre le commentaire honnête et le mensonge « franc » ou la diffamation assumée comme atteinte à l’intégrité des faits. Quant à l’opinion, elle se juge communément suivant les critères de la morale.

Pour le reste, tout n’est que bavardage, voire bavardage philosophique, mais bavardons ! pourquoi non ? d’ailleurs un crâne rasé m’a dit…

 

Un crâne rasé, plutôt bouddhiste que skinhead, mais tous deux également convaincus que « no futur », me dit d’un ton grave et entendu que « tout est impermanent ». Prenant un air benêt, ce qui ne m’est pas difficile, je lui réponds que c’est un fait, qu’à la campagne on sait bien que « le temps passe » sans jamais faire de pose ; comme le soleil qui court du lever au couchant n’arrête sa course ni ne repart en arrière. Bon sens populaire… Rien ne dure sous le soleil et tout n’est que vanté et poursuite du vent. Oui, je sais ! C’est un fait, ou l’énoncé d’un fait.

Mais que ce soit Héraclite d’Éphèse, Siddhārtha Gautama, l’Ecclésiaste ou Montaigne (le monde est une branloire pérenne) qui la questionne, l’impermanence du mode est posée depuis toujours, mais chaque fois singulièrement ; car chaque fois, elle appelle une réponde différente et possiblement fondatrice d’une métaphysique originale. La simple « façon » d’énoncer, appelant un « commentaire » singulier, fondateur d’une morale, voire d’une religion à prétention universaliste.

 

Que tout change toujours, c’est une évidence sensible, un fait, mais les vraies questions sont celles de l’ordre des choses et de leur possible finalité. Et là, mon bouddhiste ne m’a apporté aucune lumière vraiment éclairante, désertant le domaine de la vérité pour celui du commentaire et bientôt de l’opinion, voire de l’idéologie. Car de l’impermanence au changement, de l’instabilité systémique à l’évolution naturelle, de la branloire montanienne au flux héraclitéen, il y a tout un monde ou, plus précisément, un vide sidéral entre deux univers possibles : un cosmos aux règles immuables ou un chaos imprévisible. Et, en l’occurrence, l’impermanence du monde est corolaire de l’immutabilité de ses lois, et ses changements permanents restent en grande partie sensiblement lisibles et intellectuellement prévisibles : la course solaire, le vieillissement des corps. Il y a bien un ordre des choses ; et dans cet ordre, une grande stabilité, une forme de permanence. Pour l’essentiel, les atomes, qui sont à l’univers ce que les grains de sable sont au désert, sont stables, ce qui n’empêche pas leurs électrons de se déplacer en permanence, à tel point qu’il n’est pas possible de déterminer leur position à un instant donné. Et l’univers même est en extension permanente, modifiant sa géométrie, mais sa vitesse est mesurable et curieusement supérieure à la vitesse de la lumière.

Mais, à l’apparent paradoxe de l’impermanence d’un monde si stable, fait écho la dimension contingente d’un univers où tout semble nécessaire car déterminé par des lois éternelles. Mais comment concevoir une possible morale sans contingence, et plus précisément sans volonté contingente ? Cette volonté n’est-elle pas nécessaire à l’équilibre du monde, à sa dynamique propre ? Et, ultime paradoxe, tout cet ordre pourrait-il n’avoir aucun sens, n’être qu’un processus non pas nécessairement éternel, mais sans fin, je veux dire sans finalité, juste pour voir où cela peut conduire. Dieu joue aux dés, aussi, n’en déplaise à Einstein, puis regarde ce que cela donne, comment sont tombés les dés, puis ramasse et recommence infiniment, sans se lasser, et c’est bien là le signe de sa divinité.