Avec ou sans abaya ?

Je voulais vous parler de Sébastien Faure, ça attendra… la question de l’uniforme à l’école me fait réagir.

Notre président, qui n’en est pas à un revirement près, souhaite interdire au collège, comme au lycée, le port de l’abaya, c’est-à-dire faire simplement appliquer la loi de 2004 sur les signes religieux dans les écoles publiques : « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit ». Mais cette loi n’est pas appliquée par un État qui se plaint par ailleurs de la perte de son autorité. Comment peut-on à la fois prétendre à l’autorité et ne pas faire appliquer les règles qu’on édicte ? Ça parait difficile, tous les parents le savent.

J’entendais à la télé un intellectuel que j’apprécie prétendre d’abord que l’abaya n’est pas une tenue religieuse – quelle blague ! – et rappeler que la mission de l’école n’est pas de faire la police, mais de transmettre des connaissances à une jeune population dont le niveau moyen ne cesse de décroitre, et qu’il convenait aussi de respecter les libertés individuelles, dont celles de se vêtir comme on le souhaite. Et c’est à tout cela que je voulais réagir. Et aussi en remarquant que dans le même temps des militants féministes soutenaient au Tribunal d’Aurillac, une femme inculpée pour s’être promenée seins nus.

Mais revenons à nos jeunes têtes blondes… et brunes. Je suis un partisan de l’ordre et de l’ordre républicain, et si je me prétends de gauche, anarchiste, c’est en reprenant la formule de Proudhon : « L’anarchie, c’est l’ordre sans le pouvoir ». Mais, pour maintenir la paix publique sans laquelle il n’y a pas d’ordre, il faut de la prévention et de répression ; et du point de vue des anarchistes, beaucoup de prévention et peu de répression ; une répression qui doit, à mesure que la prévention produit ses effets, devenir inutile. Et si la répression c’est l’affaire de la police (et des juges), la prévention, c’est celle de l’Éducation nationale dont la mission comporte trois volets : l’acquisition des connaissances, l’apprentissage de la civilité et l’apprentissage de la citoyenneté. C’est donc bien à l’école d’enseigner, d’inculquer le vivre ensemble et je trouve légitime qu’un ministre de l’Education d’une nation laïque interdise dans les établissements scolaires le port d’un vêtement religieux qui favorise le communautarisme.

Maintenant, reste la question de la liberté, qui se pose bien, et à laquelle, en ma qualité d’anarchiste viscéral, je suis très sensible. Je pense que chaque individu majeur doit être libre de s’habiller comme il veut, avec deux limites. S’il signe librement un contrat qui lui impose explicitement une tenue professionnelle – chez Disney de Mickey, là un tee-shirt logotisé par la marque qui l’emploie, ailleurs un uniforme militaire, là encore un costume cravate ou une autre tenue plus neutre, il doit alors respecter son engagement contractuel. Et puis, reste le trouble à l’ordre public, le fait par exemple de refuser de porter le moindre vêtement dans l’espace public.

Quant aux gamins mineurs, ils ne peuvent prétendre à la liberté, et c’est de la responsabilité de leurs parents de leur imposer leur tenue ; mais, dans l’enceinte d’un établissement scolaire, on doit pouvoir admettre que l’autorité parentale soit déléguée pour un temps à la structure éducative. Ce qui autorise alors l’institution à imposer ou à interdire, comme c’est le cas, un uniforme, en fonction du projet éducatif qu’elle porte. On pourrait ainsi imaginer que, pour mettre les filles au niveau des garçons, cette institution interdise aux filles le port de la jupe, ou oblige tous les garçons à en porter une, pour « effacer » (presque) toute différence de genre – ça, ça va plaire aux wokistes… Mais, évidemment, l’institution est sous l’autorité du peuple qui devrait pouvoir, d’une manière ou d’une autre, trancher ce débat. Et j’ai l’impression qu’elle l’a déjà fait par voie de sondage. Et que notre président cherche vainement des questions référendaires à poser.

Le bonheur, moi aussi j’en eux…

Mes dernières remarques sur le bonheur ayant été plus ou moins bien accueillies, comprises, j’y reviens.

Même si je pense, comme Einstein, que « le bonheur est un idéal de pourceau » – la référence aux pourceaux d’Épicure est ici évidente –, ce qui m’avait agacé au point d’écrire cette chronique n’était évidemment pas qu’on puisse considérer la recherche du bonheur comme essentielle ; sauf à mépriser la philosophie qui n’est qu’une tentative rationnelle d’apprendre à bien vivre, donc à mourir aussi. C’était plutôt qu’il faudrait, selon certains spécialistes du développement personnel, en se méprenant sur la leçon stoïcienne, accepter le monde comme il est, ne s’intéresser qu’à ce qui dépend de nous et chercher « en soi » son bonheur ; et qu’on pourrait concevoir un manuel à la façon d’Épictète ou peut-être de Bocuse, pour embellir sa vie comme on dresse une table de lin et de faïence en la garnissant de plats doucereux et sucrés.

Je veux déjà rappeler que le bonheur est d’abord une disposition d’esprit, c’est-à-dire qu’on ne saurait séparer le psychique du somatique, qui sont deux expressions d’un même corps conformé d’une façon singulière, de manière congénitale ou traumatique. Certains ont donc ce don du bonheur, mais d’autres ne peuvent et ne pourront jamais le connaitre. Maintenant, j’entends bien qu’on puisse et qu’on doive essayer d’être heureux et que cela nécessite souvent une forme de discipline qui a alors une dimension morale : parlons d’éthique, donc de philosophie. Mais il y a aussi des trucs, des médicaments, la connaissance du fonctionnement humain, une façon de se tenir loin de certains problèmes ou de certaines personnes à problème, tout ce qui peut nous éloigner plus ou moins du sentiment d’être malheureux.

Mais nous avons aussi la responsabilité collective de contribuer à l’avènement d’une civilisation, non pas garante du bonheur, mais qui ne lui fasse pas « systématiquement » obstacle, par exemple en privant les gens de liberté au prétexte de les protéger de leurs passions funestes.

Épictète professait effectivement qu’il ne fallait pas se laisser affecter par ce qui ne dépendait pas de nous, car, justement, ça ne dépendait pas de nous,qu’on n’y pouvait rien et que la passion ne nous aiderait pas : une tempête lorsque l’on navigue, la mort d’un proche fauché par la maladie… On pourrait rajouter : le bouleversement du climat – « Sept cents millions de Chinois ; et moi, et moi, et moi », oui, ce chiffre a bien augmenté depuis –, l’inflation galopante, les violences de rue, l’impéritie de la classe politique, etc., etc. Et puis donc, laisser nos gouvernants gouverner, en rendant à « César ce qui est à César », pour se recentrer sur soi et sa relation à Dieu.

On se souvient de la leçon de l’Évangile et comment le Prophète répond à ceux qui l’interrogent sur la question de l’impôt. Et on sait qu’on peut légitimement considérer cette formule comme fondatrice d’une forme de laïcité « chrétienne » : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ». Mais on peut aussi considérer cette formule comme une prise de position contre ce qui deviendra un jour « la désobéissance civile ». Imagine-t-on, dans un cas similaire, le Mahatma Gandhi se saisir d’une pièce à l’effigie du roi George V, Empereur des Indes, et dire qu’il faut rendre à César ce qui lui appartient ? Alors que la valeur fiduciaire de cette monnaie devait beaucoup à la richesse de l’Empire britannique dont l’Inde était un joyau. Et cette pièce, malgré sa figure faciale, appartenait-elle vraiment à la Couronne britannique ? Il faut donc séparer le religieux et le régulier, et sans doute aussi, et c’est une tout autre histoire, chercher d’abord à se réformer avant de chercher à réformer les autres et le monde. Mais il faut aussi accepter d’être affecté par les malheurs du monde, même si nous n’en sommes pas responsables et ne pouvons rien y faire. Et il n’est pas question de combattre ses sentiments de compassion ou de révolte, même si se laisser envahir par eux, c’est laisser la passion submerger la raison. Et pour ce qu’il en est de la doctrine stoïcienne, j’en resterai, en la complétant, non pas à une formule d’Épictète ou de Marc Aurèle, mais à Guillaume d’Orange, dit le Taciturne (un individu qui visiblement n’était pas fait pour le bonheur) : « il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ? ». Oui, la compléter en disant que la valeur de nos entreprises ne doit rien au fait qu’elles réussissent ou qu’elles échouent, ou encore qu’elles soient jugées par d’autres bonnes ou mauvaises.

Le stoïcien est donc un individu qui privilégie sa raison, sans mépriser les passions, qui juge par lui-même et fait ce qu’il pense devoir faire, et sans même prétendre le faire au nom de sa conscience ou par sens du devoir. Je l’ai déjà écrit : le stoïcien juge sans condamner, mais, s’il se moque d’être condamné, il n’accepte pas d’être jugé. Ce qui nous ramène aussi, en quittant la philosophie morale pour la psychologie ou la politique, à l’individualisme, et notamment anarchiste. J’y reviendrai, en évoquant Sébastien Faure, un compagnon de route de Louise Michel…

Oui, ça m’a énervé

Je lis cela couché, vautré sur la jaquette d’un livre sur le développement personnel – développement personnel ! un concept dont la prétention m’a toujours fait gerber : « une leçon de bonheur », ou encore cette autre perle éditoriale : « Il n‘est pas nécessaire d’être milliardaire pour être heureux ». Affligeant ! à ne plus savoir comment trouver les mots… Si l’on veut dire que « l’argent ne fait pas le bonheur », prétendue vieille sagesse populaire, en fait un truisme assez grossier, c’est un peu court. Qu’on se le dise entre amis, à l’apéro, je veux bien, mais qu’on en fasse l’accroche d’une prétendue leçon de bonheur…

Évidemment que l’argent ne fait pas le bonheur – Tiens, j’en parlerai à mon banquier, je lui dirai que c’est Macron qui me l’a dit… –, mais en avoir n’est nullement un obstacle et peut parfois consoler, voire distraire. Mais surtout, soyons clair, ce système que nous avons construit en Occident, qui taxe l’eau que l’on boit et bientôt l’air que l’on respire, un système qui a privatisé tout ce qui existe sur terre, y compris ce qui est biologiquement nécessaire à notre survie individuelle, c’est-à-dire qui se le réserve ou le réserve aux personnes en capacité de se le payer, fait qu’il est illusoire d’espérer y être heureux si l’on est pauvre. Et d’ailleurs, comment le pourrait-on quand, le Marché, mais surtout toute la technocratie et la médiacratie, méprise les pauvres, et ne respecte pas leur dignité ? Pas plus qu’on n’y respecte les vieux ou les malades. Et encore moins dans un pays, le nôtre, où l’on n’accepte pas qu’un vieux, fatigué, considérant avoir fait son temps, décide de mourir, de sa main, à son heure. Non, c’est au système de décider de cela. Et si je ne sais pas si, comme on le prétend, « tous les hommes naissent libres… » – en fait, j’ai quand même ma petite idée –, à l’évidence, on n’est pas libre de mourir à son heure choisie. Et puis…, mais cessons là.

Mais qui peut prétendre donner des conseils ou des leçons de bonheur ? Oui, donner des conseils de développement personnel, en faire son métier et faire du fric en expliquant que l’argent ne fait pas le bonheur. Et vendre sa soupe à la télé ou à l’étal d’une librairie à des bobos qui mangent bio, mais qui acceptent volontiers de vivre dans des cubes de béton, sans plus aucun contact avec la nature et acceptent si facilement d’être les sujets disciplinés et propres sur eux de « l’Empire du Bien » – j’emprunte évidemment ce concept à Philippe Muray.

En fait, la seule justification de l’élaboration de contes moraux, je pense à Tolstoï, je pense à Voltaire…, la seule justification aux romans ou au Théâtre d’édification, c’est bien, soit l’engagement politique ou religieux, soit un goût authentique pour la littérature et les arts.

La saison ds expos

Oui, l’été, c’est bien la saison des expos, notamment en bord de mer. Et je ne parle évidemment pas de celles des épidermes dorés des estivants, mais des galeristes qui ouvrent largement leurs boutiques de luxe aux bourgeois en vacances ; et j’en sors, une expo d’art contemporain, en l’occurrence un sculpteur qui fait des trucs branchés, à l’américaine, comme on en voit à la télé – à la Jeff Koons… des sculptures qui s’apparentent d’ailleurs à des performances, et qu’on dirait conçues par une IA sur un Photoshop 3D. On ne devrait pas confondre art et spectacle, la performance étant toujours du domaine du spectacle, éphémère ou pas, vivant ou déjà mort…

Mais dans une société du spectacle, on est moins sensible à l’art qu’au spectacle, et d’ailleurs, notre ministère de la culture, sauf parfois pour momifier le premier, supporte surtout le second, et s’il souhaite évidemment (c’est son job) enculturer les gens, quitte à y mettre de la vaseline, c’est moins pour les rendre sensibles à l’art que pour les embarquer dans cette grande fête médiaticoculturelle qui n’arrête jamais son bruit de fond – comme la musique dans les supermarchés, sauf évidemment pour passer un spot vantant le prix des saucisses de Montbéliard du rayon charcuterie –, ses boutiques restant ouvertes jour et nuit car le Marché ne dort jamais. Oui, il faut éduquer les masses, quitte à utiliser tous les artifices de la com, ou, comme dans ces séries télévisées, faire s’esclaffer le spectateur au bon moment, empêcher qu’il ne réagisse à contre-sens en utilisant des rires préenregistrés. J’imagine qu’il ne faudra pas trente ans pour qu’un major américain nous propose une comédie de Molière, jouée en costume moderne, enregistrée dans une grande ville de la côte Ouest, avec, rajoutés sur la bande-son, des rires là quand il en faut. Elle est pas belle, la vie ?

C’est ainsi que si un ministre de circonstance a inventé, il y a maintenant quatre décennies, la Fête de la musique, c’était moins pour la musique que pour la fête… le spectacle de rue … une kermesse populaire qui permet une nuit par an à chacun de taper sur des casseroles sans risquer de se retrouver au poste.

Du spectacle et de l’aménagement policé de notre vie, de notre cadre de vie ! Je pense aussi à Buren, immense plasticien, et qui a aussi œuvré à Nantes, sur les quais. C’est du spectacle, et de qualité, des aménagements urbains parfaitement à leur place sur une place, devant un musée, un bord de quai, un rond-point. Comme aussi le pouce de César, ou plus précisément les pouces, car si je visualise particulièrement à celui de la Défense, il en a semé d’autres, dont déjà celui du rond-point de Bonneveine dans sa ville natale. J’imagine que Jack Lang en était ravi, même s’il aurait préféré sans doute un phallus, une belle bite sur un quai breton… Qu’on n’y a on pensé ? César avait de l’humour, il aurait adoré, et on aurait demandé à Sandrine Rousseau de l’inaugurer… vous savez, le drap qui couvre l’œuvre et qu’on fait glisser pour découvrir l’objet géant et magnifié aux yeux ébahis et admiratifs des badauds. Oui, c’est les vacances, et j’y ai droit aussi…

En marge de la politique médiatisée

L’intérêt d’un journal, c’est son confort. On se laisse porté par une idée, sans vrais soucis d’une formalisation aboutie ; on en dit quelques mots, elle nous mène ailleurs ; on la perd, on la retrouve et la reprend. Et puis, de toute façon, on ressasse beaucoup, comme si la pesanteur même de notre corps ramenait toujours sa partie supérieure et cognitive aux mêmes points de fixation.

Dans ma dernière chronique, je parlais de vertu – toute vertu est politique ou du moins possède une dimension sociale et politique. Mais aussi de libre pensée… Et dans la précédente, j’évoquais le concept d’autorité. Effectivement, c’est du ressassement obsessionnel : autorité, liberté … Et encore avant – il faut donc me suivre –, je m’interrogeais sur la pertinence du clivage politique gauche-droite.

La chose n‘est évidemment pas si binaire : d’un côté les bons, de l’autre les méchants, d’un côté les pauvres, de l’autre les riches, d’un côté les travailleurs et les travailleuses, de l’autre les patrons qui n’en foutraient pas une ; et les clivages dialectiques existent à tous les niveaux. C’est ainsi que parcourant l’excellente revue « Front Populaire » j’en méditais le sous-titre : « La revue des souverainistes de droite, de gauche, d’ailleurs et de nulle part » ; en fait une revue simplement nationaliste, mais qui n’ose se présenter ainsi de crainte d’être vite assimilée à qui vous savez.

Mais prenons plutôt le socialisme dont je me suis toujours revendiqué ! Bien que les politiques, les politologues et autres médiacrates opposent régulièrement, mais vicieusement, un socialisme de gouvernement, censé représenter la gauche démocrate et respectueuse du Marché, à un autre, plus radical, aujourd’hui préempté par LFI et qualifié d’extrême, on pourrait de manière plus juste – et considérant que ce que les médias nomment « gauche de gouvernement » n’est plus qu’un centrisme assez bourgeois (je veux dire mitterrandien), déconnecté des classes populaires et proche de la droite républicaine – en revenir à la rupture qui s’est opérée dans la classe ouvrière lors de la Première Internationale. Et en rappelant déjà que si cette Association Internationale des Travailleurs n’a pas inventé le socialisme, dont les traditions la précédaient, c’est quand même le mouvement ouvrier qui l’a structuré et développé, avant que le socialisme devenu idéologie abandonne et ses enfants et ses pères.

Dès ce congrès fondateur du 28 septembre 1864 au St Martin’s Hall de Londres, trois courants que l’on qualifiera, par souci de simplification, de socialistes, se sont confrontés : l’anglais, défendant un capitalisme réformiste et la grève comme moyen de pression pour obtenir les réformes nécessaires à l’amélioration des conditions d’existence des ouvriers, le français, proudhonien, défendant comme alternative au capitalisme un fédéralisme coopératif et réclamant un égal accès au crédit (voire le crédit gratuit pour les coopératives ouvrières), et puis les communistes anticapitalistes et collectivistes, alors implantés en Allemagne, en Suisse, à Londres. Cette Première Internationale vagissante était donc très disparate, mais Marx y prit rapidement l’ascendant, et dès le premier congrès à Genève en 1866. Mais si dès la fin de la décennie 60, donc très vite, on vit ce mouvement se structurer et s’implanter dans les principaux centres ouvriers européens – sauf dans la Confédération germanique où la loi l’interdisait –, elle a cristallisé aussi les divisions entre les collectivistes (principalement anglais et allemands) et les mutualistes (principalement français), avant que la Révolution française de 1870, avec la formation de la Commune de Paris, puis son écrasement par Thiers et la féroce répression qui s’en suivit, exacerbe encore l’affrontement entre centralistes et autonomistes, et conduise à la scission définitive de 1977. Les mutualistes français auront donc payé l’écrasement de la Commune et la défaite militaire de Sedan. Et rappelons aussi que l’unification allemande s’est faite à cette époque, en 1871. Le dernier congrès de la Première Internationale s’est tenu en septembre 1977, à une époque où le milieu ouvrier était éclaté : communistes centralistes, anarchistes collectivistes (Bakounine), fédéralistes associatifs, anarchistes individualistes et réfractaires à la collectivisation de la terre, réformistes… Et où croissaient les nationalismes.

Ce que je voulais donc rappeler brièvement, c’est que si cette organisation internationale et populaire, l’A.I.T., a été dès sa création le lieu d’affrontements idéologiques violents entre Marx, Proudhon, Bakounine (pour ne citer que ceux-là) – remarquons que ce sont tous des bourgeois qui parlent au nom des ouvriers –, elle a aussi permis aux sensibilités socialistes de s’exprimer, aux idées de se confronter, aux positions de se clarifier. Et aux rapports de force de pousser au bout leur logique, à une époque qui est celle, à la fois de l’émergence d’une internationalisation des luttes ouvrières, de la montée des nationalismes et des dynamiques impériales et coloniales. Mais ces conceptions du socialisme demeurent, ainsi que les fractures d’alors  :   principalement celle, radicale et consommée, entre un socialisme collectiviste et étatique, et un autre libertaire et autonome ; cela mettant en lumières deux conceptions de la liberté : côté marxiste, l’accent mis sur des libertés publiques de plus en plus théoriques et le rôle central de l’État régulateur, ou du Parti comme gardien de la morale politique, et surtout la négation de l’individu, effacé devant le groupe constitué, la nation, le Peuple, la classe ouvrière ; de l’autre côté, libertaire, on s’en est tenu aux libertés individuelles en privilégiant la décentralisation, le localisme, l’individu – l’individualisme étant vécu comme une valeur – et en dénonçant l’État, au point d’envisager de s’en passer et de créer un « ordre sans l’État ». Et pour simplifier ce propos, disons que ces trois lignes matricielles ont coexisté depuis : un socialisme réformiste qui n’a pas rejeté le capitalisme, le communisme anticapitaliste dont on connait les crimes, mais qui continue à exister, voire à prospérer, et l’anarchisme qui survit dans l‘ombre et dans les marges, plombé par ce malentendu entretenu par la bourgeoisie : l’anarchie, c’est le désordre et la violence – et par certains anarchistes, reconnaissons-le. Les attentats anarchistes français contre la IIIe République ont effectivement fait beaucoup de mal à l’Anarchie et ont souvent masqué les violences de l’État.

Il y a donc bien au moins deux (trois ?) socialismes, un marxiste, collectiviste, et un autre, individualiste et libertaire ; et ce clivage est toujours opérant. Ce second socialisme, dont je me revendique, est celui de George Orwell en Angleterre, d’ Hannah Arendt outre-Atlantique, de Camus en France. Ce n’est pas rien. Ce n’est aujourd’hui ni celui du Parti Socialisme français qui n’a plus de socialisme que le nom dévoyé, ni celui de La France Insoumise qui n’a jamais rompu avec le collectivisme d’État et une idéologie totalitaire qui lui permet de bien vivre sa relation avec les khmers verts ou le wokisme religieux, ou encore les indigénistes et autres racialistes.

Je suis depuis toujours, comme Orwell et Camus, mais à un niveau bien plus modeste, un militant anarchiste, mais tout n’est pas dit dans cette confession. Car il y a encore deux types d’anarchisme, l’un prône la violence, la lutte armée, le contact viril avec les forces de police et les institutions capitalistes, et l’autre est radicalement non violent. Le premier type a produit sur la scène politique internationale les Black Blocs qui mènent une guérilla violente contre le capitalisme et les institutions internationales de régulation. On sait que ce mouvement existe depuis les années 80 et a été très médiatisé depuis la fin des années 90 (contre-sommet de l’OMC à Seattle en 99, manifestations contre les G8 à Gênes en juillet 2001, etc.) Et en France, ils sont probablement responsables, en partie du moins, de l’échec du mouvement des Gilets jaunes, relativement discrédités par la violence. Et on ne doit pas sous-estimer ce clivage interne au mouvement anarchiste, entre les promoteurs de la violence politique avec comme figure historique Bakounine, et les non-violents représentés par son ami Élisée Reclus. Et c’est à cette seconde ligne, résolument non violente, que je me rattache, avec comme autre figure symbolique de la désobéissance non violente, le Mahatma Gandhi – mais je pourrai aussi citer l’américain Thoreau.

Mais si l’on veut pousser encore plus loin cette analyse, après avoir évoqué deux socialismes historiques incompatibles, deux formes d’anarchisme inconciliables, je terminerais par un autre clivage, mais moins tranché. Il me semble qu’existe un anarchisme libre penseur, donc incroyant au sens où je l’entends – citons La Boétie –, et un anarchisme chrétien ou du moins mystique, celui de Léon Tolstoï, et peut-être, mais il faudrait pousser plus loin cette analyse, de Simone Weil. Mais cette dernière, morte trop jeune, n’a pas suffisamment écrit pour développer sa pensée.

Et enfin, mais je manque et de temps et de place et sans doute de références précises, je veux néanmoins rajouter comme on prend date pour y revenir, que le colonialisme, qui a toujours eu une dimension esclavagiste, fut aussi un clivage important parmi ceux que j’englobe sous le terme de socialistes. Le colonialisme, qui se justifie par la croyance en des races supérieures à d’autres, est un système d’exploitation et d’asservissement. Tout un courant socialiste a accepté et favorisé le colonialisme européen – qui ne fut évidemment, historiquement, ni le seul ni le premier. Les anarchistes, non… Je pense très précisément à la position de Reclus sur ce point, ou aux positions de Camus pendant la guerre d’Algérie.

Il y a donc bien tout un courant anarchiste, individualiste et libertaire, qui accepte aujourd’hui à contrecœur l’idée que l’État soit un mal nécessaire, qui refuse le désordre et est radicalement non-violent, et veut travailler à une réforme profonde de l’État, à l’évolution radicale des sociétés, avec comme axe unique, la liberté individuelle, et comme moyen d’y arriver, la démocratie la plus directe, la plus horizontale possible. Personnellement, je n’ai pas d’autre cadre de pensée.