L’autorité de l’État

Je lis et j’entends ce qu’on dit. Tout fout le camp, l’État n’a plus d’autorité…

C’est vrai, mais je crains qu’une augmentation de la répression, peut-être nécessaire pour endiguer une forme d’ensauvagement d’une certaine jeunesse, ne règle rien au fond. Car il faudrait déjà s’entendre sur ce qu’est l’autorité et lever ce malentendu. L’autorité n’est pas la force, mais la confiance.

Et quand, en écho à ma précédente chronique qui distinguait les approuveurs du monde et les réfractaires, on m’écrit que je suis peut-être simplement « réfractaire à l’autorité », je pourrais répondre que je ne comprends pas ce que pourrait vouloir dire « réfractaire à la confiance ». J’insiste : l’autorité d’un individu, d’une institution, c’est la confiance qu’il ou elle inspire. Ce n’est que cela ; et l’existence de cette confiance fait que lorsqu’il ou elle parle ou agit, on l’accepte « naturellement », c’est-à-dire sans vraie contrainte. 

Évidemment, inspirer de la confiance aux gens, disposer de ce crédit est une force, une force tranquille. Et l’image qui me vient n’est pas celle de Staline ou de Mao, mais celle de Gandhi face à l’Empire britannique. À plus y réfléchir, d’autres images plus personnelles affleurent, et je ne peux échapper à celle du crucifié tel que les évangiles nous la montrent en paroles et en actes.

Que l’on considère la relation d’un élève à son maître, celle d’enfants à des parents attentionnés ; si le maître, les parents ont de l’autorité, ce n’est pas parce qu’ils font preuve d’autoritarisme ou de violence, c’est qu’existe une relation de confiance qui permet à la parole « d’autorité » de porter, et que l’élève, l’enfant, s’y soumettent sans trop de contrainte et sans sentiment d’injustice. Oui, car c’est l’autre concept qui importe ici. Si l’autorité procède de la confiance, cette confiance inspirée suppose la justice. Le roturier peut ainsi accepter l’autorité du noble ou aimer son roi, s’il a confiance en lui comme gardien de la loi et des traditions, protecteur du faible et garant de la justice. Et Dieu est ainsi le symbole de l’Autorité suprême ; j’ai bien dit « Dieu » et non « l’Église ».

Et si l’État n’a plus d’autorité, c’est que les citoyens n’ont pas confiance en cet État failli qui les gère, incapable de maintenir l’ordre et de garantir la justice. Et force est de constater que beaucoup de choses ne marchent plus et qu’un profond sentiment d’injustice prévaut dans les classes populaires et moyennes : les riches sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus disqualifiés, l’ascenseur social en panne, la loi toujours plus en plus liberticide, la bureaucratie de plus en plus technocratique et inhumaine.

Mais comme l’État a comme premier devoir de maintenir l’ordre et de protéger les biens communs et privés, et qu’il le fait mal, et ruine ainsi un peu plus la confiance qu’il devrait inspirer, il va bien falloir qu’il use aussi de la force pour rétablir son autorité, non pas vis-à-vis des casseurs, mais de la nation, en assumant ses tâches régaliennes et rétablissant ainsi un peu de de son crédit.

L’Etat s’est bureaucratisé à l’excès, est devenu obèse, dispendieux, porteur d’une idéologie contestable, plus tourné vers ses intérêts propres et ceux du Marché que vers ceux des usagers ; et osons le dire, totalitaire.

Et s’il faut oser ce mot quitte à risquer l’outrance, c’est parce qu’un système totalitaire est un système de défiance et d’injustice généralisées, et qui tourne donc le dos à tout ce qui pourrait lui permettre d’avoir la moindre autorité (confiance et justice). Et la surveillance généralisée (sur le net, dans les rues, au domicile des gens), l’appel à la délation, l’emploi de la force et de la contrainte, l’inflation normative et législative, la multiplication des policiers armés comme pour une guerre civile qui refuserait de dire son nom, la création de nouvelles prisons, l’emploi de l’armée dans l’espace public, ne ramèneront pas la confiance, donc l’autorité. Répétons-le : un système totalitaire, policier, verrouillé, est sans doute capable de ramener et de maintenir la paix en mettant en place un système de terreur ; mais il n’y gagnera rien en manière d’autorité. Croire que les présidents chinois, coréen ou russe ont beaucoup de l’autorité est une erreur. Quant à Emmanuel Macron…

Résumons : l’autorité est fiduciaire, c’est un crédit, celui de la confiance ; et s’agissant de crédibilité, l’usage de la com qui est toujours une contrefaçon, un faux-monnayage, est disqualifiant. C’est une évidence, j’en ai écrit un essai, « Étiologie d‘une décadence ». Tout usage de la com, c’est-à-dire du mensonge et de la propagande, disqualifie celui qui s’abaisse à user de telles pratiques. Mais aujourd’hui, cet usage s’est institutionnalisé, ruinant toute autorité, celle du Marché, de l’État, des partis politiques. Toute reconquête de l‘autorité, loin de passer par la force, passe donc d’abord par l’assainissement de la monnaie, pardon, de la parole, le retour à l’honnêteté intellectuelle.

Ni droite ni gauche ?

Ce clivage reste, et je reste de gauche. Mais le vrai sujet clivant est ailleurs : accepte-t-on le Système ou non ? À l’évidence, si notre président l’accepte, le promeut, le soutient, le renforce, les leaders de la France Insoumise et du Rassemblement National l’acceptent aussi, comme l’acceptent les socialistes mitterrandiens qui l’ont bétonné en créant l’U.E. ou encore les écologistes qui ne proposent que de le peindre en vert, comme on teinte une étoffe pour en masquer les taches.

  De quoi parlé-je ? Tout d’abord d’un système qui est à la fois économique et politique, depuis que la classe politique a fait alliance, voire allégeance au Marché, ce que je nomme l’attelage fatal de la Bureaucratie étatique et du Marché ; et dont la séquence coloniale, à la fin du XIXe siècle, a été la grande occasion : réinvention de l’esclavage, expropriation des indigènes, destruction et surexploitation de l’environnement – Relire Gide relatant son périple au Congo et les collusions entre les grandes compagnies concessionnaires et l’administration coloniale… La seconde occasion a été celle de la création d’une société du spectacle par une médiacratie qui est la bureaucratie du Marché.

Si l’on veut se convaincre de cette fusion des systèmes, il suffit de les écouter : ils ne nous parlent que d’économie et, quand on les interroge sur les sujets qui nous préoccupent, ils ne savent pas nous répondre sans nous parler encore et toujours d’économie, comme si la croissance du bonheur était indexée sur celle du PIB. Et comment mieux nommer ce Système qui est un système d’exploitation au sens informatique du terme, un OS, qu’en parlant de démocratie libérale ; un système qui n’est pas plus démocratique que libéral, et qui se reconnait justement à ce mésusage systématique des concepts (systématique, car il fait système). Plutôt que de donner en Occident le pouvoir au peuple et d’y construire des démocraties, on garde notre système ploutocratique et on le nomme démocratie. Plutôt que de construire un système libéral, on nomme celui que l’on privilégie libéral ou néo-libéral.

Plutôt que d’avouer que les deux principes majeurs du Système sont : dépendance et surveillance des populations, on préfère parler de confort et de sécurité des gens. C’est ainsi qu’on n’installe plus dans nos villes des caméras de surveillance, mais des caméras de sécurité. C’est ainsi qu’on justifie toute nouvelle mise sous tutelle, infantilisation des usagers par le souci de leur confort, confort des poules derrière les grillages de leur poulailler, des vaches au pré. Et je ne parle pas ici spécifiquement des services de l’État, mais de l’attelage fatal que je viens d’évoquer : car nous sommes tout autant surveillés par l’État que par le Marché, tout autant rendus dépendants par l’un que par l’autre. En fait, ils nous veulent comme des animaux de rente, nus, fragiles et dociles, de la naissance à la mort, sans rien posséder en propre, ni biens matériels ni désirs singuliers ni pensées propres, ni intimité, des enfants sous surveillance, sans vraies responsabilités et sans aucune autonomie. Donc sans liberté. Car la liberté, c’est l’autonomie, ce que j’appelle l’individualisme et qui est tout sauf un égoïsme.

 J’évoquais une absence de clivage… toutes les formations politiques que j’ai nommées et dont certaines rêvent de faire la révolution, c’est-à-dire de prendre le pouvoir par la force, acceptent ce Système, c’est-à-dire ces principes de dépendance et de surveillance des populations, le refus de la démocratie au profit d’une dictature bureaucratique et orwellienne qu’on qualifiera selon les circonstances, humanitariste ou religieuse, de contrainte climatique ou du Marché, une dictature de la raison technocratique ou du prolétariat ; mais il s’agit toujours d’idéologie, et certains en rajouteraient bien une couche. En fait, un clivage existe, mais doit être cherché ailleurs, justement entre ceux qui acceptent ce Système – appelons-les comme on veut : les approuveurs du monde, les conformistes… – et ceux qui le réprouvent, le contestent, le vomissent, le conchient. Et quitte à jouer sur les mots, à les revisiter, je distinguerai ici, pour prendre en compte la situation présente, les bourgeois et les réfractaires. J’aurais préféré revendiquer le terme d’insoumis, comme en d’autres temps je me disais mécréant, mais ces mots ont été préemptés et salis, soit en en les transformant en anathème, soit en pure formule de com, et précisément par des esprits totalitaires.

Oui, ce foutu progrès …

J’écrivais donc : « Conservateur ou progressiste, question plus sotte qu’embarrassante… »

Essayons de retrouver la porte par où je suis entré dans ce dernier propos qui n’est pas celui d’un jour (plutôt un ressassement, une rumination), pour m’en sortir comme on s’échappe.

S’il n’y a pas de progrès au sens hégélien du terme, au sens où nous irions quelque part, c’est qu’il n‘y a en politique ni avenir ni passé et que l’Histoire échappe à toute prise axiologique ou sémiologique. Il n’y a dans l’évolution des choses qu’errance et fatalité, hasard et violence, en fin de compte, progrès et regrés comme l’avers et le revers de la médaille, le jour et la nuit.

Et puisque j’ai l’humeur un peu corrompue, celle d’une âme qui cherche désespérément des portes ; non pas pour entrer quelque part, mais plutôt pour sortir comme on revient de tout, quitte à les enfiler, ces portes, sans fin, je veux revenir sur cette idée – ce n’est qu’une intuition – qu’il n’y aurait ni passé ni futur. Je sens bien qu’il n’y a qu’une réalité présente à mes sens, qui est faite des sensations du moment, mais intimement mêlées de mes souvenirs qui les teintent, et de mes désirs auxquels elles font écho. Mais tout cela est un présent réel, une réalité présente à mon âme qui perdure et perdurera sans autre fin que la mienne, et qui change imperceptiblement à ma conscience dans cet éternel présent qui s’étire.

Foutu progrès !

Conservateur ou progressiste ? Question plus sotte qu’embarrassante… En fait, l’innovation n’a d’intérêt que si elle apporte un vrai progrès, si les outils qu’elle forge et met à la disposition des gens impactent positivement leur vie, protège l’environnement, se mesure positivement sur le plan moral. Et sans leur faire payer tout cela trop cher. Et c’est de moins en moins le cas, et pour une raison simple : si le Marché innove, c’est pour garantir ou augmenter ses bénéfices, si l’État fait de même – et de manière de plus en plus violente –, c’est pour garantir ou augmenter sa maitrise de ses administrés ; et si les gens y trouvent parfois leur compte – toute nouvelle technologie ou norme n’est pas nécessairement mauvaise –, ce n’est qu’accessoirement.  

Et le marqueur le plus pertinent est constitué par l’évolution de nos libertés qui, je veux bien l’avouer, m’obsède. Et je veux associer ici deux concepts, indissociables à défaut d’être totalement superposables, liberté et individualisme. Et c‘est pourquoi je fais ce choix de vous rebattre les oreilles de ce constat d’un « progrès » liberticide, mais pour éclairer cette question différemment… d’une lumière vespérale.

En fait de progrès, nous « régressons progressivement », si l’on peut dire ; et si la liberté et l’individualisme s’étaient longtemps développés en Occident au point d’en devenir des valeurs de référence – ce combat étant celui, double, de la démocratie et de la laïcité contre les totalitarismes idéologiques et religieux –, pour atteindre une acmé pourtant médiocre au milieu du XIXe siècle, depuis, il y a eu un retour des totalitarismes et une dissolution progressive de ces valeurs… accélérée à la fin des trente glorieuses.

Au moment où la laïcité est remise en cause par un islam conquérant, où la démocratie s’est embourbée dans le bureaucratisme (le gouvernement du peuple par les fonctionnaires et au profit de l’État) , les libertés individuelles ont été abandonnées au profit de très vagues libertés politiques (la liberté de choisir quel haut fonctionnaire nous imposera sa vision technocratique du monde), et les intérêts particuliers sacrifiés pour un intérêt général, qui est si général qu’il a cessé d’être intéressant.

Quant à l’individualisme, il a disparu dans une société massifiée et normée qui l’a dilué dans un conformisme tribal ou communautaire, parfois idéologique. Et à la vision économique d’un monde global, terrain de jeu d’un Marché transnational, répond une vision normalisatrice et totalisante de la politique, qui a déjà commencé à sombrer dans le totalitarisme bureaucratique.

Pourtant, on entend de la gueule de ceux qui ont l’impudeur de le dire, ces chiens de garde du pouvoir, mi-dogues mi-bichons frisés, que nos libertés augmenteraient et que notre problème serait d’être collectivement trop individualistes. Mensonges !

Nos sociétés occidentales sont embourgeoisées, c’est-à-dire massifiées et normées ; et accros à la consolation. Elles sont de plus en plus jouisseuses et égoïstes, car consuméristes, de moins en moins individualistes. Rappelons, quitte à lasser, que l’individualisme est une autodétermination, et que ce n’est ni du nombrilisme ni de l’égoïsme. Qui a encore l’envie ou la volonté de se déterminer par lui-même et d’échapper aux injonctions religieuses et aux ordres du Parti, au politiquement correcte, à la mode et à la fausse transgression promue par la com ? Le Système bicéphale (État-Marché), servi par la publicité, use de tous les moyens pour nous émasculer, nous empêcher de penser par nous-mêmes, pour nous empêcher de nous déterminer suivant nos propres valeurs, de devenir ce que nous sommes.

Je termine en évoquant l’un de ces derniers moyens d’émasculation : l’instrumentalisation de la légitime et nécessaire protection de l’environnement. Loin de l’écologiste radical que je suis le désir de nier l’effondrement, depuis un demi-siècle, de la biodiversité, ou la nécessité de réformes radicales de nos modes de consommation. Mais comment ne pas voir dans la communication du système qui l’axe sur la dérive climatique, une volonté d’effrayer, de culpabiliser, et de faire accepter aux gens l’inéluctabilité de la perte de leurs dernières libertés, pour le bien de l’humanité et de la planète ; et l’obligation « morale » qui leur est faite de vivre dans des cités panoptiques, en stabulation, comme ailleurs des poules ou des porcs confinés dans des petits espaces clos hygiénisés à fortes doses d‘antibiotiques, et gouvernés par des élites protégées, endogamiques, et demain transgéniques ? Et la séquence COVID a été révélatrice.

Mais sans s’attaquer aux vraies causes de la destruction de la planète : notre idéologie économiste et juridique, la croissance comme fin en soi, et notamment celle de la population, le consumérisme, le bureaucratisme, le poids de la publicité. Tout un système d’exploitation, un OS fatal.

Et j’y reviens

Notre pays est malade, l’État est failli et notre personnel politique en est directement responsable. Et je ne saurais dater le début de la fin : probablement à la fin des Trente glorieuses, quelque part dans les années 80. Et les deux partis politiques ayant alternativement géré le pays, les prétendus Républicains et les prétendus Socialistes, ont une responsabilité écrasante dans ce fiasco, et plutôt que d’ériger des statues à leurs leaders, ou de donner leurs noms à des lieux publics, on ferait mieux de faire jouer notre droit d’inventaire. Comment, par exemple, peut-on défendre François Mitterrand ou Jacques Chirac, le premier ayant trahi Jaurès, le second de Gaulle, et les deux la France ?

Oui, ils ont une écrasante responsabilité dans les violences que nous connaissons aujourd’hui. Le cas d’NTM, ou plutôt de Jack Lang, est assez emblématique et caricatural pour que j’y revienne. Joeystarr et Kool Shen créent leur groupe de rap en Seine-Saint-Denis dans les années 80, génération Mitterrand. Ils vont connaitre un certain succès auprès des jeunes de banlieue, et Jack Lang ne tarira pas d’éloges sur ce groupe de « rebelles » qui le fascine, au point d’en dire n’importe quoi. Mais quel était le message à la jeunesse de ce groupe qui avait choisi de se nommer « Nique Ta Mère », avant d’euphémiser leur message en NTM ? Remarquons déjà qu’il ne s’agissait pas de Nique ton père ! car la figure de l’autorité que les jeunes étaient invités à contester, c’était bien la mère, une mère souvent seule à élever ses garçons. Oui, le message était clair : Nique ta mère ! c’est-à-dire « envoie-la paître et fais ce que tu veux… sors quand tu veux, traînes avec qui tu veux dans ta banlieue, et si elle te le reproche, réponds-lui d’aller se faire voir. C’est cette invite, explicite, que Jack Lang, proche de François Mitterrand, ministre qui se proposait de devenir le patron d’un grand « ministère de l’intelligence » et qui, à son poste, aurait dû être le gardien de nos valeurs, soutenait alors.

Alors, comment s’étonner qu’aujourd’hui un jeune délinquant de 17 ans meure, faute d’avoir reçu une éducation convenable par sa mère qui aura beau jeu d’en appeler dans les médias à la vengeance en oblitérant ses propres responsabilités ?

Je remarque aussi que 20 ans plus tard Joeystarr, qui a du talent et qui est tout sauf bête, après avoir rebaptisé son groupe NTM Suprême, après avoir gagné de l’argent et s’être embourgeoisé, ce qui n’est pas un crime, sortira ce titre : « Laisse pas traîner ton fils ».