Petits poucets et l’économie contributive.

Je ferme un petit livre de Michel Serres que je viens d’avaler comme on croque une confiserie ; avec délice, et un plaisir sans doute un peu puéril. Cet opuscule, publié en 2012 aux Editions Le Pommier, reprend, complète et prolonge le discours éponyme « Petite Poucette », prononcé par l’auteur le 1er mars de l’année précédente à l’Académie Française, sur le thème « Les nouveaux défis de l’éducation ». Et bien que découvert avec un peu de retard grâce à un amical signal, – mais s’il vaut toujours mieux « tard que jamais », c’est particulièrement vrai pour le plaisir – j’ai souhaité faire partager le plaisir pris à la lecture de ce petit texte sur les mutations profondes que connaissent nos sociétés ; mutations suffisamment profondes pour être qualifiées par l’auteur d’hominescentes[1]« Ce n’est pas une crise, c’est un changement de monde … » –, et qui ringardisent à la fois les hommes et les femmes de ma génération, mais aussi le système que nous avons construit, et dont chacun voit bien qu’il est à bout de souffle : « Je vois nos institutions luire d’un éclat semblable à celui des constellations dont les astronomes nous apprennent qu’elles sont mortes depuis longtemps déjà ». Mais expliquons déjà ce titre original et poétique.

Lui donnant ainsi la parole, Michel Serres évoque une génération qui est celle de ses petits-enfants ; génération addicte aux écrans, et qui vit, pouces sautillant sur les écrans tactiles de leur smartphones, rédigeant frénétiquement des SMS qui saturent la télésphère communicante. « Petits poucets » et « petites poucettes » représentent donc ces jeunes d’aujourd’hui à qui il dispense son savoir et qui ont remplacé les « petits transis » d’hier – dont j’ai dû faire partie sur les bancs de la communale, qui plus tard devint pour moi régionale ou nationale. Et il analyse précisément la transmission du savoir et la relation des petits poucets à ces savoirs accumulés sur la toile et dispensés dans les lieux d’enseignements qu’ils fréquentent : écoles, lycées et universités.

Et c’est déjà par sa forme que ce petit opuscule visiblement très populaire – il s’est bien vendu –, mi fable mi libelle, m’a séduit. Le philosophe nous donne à entendre ses constats dans une langue claire, simple, précise, concise. Il fait d’ailleurs partie de ces philosophes pédagogues dont Michel Onfray est sans doute l’archétype. Mais j’aurais pu aussi évoquer la démarche nietzschéenne, dans une langue différente, pour ce souci de l’usage d’une langue pure et clair, noble et facile d’accès. Sans être rare, ce n’est pas si général ; et combien de faux philosophes – et je pense à des contemporains enseignants au Collège de France dont je tairai le nom – écrivent pour eux et pour leur caste, pour un tout petit nombre d’initiés, tous pareillement agrégés de philo ; et à qui ils dispensent un savoir obscur et creux dans un langage abscons. Je crois que Nietzsche parlait de l’écriture de ceux-là et plus justement de celle de Hegel comme d’une « misérable grisaille »[2]. Mais fermons cette parenthèse en m’excusant de cette digression, mais s’agissant de philosophie, ce point me parait suffisamment essentiel pour que je m’y attache chaque fois que j’en ai l’occasion. Sur le fond…

Serres nous assène quelques évidences qu’il est salutaire de rappeler et vital de prendre à leur juste mesure. L’essentiel de son propos tient donc à cette mise en évidence d’une rupture historique à dimension physique, intellectuelle, épistémique, à nulle autre pareille, et qui se produit depuis les années soixante-dix. Si le monde change – banal truisme – cette évolution, non seulement s’accélère – nous le savons tous –, mais cette accélération s’accélère et change la nature même de l’homme contemporain ; et paradoxalement, dans ce monde qui mute sous nos yeux myopes, je ne sais si petit poucet est le plus en difficulté à retrouver son chemin. Tout a changé, et tout ce qui constituait le monde que j’ai connu est mort. Et Serres nous annonce ainsi la fin du livre, la fin de l’apprentissage des savoirs, fin des professeurs et, glissant de l’enseignement à la politique, la fin des experts, fin des hiérarchies, fin des décideurs, et le probable avènement d’une démocratie revivifiée, généralisée. Et j’applaudis à cette belle analyse, belle comme une utopie ; même si cela est effectivement totalement discutable ; car non seulement l’histoire n’est pas écrite, mais nous devrions avoir appris à nous méfier des ruses de l’histoire qui constituent aussi les ironies de l’histoire. Néanmoins, je retiens ces deux perspectives qui me semblent aussi peu probables à court terme que riches d’espoirs : la possibilité d’une démocratie généralisée qui ne serait pas représentative, et l’émergence d’une société qui ne serait pas structurée par le travail. J’y vois, comme un écho aux thèses de Raoul Vaneigem, en remarquant d’ailleurs que Serres utilise plusieurs fois le concept de « société du spectacle », faisant ainsi un écho à un autre situationniste, Guy Debord.

Comment s’étonner que Michel Serres, philosophe, chercheur et enseignant, soit autant attaché à la chose éducative ? Il en est un acteur éminent, et il peut se prévaloir, à 80 ans passés et toujours en activité pédagogique dans une prestigieuse université américaine, d’une très longue expérience de l’enseignement. Il a ainsi observé depuis son estrade professorale, et de longue date – quelques décennies – l’évolution comportementale de ses étudiants. Et il porte un regard aimant sur ces jeunes qui tiennent dans leurs mains aux pouces si agiles, le proche avenir de l’humanité. Mais faut-il le suivre quand il semble prédire la fin de l’enseignement des savoirs, au prétexte que tout se trouve déjà à disposition sur la toile, et que l’ordinateur – données, processus et moteurs – ne serait qu’une excroissance cervicale ? Adieu nos maîtres d’école, bonjour Wikipédia. J’imagine que s’il avait pu faire plus long, il se serait montré moins catégorique, ou moins radical dans cette prédiction augurale d’un monde radicalement nouveau. Et je voudrais pour ma part, sur le registre de l’autorité, faire deux remarques sur l’avenir des maîtres.

En premier lieu, il convient de distinguer enseignement et éducation. Evidemment, aucun professeur, aucune bibliothèque, aucune école ne pourra mettre à disposition des jeunes esprits – mais aussi des plus âgés – une telle quantité de savoirs, et les proposer de manière aussi polymorphes, interactives, distrayantes, et adaptés à de jeunes cerveaux, formatés par ailleurs par l’outil informatique et son architecture cognitive ; c’est-à-dire de manière ludique (adieu les « petits transis ») . Et, de ce point de vue, le web sémantique va encore plus creuser la faille entre le livre et l’écran. Reste alors à l’école, pour peu qu’elle veuille réinvestir ce champ, ce terrain vague aux allures de friche désaffectée, l’éducation. Une saine tradition voulait que l’éducation soit à charge de la famille, et les familles, au moins les plus aisées, assumaient cette mission quitte à la confier à des professionnels. C’est bien le rôle que jouaient certaines sectes philosophiques de l’antiquité. Les riches athéniens ou romains acceptaient que leur progéniture soit disciple d’un maitre en philosophie qui leur inculquait une sagesse, un art de vivre. Les sophistes y excellaient, qu’ils se fassent payer pour cela ou qu’ils dispensent leur enseignement gratuitement comme Socrate[3] le fit. Aristote, qui fonde le lycée comme Platon, disciple de Socrate, l’Académie, fût le précepteur d’Alexandre. Les stoïciens ont dû être aussi d’excellents pédagogues : Sénèque fut par exemple le précepteur de Néron[4]. Mais je prendrai un autre exemple, plus contemporain. Rousseau, qui traite de l’éducation dans un essai où il se prend comme gouverneur[5] d’Emile, se place résolument sur ce terrain, et conseille de limiter l’enseignement à l’utile, et de ne pas bourrer trop tôt de jeunes esprits par des savoirs stériles et encombrants. Par exemple, dans le Livre II, il conseille de laisser les enfants jouer, plutôt que de les faire lire : « La lecture est le fléau de l’enfance, et presque la seule occupation qu’on sait lui donner » – cette idée de la tête bien faite, plutôt que bien pleine, étant toujours d’actualité.

Mais nous savons qu’aujourd’hui, face aux médias, les familles ont abandonné l’éducation des jeunes[6] ; et que, fort heureusement pour ce qui concerne l’occident, les religions n’ont plus cette autorité. L’Ecole laïque ne doit-elle pas réinvestir ce terrain de l’éducation, à l’heure où les valeurs républicaines se dissolvent dans l’économie de marché, et où la cohésion nationale n’est plus qu’un concept creux, face à la mondialisation des échanges marchands ?

Et par ailleurs, et ce sera ma seconde remarque sur cette dévaluation du concept de maitrise, je pense qu’un savoir compilé, quelle que soit la qualité des outils d’accès à cette encyclopédie et des informations qui s’y trouvent exposées, ne suffit pas à sa diffusion ; car c’est une chose d’avoir à sa disposition, et c’en est une autre d’acquérir, et d’en retenir quelque chose d’utile. Il me semble que le savoir n’a d’intérêt que s’il est utilisable, donc assimilé ; que la fin de l’enseignement n’est pas de savoir mais de comprendre, et que celle de l’éducation n’est pas de savoir mais de connaitre ; car on ne peur respecter que ce que l’on connait. Et pour cela, l’enseignant est indispensable, comme passeur, car sans une mise en perspective, qui est aussi parfois une mise en abime tant les références se répondent et s’emboitent, le savoir est une donnée brute et indigeste, que l’intelligence ne peut absorber, ni s’en nourrir. Et l’enseignement est un processus relationnel à dimension dialectique entre un maître et un élève. Il y a donc encore beaucoup d’avenir à l’Éducation Nationale : revenir sur le terrain de l’éducation, physique, intellectuelle et morale – et les catégories classiques de la philosophie antique me semblent toujours pertinentes : physique, logique et morale, ce que l’on appelait « apprendre à penser » ; et mettre en perspective les savoirs disponibles.

Concluons sur le même registre, mais sur le thème de la politique. Petit poucet va donc devoir inventer une nouvelle démocratie, plus directe, plus globale, plus fluide, et ne reconnait déjà plus l’autorité de l’oligarchie faillie qui prétend décider de son avenir à sa place. Et M. Serres est sur ce point un oracle crédible. Est-ce pour autant la fin de la politique ? Je ne le pense pas, et d’ailleurs il ne le dit pas. Mais, il nous dit par contre que dans un monde devenu trop complexe, il faut savoir, pour décomplexer, changer de paradigme, donc de système d’analyse et de production de nouvelles réalités. C’est peut-être la fin annoncée d’une forme de technostructure – pour reprendre cette formule d’Edgar Morin. Là encore, même si petits poucets et petites poucettes disposent déjà, grâce à la toile et aux réseaux sociaux, des informations et de l’expertise pour juger de tout, ainsi qu’une légitimité à opposer leur point de vue à celui de pseudos experts qui ne sont que des experts en enfumage, il reste à mettre en perspective ces décisions qu’il faut bien prendre, et à réfléchir aux conséquences qu’elles peuvent avoir, quitte à prendre quelques leçons dans l’histoire passée. Mettre en perspective ! Et cette perspective est morale. Et cela justifie peut-être que nous reconnaissions aussi, en la matière, quelques  maîtres, dont Michel Serres est peut-être. Ces nouvelles libertés que revendiquent de nouveaux individus, singuliers, devront sans doute refuser la violence, et notamment celles des pouvoirs dits démocratiques ; mais reconnaitre néanmoins l’autorité, non pas là où elle est décrétée – d’en haut –, mais où elle est reconnue – du bas. Si nous abordons l’économie de la contribution, il faudra, quoiqu’il en coûte à la caste politique, substituer au top-down, le bottom-up.



[1]. « Sans que nous nous en apercevions, un nouvel humain est né, pendant un intervalle bref, celui qui nous sépare des années 1970. Il ou elle n’a plus le même corps, la même espérance de vie, ne communique plus de la même façon, ne perçoit plus le même monde, ne vit plus dans la même nature, n’habite plus le même espace ».

[2]. Dans ses fragments.

[3]. Ce point semble acquis même s’il est controversé.

[4]. Voir par exemple la « lettre » écrite par Sénèque (La tranquillité de l’âme) dédiée  au jeune Sérénus, dont il fût le maître et qu’il prépara à la carrière publique.

[5]. Distinguant d’ailleurs précepteur et gouverneur – enseignant et éducateur.

[6]. Et la famille n’est-elle pas, elle-aussi, condamnée, comme ringarde.

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