Réflexion sur le capitalisme (un jour de pluie d’août en Bretagne)

Puis-je, moi qui ne suis pas économiste, me risquer à définir le capitalisme, au moins pour essayer de comprendre ceux qui en réclament la fin, et accessoirement pour entrer proprement dans cette chronique. Traditionnellement, il se définit comme un système économique, social et politique fondé sur la propriété privée des moyens de production et d’échange. Plus fondamentalement, il se caractérise par la séparation de l’investisseur du travailleur. Je pourrais en rester là et remarquer que cette définition simple s’applique parfaitement à un certain nombre de pays communistes où les moyens de production et de distribution ont été, ou sont, la propriété privée d’un Etat entre les mains d’une bourgeoisie dirigeante qui, à défaut d’en posséder, à titre personnel, la nue-propriété, en a l’usufruit. Il n’y a donc pas d’incompatibilité entre communisme et capitalisme (d’état).

Mais cette définition est nécessairement courte et rend mal compte et des différentes formes de capitalisme que l’histoire a connue (agraire, artisanal, industriel, financier) et de l’évolution contemporaine de ce système de création et de distribution de richesses. Depuis les années cinquante, le capitalisme est indissociablement lié à l’économie de marché, autrement dit à la société de consommation de masse ; et je pourrais, pour reprendre ses analyses, indexer ici l’ouvrage d’Hannah Arendt « Condition de l’homme moderne », mais je préfère renvoyer le lecteur à cet ouvrage fondamental, même si, publié en 1958, il ne pouvait imaginer ce jeu planétaire totalement artificiel de l’offre et de la demande, où tout est devenu bon pour créer de la valeur d’échange, indépendamment de toute valeur d’usage, ou intrinsèque. On spécule aujourd’hui sur des stocks de biens excédentaires ou des pénuries – quitte à les créer –, sur des matières premières offertes sur le marché ou prétendument gisantes dans des sous-sols, sur des droits à polluer, des monnaies ou de la dette, des risques industriels, sociaux ou financiers, des valeurs éthiques (certifications environnementales ou sociales), des changements d’hommes de pouvoir ou de politique. Tout est bon, pour créer des plus-values réalisables en bourse : une rencontre sportive, un jubilé, une naissance princière, une pandémie, une catastrophe naturelle, une crise économique, une révolution, une guerre.

Ce qui caractérise le capitalisme moderne, c’est d’une part sa fin : maximaliser un profit en maitrisant une chaine de valeur (conception d’un produit ou d’un service, production et distribution), sur un marché actif ou potentiel, en réponse à un besoin réel ou à des désirs latents ; c’est d’autre part ses moyens : l’optimisation de la production des biens, le recours à l’exploitation du travail d’autrui et à l’investissement financier, la publicité. Il est construit sur deux principes éthiques parmi les quatre droits naturels, ou du moins reconnus comme tels par notre Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : la liberté (d’entreprise, des contrats, du négoce, de circulation des biens et des capitaux), et la propriété privée. Mais d’une part, c’est un système de création/distribution basé sur la séparation entre le capitaliste propriétaire d’un capital qu’il investit et des producteurs qui vendent leur force de travail (et leur capacités créatrices) – et bien souvent leur âme –, et d’autre part la plus-value n’y est plus l’accessoire rétributif de la mise à disposition du produit, mais l’unique finalité du processus. Dans cette relation entre le producteur et le consommateur, c’est le tiers investisseur qui est déterminant, car c’est lui qui manipule producteurs et consommateurs, et qui, au bout du compte les exploite, évidemment à son profit. Et si le Marché peut s’autoréguler, (croyons-en Adam Smith), c’est tant que le rapport des forces est équilibré, et que l’Etat veille au grain ; la liberté n’existant que dans un Etat de droit, où la loi crée les conditions d’existence de la liberté.

 Evidemment, le capitalisme est créateur de richesses (et plus encore de biens), et d’emplois, mais ce système économique modifie surtout fondamentalement nos modes de vie, tous nos paradigmes culturels, nos valeurs, les rapports de force sociaux, la politique. Et c’est l’image du Léviathan qui s’impose, car ce système fait système, et impose ses règles à tous. Rajoutons que tout ce que le capitalisme a apporté comme progrès, des logements confortables, des médicaments, une production agricole potentiellement suffisante et une industrie du divertissement (panem et circensem), se paye néanmoins : augmentation déraisonnable de la population, immigration massive, chômage de masse, destruction de notre environnement, épuisement des ressources.

Mais, je veux surtout pointer ici les deux travers les plus rédhibitoires de ce système, ceux auxquels je suis le plus sensible : l’avènement de la société bourgeoise et la mort de la démocratie.

Le capitalisme moderne nous a tous transformé (en utilisant principalement les ressources de la publicité pour flatter nos égos et exciter nos pulsions les plus primaires) en consommateurs addictes à ses gadgets, indifférents à tout, aux émotions convenues, aux sentiments émoussés ; et plus que nos us, a profondément transformé notre psychologie. Elle nous a tous embourgeoisé, entélévisé – énervé pour le dire dans un sens premier[1] – et elle nous a imposé, relayée par une classe politique à son service, une morale bourgeoise – moraline nietzschenne –, et peu complaisante aux esprits hétérodoxes. Mai 68 aurait pu être l’occasion de remettre en cause cette dérive homicide, mais l’esprit de 68 est mort, rattrapé d’une part par le chômage de masse (dans le prolongement des chocs pétroliers de 1973 et 1975) et du sida. Osons la formule : le chômage de masse a été le sida du monde du travail.

Mais le capitalisme, c’est aussi la fin de la démocratie. Rousseau a, d’une certaine manière, développé ce point dans « Du contrat social » : il n’y a pas de démocratie sans citoyens et sans vertus citoyennes, et la mondialisation – comme la construction européenne –, inéluctable par ailleurs, est de ce point de vue, inquiétante. Rousseau n’écrit-il pas que « Plus l’Etat s’agrandit, plus la liberté diminue ». Et le capitalisme a transformé les citoyens en consommateurs de providences. Arendt, citée plus haut, parle dans son ouvrage sur l’antisémitisme, et dans un contexte historique différent, de la « dégénérescence du citoyen en bourgeois », et évoque « La victoire des valeurs bourgeoises sur le sens des responsabilités des citoyens ». Elle le redit d’ailleurs dans presque tous ses ouvrages (Dans « De la révolution » elle parle « d’une société qui a perverti toutes les vertus en valeurs sociales ».

Ayant posé rapidement – ne confondant pas chronique et essai – le problème en ces termes, j’interroge qui liera cette chronique. Ayant bien entendu ces propositions d’un nouveau mode de développement, proposition d’une économie décarbonnée, je me demande si ce ne serait pas la solution pour trouver de nouvelles marges de manœuvre capitalistes, de nouveaux débouchés, de nouvelles sources de profits, de nouveaux moyens de spéculer, et de préserver suffisamment nos ressources pour pourvoir continuer, en fin de compte, comme avant ? La question n’est-elle pas en premier lieu, politique : comment mettre un terme à une dérive ploutocratique de notre classe politique ? Comment redonner le pouvoir aux citoyens, promouvoir ce beau programme qu’aucun parti politique ne nous propose, et qui fait si peur à la social-démocratie : « le gouvernement du peuple par le peuple, pour le peuple » ? N’est-elle pas culturelle : comment mettre des limites à notre société de consommation, cesser de gaspiller, et privilégier, non pas un développement durable, mais plus simplement des produits durables et réparables ? Ne peut-on simplement s’opposer à la financiarisation de l’économie ? Je reconnais que ce n’est pas si simple, mais doit-on, pour autant, renoncer à faire bouger les lignes.

Je prendrai pour finir deux seuls exemples d’une possible/impossible réforme. Le capitalisme a la capacité, même si ce n’est pas son but[2] de créer des richesses, mais le capitalisme financier n’en crée pas, ou si peu. Pourtant, présentant peu de risques dans un système où le contribuable garantit les banques, permettant par ailleurs des gains exorbitants, ce capitalisme est non seulement permis mais soutenu par un pouvoir technobureaucratique légitimé dans les urnes, dont les élites (coté pouvoir et coté banque) ont fait leurs classes sur les mêmes bancs.

Second exemple. On peut s’étonner des politiques natalistes encore à l’œuvre et en chercher les raisons. Ces politiques, traditionnellement, n’avaient pas d’autre finalité que de produire de la chair à canon, comme ailleurs on produit de la chair à saucisse. Qu’aurait pu Napoléon sans la grande armée ? Elle atteignit près de 600 000 hommes. Pourquoi s’être préoccupé de notre croissance démographique, s’il n’avait fallu préparer la prochaine guerre contre le prussien ou l’allemand ou repeupler les campagnes après 18 ou 45 ? Il faudra attendre 1950 pour retrouver la population française de 1910 affectée par deux conflits mondiaux. Depuis, cette population a cru de plus de 50%, ce qui est parfaitement déraisonnable et que chacun considère comme un progrès. Aujourd’hui cette justification militaire ne tient plus. Pourquoi l’Etat subventionne-t-il la production d’enfants ? Vieillissement de la population ? L’argument est un peu court, et la réponse inadaptée. Parce que l’Etat capitaliste doit promouvoir la génération de producteurs-consommateurs, au prétexte facilement contestable de produire des actifs cotisants au bénéfice des retraités. Il répond en fait à la double demande du capitalisme : des mains pour produire, et des bouches pour consommer : produire un Homo oeconomicus, en hybridant homo laborans (plus que faber, si l’on se réfère à Arendt) et homo consumens (je me réfère ici à son compatriote – avant et après l’exile – Erich Fromm, qui décrit ainsi notre homo : « plus il consomme et plus il devient esclave de ses besoins croissants créés et manipulés par le système industriel. »



[1]. Qui lit les philosophes des XVII et XIIe siècle est parfois de trouver le mot dans le sens de « avoir perdu ses nerfs », donc être sans réactions, sans couilles dirait-on aujourd’hui.

[2]. Car sa fin est de permettre aux propriétaires investisseurs de faire du profit en exploitant les producteurs et les consommateurs (Arendt fait remarquer ce que Ford avait bien vu : que ce doivent-être les mêmes ; et c’est pourquoi le chômage inquiète politiques et capitalistes, car un chômeur consomme moins, est exclu du système, donc mieux à même de le voir comme il est et de le contester dans la rue) –

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