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Arts plastiques et poésie.

L’actualité de l’art contemporain, à l’heure où la FIAC vient de fermer ses portes et où Sotheby’s et Christie’s préparent une grande manifestation à New York mi-novembre, me ramène à ces questions bateau que la philosophie a largement traitées sans néanmoins les épuiser : Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? A quoi cela sert-il ? Qui peut se prétendre artiste ? Comment distinguer le travail de l’artiste de celui de l’artisan ?

Pour ma modeste part, continuant à penser que c’est l’œuvre qui fait l’artiste – même si certains pensent, au contraire, qu’une œuvre d’art n’est « qu’une » œuvre d’artiste – je crois que la question déterminante est bien celle de la production artistique comme objet et non comme processus. Qu’est-ce donc qu’une œuvre d’art ? – et aussi parce que le processus est un Mystère, au sens religieux du terme.

Il me semble que c’est déjà une œuvre, c’est-à-dire une création, originale par nature, et en second lieu, particulière, puisqu’elle possède une dimension « artistique ».

Nous voilà bien avancés… Rappelons la distinction qu’Hannah Arendt fait, et c’est l’un des thèmes centraux de son essai Condition de l’homme moderne, entre le travail et l’œuvre (et l’action). Le travail y est défini comme le produit du corps qui répond à des besoins, en général élémentaires, mais aussi un produit destiné au Marché qui le valorise comme bien d’échange. Et Raoul Vaneigem, qui parle de travail mécanisé, inscrit son propos radical dans cette filiation (comme plus généralement les situationnistes) : « il y a travail dès qu’une partie de la vie est mise au service de l’économie, tandis que l’autre est niée et refoulée »[1].

A contrario – peut-on écrire a distinguo sans froisser les puristes de notre langue ? –, l’œuvre est ce par quoi l’homme s’accomplit, et s’accomplit en créant. D’ailleurs, la philosophe américaine distingue bien dans l’essai cité, l’homme « aristocratique », immortel par ses œuvres, et l’humain « animal » qui travaille mais vit et meurt comme une bête. Où je retrouve d’une part l’opposition chère à Vaneigem « vivre ou survivre » – que je traduis ici par œuvrer ou travailler –, et la proposition nietzschéenne du surhumain – l’humain n’étant qu’une corde tendue entre l’animal et le dieu[2].  Mais reconnaissons que le marché de l’art brouille les cartes conceptuelles, car, alors que l’œuvre devrait échapper à la dialectique mercantile de la valeur d’usage et de la valeur d’échange, le Marché, c’est-à-dire l’économie globalisée, économie de masse, d’exploitation, ou de gaspillage – c’est comme on veut bien la définir –, et qui ne reconnait que le travail marchandisable a aboli la frontière entre œuvre et travail, comme elle a aboli toutes les frontières qui étaient autant d’obstacles à son appétit, sans limites, de profits ; et les œuvres d’art contemporain – au moins s’agissant des arts plastiques – sont aujourd’hui valorisés, par le jeu des galeries, et de quelques collectionneurs pour leur valeur d’échange. Pour le dire simplement, ce sont devenus des placements, et les artistes sont aujourd’hui cotés sur le Marché. La sculpture de Ai Weiwei,  « L’Arbre de fer », vient d’être vendue plus d’un million d’euros à la FIAC, et si j’ai personnellement renoncé à l’acheter, c’est qu’elle mesure plus de sept mètres de haut et que j’aurais eu quelque mal à la mettre dans mon salon.

Ces œuvres ont donc par ailleurs – et c’est le second point, le plus essentiel – une spécificité, une dimension « artistique ». Elles se caractérisent par leur esthétique, et leur puissance émotionnelle. Mais justifier l’œuvre d’art par son caractère esthétique, n’est-ce pas un simple glissement sémantique ? Sans doute, mais cela me rapproche néanmoins d’une réponse possible. Car l’esthétique est une perspective, une approche sensible, une optique, un type particulier de regard que l’on porte sur l’œuvre, et donne lieu à un jugement critique singulier qui s’élabore sur le registre émotionnel, et plus particulièrement de la sympathie – dont je rappelle l’étymologie grecque : sun (avec) et patheim (ressentir). Et cette dimension particulière du regard est un acquis culturel et correspond à une sensibilité à dimension morale, où le beau rejoint le bien – ce qui nous renvoie à toute une philosophie antique, platonicienne et néoplatonicienne (La triade des valeurs que l’on trouve dans les dialogues de Platon correspond au bien, au beau, et au juste ; et Plotin, par exemple, le dit de manière simple « Il faut poser d‘abord que la beauté est aussi le bien », mais on pourrait aussi inverser la proposition du cynique Antisthène : Ce qui est bien est beau, ce qui est mal est laid. Mais néanmoins, nul n’est obligé de penser selon l’école platonicienne que le beau existe en soi, indépendamment de l’objet qui l’incarne.

Et si le beau se confond avec le bien, c’est-à-dire si l’on considère l’esthétique comme une morale, alors, l’art rejoint la philosophie, ce que Schopenhauer défend dans sa « Métaphysique du beau » (Voir Science et philosophie). Et, évoquant l’esthétique comme un regard singulier porté sur l’objet,  je pense aussi à une formule de Levinas, que j’apprécie peu, mais qui apporte ici de l’eau à mon moulin. Il écrit dans Totalité et infinie que « L’éthique, déjà par elle-même, est une « optique » et que « c’est l’optique spirituelle ». Parce que l’esthétique est une optique, elle revendique implicitement ou explicitement une éthique qui induit une morale (Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud).  

Et si l’art est une esthétique qui doit tout au regard de l’amateur d’art – et cela vaut, évidemment, en premier lieu, pour les arts plastiques, mais aussi pour la poésie, car le poème est une plastique des mots, ou pour la musique, même si cela fait appel à un autre langage – cet esthétisme qui se construit sur le registre de l’émotion, qui élabore et utilise un langage, doit tout à la culture de l’amateur, et des conventions sociales d’autant plus riches qu’elles sont implicites, d’autant plus réelles qu’elles sont transgressives. C’est pourquoi, il n’y a d’art qu’institutionnel, et de culture qu’artistique.

Car une œuvre d’art ne peut être considérée comme telle, que dès lors qu’existe une institution (Musée, Galerie, Collection, Amateurs, Marché, FIAC) disposant d’une autorité suffisante pour conférer à l’œuvre d’art son statut (le chèque, ou l’ordre de virement réglant le coût d’acquisition de « l’Arbre de fer », vaut attestation de la qualité de l’œuvre et emporte celle de la reconnaissance du statut singulier de l’artiste). Il n’y a  donc pas d’œuvre d’art dans l’absolu, déconnectée d’une esthétique toujours datée et ancrée dans une société. Et l’on pourrait se demander si l’œuvre d’art conserve son statut pour peu qu’on la déplace dans un contexte historique et social différent. Les œuvres exposées Quai Branly sont-elles encore des œuvres d’art, et le resteraient-elle sur Mars, proposées à la critique d’une population de petits hommes verts ?  Elles le restent sans doute, tant que notre culture, grâce à notre intérêt pour l’histoire de l’art, pour les civilisations du passé et ce qu’elles ont produit, grâce au mode même de construction de notre culture (par stratification et concrétion), nous permet de comprendre, d’apprécier, de regarder ces œuvres, dans une perspective historico-artistique.

Pour qu’une œuvre d’art le devienne, il faut donc qu’elle soit reconnue comme telle, que l’esthétique qu’elle propose ou défende soit acceptée par son public, ce qui donne à penser que le Chef d’œuvre est une proposition que l’on peut qualifier de Manifeste, et qui ouvre une ère nouvelle : Guernica, le Manifeste du surréalisme, Gravity  (il parait qu’il y a un cinéma d’avant Gravity et un d’après). Et l’artiste fait toujours écho au monde qui l’accepte et le reçoit. Il croit changer le monde mais il est toujours le produit d’un monde qui le produit ou qui l’attend, car le processus qui qualifie l’œuvre est affaire de reconnaissance, d’adoption, de communion, d’identification, de sympathie. Et de ce point de vue, on peut citer Andy Warhol (produit d’une époque à laquelle il consent) et Friedrich Nietzsche (produit d’une époque – l’après-guerre de 1870 – qu’il rejette). Sur le phénomène Warhol, on a tant dit que je ne vois pas quoi rajouter de vaguement pertinent, si ce n’est pour constater que la frontière est ténue entre un tableau digne d’échouer dans un musée et une icône publicitaire, ou entre une sculpture et un aménagement urbain (les anneaux de Buren à Nantes). Pour Nietzsche, qui est un artiste contemporain – on peut encore le dire, même s’il est mort en 1900 – majeur, je veux insister et sur sa démarche et sur son importante, infiniment plus déterminante que celle de Warhol. Tout le travail du philosophe allemand a consisté à chercher une nouvelle esthétique, construite au-delà du bien et du mal, donc à retrouver de nouvelles valeurs, une nouvelle morale. Et ce travail de déconstruction – il se disait « démolisseur », « à la dynamite » –,  et de reconstruction – il parlait de « transvaluation » – porte aujourd’hui, quoi qu’on en dise, ses fruits. Nietzsche est un prophète qui se revendique d’abord comme un artiste, et je pense qu’il est l’archétype même de l’artiste radical. Dans Par-delà bien et mal, il revendique « le sens aristocratique[3], la volonté de ne dépendre que de soi, le pouvoir d’être différent, seul et réduit à soi-même,… ». Il aspire à l’idéal philosophique d’être « le plus solitaire, le plus impénétrable, le plus à l’écart, l’homme par-delà bien et mal, l’homme maître de ses vertus, en qui surabonde l’énergie du vouloir ». Y-a-t-il une meilleure définition de l’artiste ?

Je m’interroge aussi, et conclurais sur ce point, sur la notion de performance, qui me pose problème, mais qui, sans doute – restons cohérent avec ce qui vient d’être dit –, peut être artistique, si l’intention – puisque l’œuvre ici se réduit souvent à une intention, un projet performantiel éphémère – répond à une esthétique particulière et reconnue comme telle. André Breton, qui avec Aragon ou Soupault, et d’autres, a porté l’esthétique surréaliste, écrivait que « L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule »[4]. Et cet acte serait donc artistique… la révolution peut-elle être vécu comme un engagement artistique ? Voilà qui ouvre d’autres perspectives, qui ne se traitent évidemment pas dans un blog.

Concluons donc la conclusion, vite, avant d’avoir le désir de rebondir, de prolonger encore, par une citation de Vaneigem, extraite d’un petit livre qui n’est jamais loin de moi[5] : « La création est une jouissance, elle se donne et ne s’échange pas. Même emprisonnée dans la forme marchande dont la revêtait l’art, l’artisanat ou la recherche scientifique, elle a su se garder vivante ; à l’endroit même où nous émeut la beauté nous décèlerons quelque jour quelle humanité y a, dans sa puissance, déjoué l’inhumanité dominante ».



[1]. Le mouvement du libre–esprit.

[2]. Et il rajoute « une corde tendue au-dessus d’un abime ».

[3]. On peut rapprocher cette forme de celle d’Arendt citée plus haut. D’ailleurs, Arendt philosophe de culture allemande était une grande lectrice de Nietzsche.

[4]. Formule écrite par Breton en 1929, mais qu’il faudrait remettre dans son contexte.

[5]. Nous qui désirons sans fin.