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La place des assistés.

J’entendais récemment déclarer que, par la grâce de l’État providence, les assistés vivaient au crochet de la société. C’est sans doute vrai, mais peut-être un peu court. Et si je réagis ici, c’est que cette remarque entendue est moins du domaine du constat que de celui du jugement moral, et donc parfaitement contestable.

Admettons que la remarque soit, en tant que telle, relativement fondée ; il n’empêche … ; l’assisté serait alors à la société ce que le mendiant est au bourgeois, et le pauvre au riche. Et je ne suis pas sûr que dans cette dialectique des relations de dépendance mutuelle entre le pauvre et le riche, dialectique opposant les situations matérielles de l’un et de l’autre, constructives du concept de pauvreté relativement à celui de richesse, et inversement, chacun ait vraiment pu choisir sa place ou ne se serait pas satisfait d’une inversion des rôles, même temporaire.

Bien que ce ne soit pas mon objet, je pourrais tirer ici un premier fil pour distinguer une problématique de solidarité et une autre de justice. Mais, comme ce n’est pas aujourd’hui mon objet, je ne m’y étendrai pas. C’est pourtant une question d’actualité relativement chaude. Pourquoi les flamants devraient-il rester belges, les catalans espagnols, les écossais britanniques. Pourquoi partager avec des plus pauvres, des peuples frères moins industrieux, disposant de moindres ressources économiques ? Pour respecter l’indivisibilité constitutionnelle de ces Pays ? Oui, mais quid de la liberté des peuples à décider d’eux-mêmes ? Pour pratiquer une solidarité historique, ou encore refuser de prendre le risque du changement ; par peur de sauter dans le vide, de partir à l’aventure, de larguer quelques amarres … vogue l’Écosse … ?

Mais plus fondamentalement, plus individuellement, portons-nous assistance aux plus démunis par solidarité – sentiment vécu psychologiquement sur le registre au combien positif de la compassion ? Ou le faisons-nous dans un souci de justice, mu par l’évidence d’une nécessaire redistribution, considérant que les uns ont trop, et les autres insuffisamment ? Le faisons-nous pour d’autre raisons moins avouables : se dédouaner, contenir l’injustice dans des proportions supportables par simple prudence ou calcul … ? Les assistés vivent-ils de l’aumône du système ou prennent-ils leur dû en correction d’une distribution naturelle ou historique non équitable ? Charité, correction ? Solidarité, redressement, compassion, justice ? Qu’importe, me dira-t-on. Mais, pour une accro des questions éthiques, il importe, justement. Faire une chose par compassion, par calcul ou par soucis de justice, c’est différent. Ces sentiments sont différemment orientés. La compassion est un sentiment tourné vers l’autre, le sentiment de justice, vers soi, le calcul, lui, est toujours raisonnable. Le sentiment de compassion est une faiblesse alors que l’exigence de justice est une force.  J’imagine que l’affirmer ainsi, c’est se confesser en Nietzsche.

Revenons, pour éviter la prétérition, à mon objet.

Nous avons construit, au fil des décennies d’après-guerre, un système rationnel de gestion de la richesse nationale, et nous assumons tous collectivement la responsabilité de l’avoir créé ainsi, puis maintenu en l’état avec tous ses défauts congénitaux. Évidemment, cette responsabilité est dissoute au prorata démographique ; et par ailleurs celle de créer et celle de maintenir n’est pas tout à fait du même ordre ; et enfin, celle, en la matière, du président de la république ou des députés est plus lourde que celle du cantonnier de mon village ou du jeune stagiaire de mon entreprise.

Mais ce qui me parait le plus déterminant, c’est que nous ne laissons évidemment pas le choix aux gens de vivre dans le Système ou non. Car ce système est totalisant – pour reprendre la formule d’Edgar Morin –, et sans doute aussi, totalitaire dans cette façon de vouloir tout administrer, et les corps et les consciences. Il nous prescrit comment vivre, quoi penser, quelle morale adopter. Et si certains vivent en marge du système, ils n’y échappent pas ; car les marges sont hors texte – c’est-à-dire hétérodoxes – mais néanmoins sur la page. Par exemple, ils utilisent la monnaie d’échange du système qui détermine la valeur des choses. On ne peut de toute façon vivre hors de la société, car la société a tout pris, tout privatisé, tout régulé. Comment survivre sans se vêtir – des vêtements fabriqués par le Système –, sans se nourrir – des fruits d’une nature privatisée par le Système –, sans se désaltérer – d’une eau captée, traitée, distribuée, et polluée par le Système ? Comment survivre sans s’abriter dans une maison, une cabane, une grotte – toujours sous l’autorité ou avec l’autorisation du Système ? On ne peut survivre hors la nature, or la nature, toute la nature, est devenue la propriété privée d’individus ou d’organisations – qu’on ne me parle pas de propriété collective, car je conteste la pertinence même de ce concept, car « tous » c’est « personne », donc c’est le Système[1], le grand médiateur. L’individu vit donc par le système, dans le système, pour le système, et il en est un des rouages, consentant ou non, conscient ou pas. Et il n’a pas le choix, et on ne lui demande pas d’y adhérer, car son avis ne pèse pas. Pourtant, sans choix, il n’y a pas d’éthique possible. L’individu, le pauvre comme le riche, n’a donc ni réellement le choix de vivre dans ou hors la société, ni le choix de la place qu’il occupe dans le système social – je ne nie pas la capacité de certains à s’extraire de leur milieu, je remarque simplement que nous sommes déterminés par notre naissance à être riche ou pauvre, et que rares sont ceux qui peuvent échapper à ce déterminisme social. Il vit donc, pauvre ou riche, sans que l’on puisse le juger moralement au crochet de la société, et le riche en tire toujours un plus grand profit que le pauvre, a plus besoin du système pour y faire ses affaires, y est encore plus crocheté. L’individu, surtout s’il est pauvre, peu engagé dans le Système, n’a pas choisi les règles du jeu. Il n’a pas choisi la nature ou le montant des allocations qu’il peut percevoir. Elles existent, il en profite. Mais si le pauvre profite « honteusement »[2] du Système, le riche en profite mille fois plus. Chercher la honte, questionner la morale ! Et je vois bien que celle du Système se situe quelque part entre usage et abus. D’ailleurs, les juristes parlent souvent d’abus de droit, ce qui n’a jamais été sans m’interpeller, et qui m’a toujours semblé totalitaire, comme si respecter le droit ne suffisait même pas, qu’il fallait en plus ne pas en abuser. N’abusez pas des bontés du système … Peut-on reprocher aux plus malins, pauvres ou riches, de mieux utiliser un système, une situation, et de s’enrichir indument ?

Notre société actuelle est structurée en quatre classes, clairement identifiables mais pas totalement, et à peu près étanches, mais pas totalement, et je vois bien le parallèle possible avec l’Ancien-Régime : une noblesse, un clergé, un tiers-état bourgeois, un quart-état plébéien. Après avoir plus ou moins étêté l’ancienne – comme on coupe des mèches de cheveux qui dépassent –, nous avons reconstruit une noblesse républicaine. Elle vit dans les palais de la république, fait la loi, et se sent peu concernée par la loi commune qu’elle regarde d’en haut, comme une chose étrangère. Notre clergé, lui, a changé de visage, mais que l’on considère les âmes ou les corps,  la haute ou la basse administration, l’église ou la fonction publique, c’est un peu la même chose : gardiens du dogme républicain, administrateurs et directeurs de conscience du peuple, outil de formatage de la masse au service de la noblesse dont elle patine les parquets cirés des antichambres. Le tiers-état, comme avant 1789, constitue la partie industrieuse et marchande qui fait tout tenir debout, et permet au Système d’exister et de perdurer. Car il faut bien que certains produisent, pour que chacun mange. Quant au quart, il est constitué aujourd’hui comme hier de ces hommes et de ces femmes qui survivent dans le Système ou dans ses marges, qui n’étaient pas représentés dans les Etats-Généraux de 89, qui néanmoins offrirent leurs bras-nus[3]à la révolution bourgeoise, qui créèrent les communes de 89 (à Paris, puis dans les villes de province), celle insurrectionnelle de 92, ou encore celle de 1871 (1870 à Lyon, …), mais qui furent toujours les laissés-pour-compte, voire les fusillés des révolutions bourgeoises.



[1]. En effet, on ne saurait confondre l’État, et la nation. Essayez un peu de vous promener un week-end d’été à la fraicheur ombragée des parcs de votre préfecture. Vous comprendrez très vite que ces parcs ne vous appartiennent pas, ni individuellement, ni collectivement.

[2]. Ce mot mériterait ici, dans ce contexte d’être interrogé.

[3]. Je fais évidement référence au livre de Daniel Guerin : Bourgeois et bras-nus ; qui lui-même reprenait la formule de Michelet (Histoire de la révolution française)