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la crise, toujours la crise …

On prétend quelquefois que tout écrivain est l’écrivain d’un seul livre qu’il réécrit en permanence sous des formes diverses. A défaut de l’être toujours, c’est au moins vrai pour les philosophes et sans doute plus encore pour les chroniqueurs qui sont les épistoliers d’une obsession, d’une idée fixe qu’ils ressassent de manière quasi pathologique. Pour ma part, je veux bien concéder – pauvreté ou cohérence du propos  – que je dis toujours un peu la même chose et que mon point de fixation est bien la faillite de notre modernité et son incapacité à désaliéner l’homme. J’y reviens donc encore, et avec d’autant plus de facilité – ou de plaisir –  que cette idée c’est un peu un sac de nœuds, une pelote emmêlée, avec laquelle on peut jouer comme avec une balle ou que l’on peut essayer de dénouer, du moins ce qui peut l’être en attrapant pour le tirer, tantôt un fil tantôt un autre.

Je vois dans cette crise de notre modernité – une crise qui prend aujourd’hui la forme d’une faillite avérée avec toutes les conséquences, tous les dégâts collatéraux d’un tel échec –  une crise de la médiation ; et que l’on pourrait assimiler, de manière un peu simpliste, à une perte de repères. Et parler de crise de la médiation équivaut à évoquer une crise de l’autorité qu’Hannah Arendt analysait déjà dans les années soixante-dix. Car notre relation au monde, qui est autant relation existentielle à nous-même (à la fois comme être à connaitre, et être à réaliser : « Devient qui tu es »), qu’à l’autre (relation dont la complexité tient beaucoup à son ambiguïté, entre altérité et égoïté, ou entre peur et désir), mais aussi au Tout-Un (à l’infinitude supposée du temps), suppose toujours un consentement à l’autorité de paradigmes qui médiatent ce rapport au monde. Car il est en effet impossible de vivre désaliéné, sans liens[1], de vivre ontologiquement ou psychologiquement libre, c’est-à-dire de « se libérer du connu »[2].  Et nos médiateurs, du fait de leur autorité, créent un ordre et une axiologie. Et si je dois m’expliquer cette idée fixe, analyser cette monomanie que je viens d’évoquer, c’est en remarquant que la philosophie qui m’intéresse est moins métaphysique que sémiotique, et que les philosophes qui me parlent sont souvent d’abord psychologues ou sociologues (Nietzsche, Arendt, Freud, Morin…).

Arendt, parlant de la crise de l’autorité, mettait en évidence, dans l’antiquité païenne (plus précisément gréco-latine), l’autorité de la nature et de la tradition. Après la chute de l’Empire, le Pape ayant hérité de César ses pouvoirs spirituels et temporels, l’église chrétienne est devenue, au moins en Europe, le Grand Médiateur, et a imposé partout ses normes, sa morale ; et l’autorité de l’écriture a longtemps été peu contestée, au moins avant Spinoza[3]. Pendant un millénaire, l’empire chrétien a été très cohérent, et aussi puissant que celui de Rome le fut. Il l’a d’ailleurs prolongé et ressuscité sous d’autres formes. Mais cet empire n’est plus ; contesté d’abord par Luther, puis un siècle plus tard par Descartes, sa lente décomposition a vu le remplacement de l’autorité des clercs par celle de la raison, de celle de l’église par les sciences, et ce processus de laïcisation qui n’était pas vécu comme tel doit beaucoup à Copernic, puis à Newton et à Darwin. Depuis les Lumières, nous vivions un nouvel ordre où le Grand Médiateur n’était plus l’église de Rome, mais l’Etat-nation. Car sur le plan moral la démocratie parlementaire s’est substituée à l’Evangile du Christ. Et comme nous devons reconnaitre qu’après Constantin l’Eglise de Rome a hérité de l’Empire de Rome, on peut déclarer en utilisant la formule nietzschéenne que « le mouvement démocratique est l’héritier du mouvement chrétien ».[4]

Mais chaque fois, ce passage d’un témoin plus ou moins volé, ce transfert d’autorité se sera fait sur un temps long, de manière compulsive, et sans que le nouveau n’abolisse l’ancien : Crise, schisme, révolution, ….

Aujourd’hui, avec encore trop peu de recul, il est possible de commencer à discerner ce qui se joue, et à donner du contenu à ce concept trop générique de crise. Je remarque qu’aujourd’hui la politique est morte – au moins sous ses formes traditionnelles –, la raison relativisée, la science, qui nous donne à voir un monde trop éloigné de ce que nos sens nous en disent, suspectée de dogmatisme. Et le nihilisme de notre époque qui a ruiné toute morale, exprime le transfert inavoué de l’autorité au Marché. En occident chrétien, le Grand Médiateur n’est plus l’église, même si les églises continuent à exister et à défendre leur morale, ni l’Etat qui tourne à vide et a été dissous par (et dans) l’administration, bien que sa classe dirigeante prétende encore son autorité légitimée par des élections dont les taux d’abstention ou de rejet par des votes extrêmes ne cesse d’augmenter. La seule autorité reconnue est celle de l’économie, dont les grands prêtres, qui nous promettent par ailleurs le vrai bonheur, pour peu qu’on écoute leurs conseils pourtant si contradictoires, défendent les dogmes les plus contre-nature – mais guère plus que ceux de l’immaculée conception ou de l’infaillibilité épiscopale. La seule valeur est l’argent, mais guère plus fiduciaire que l’amour. Et le Grand Médiateur est le Marché, devant lequel, comme hier devant le pape, les rois et les empereurs plient le genoux[5]. Le profit pour morale, la compétition pour éthique, l’argent pour valeur, le Marché comme seul juge, et un monde réifié à voler, polluer, violer, consommer… L’économie s’est donc faite religion et quand le marché devient empereur et dieu, nul ne peut plus se payer le luxe d’une hétérodoxie qui refuserait son autorité ou contesterait la valeur « travail ».

Et tout, politique, culture, est sommé de céder devant les intérêts du grand marché mondialisé, un marché planétaire, total, totalisant, totalitaire… Toutes nos relations humaines, nos liens, sont naturellement devenus, dans cet ordre nouveau, des rapports marchants. Et comme hier La Boétie pouvait écrire « Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libre », je dis de manière tout aussi radicale qu’il nous suffirait de donner pour faire tomber cet ordre-là. Mais le don est aujourd’hui seulement toléré, dans la suspicion. Demain, il sera condamné car il échappe aux médiations.



[1]. Ces liens sont bien ceux de cette pelote que j’évoquais, ce sac de nœuds qu’on ne sait plus comment prendre, ces liens dont  Bruno fit un livre pour expliquer qu’ «Un unique amour, un unique lien fait toutes choses une ; mais il prend divers visages en diverses choses, de sorte que le même lie différemment ce qui est différent ».

[2]. Pour reprendre la formule de Krishnamurti.

[3]. « Tractatrus theologicopoliticus » (mais c’est peut-être faire trop peu de cas des mouvements du libre esprit et ne pas rendre hommage à ceux que l’église brûla (comme Bruno justement, ou Marguerite Porête).

[4]. « Par-delà bien et mal ».

[5] Traditionnellement le pape était représenté le chef ceint d’une triple couronne ; l’empereur n’en ayant lui qu’une double, pour s’élever symboliquement au-dessus du roi coiffé « simplement » d’un anneau d’or. Le Marché coiffe aujourd’hui tout cela.