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Du droit des animaux.

Il y a maintenant quelques jours que j’ai signé une pétition électronique demandant la modification de notre Code Civil afin d’y corriger le statut juridique des animaux. Pourtant, si je devais plus clairement préciser ma position, je serais tenté d’affirmer comme Raoul Vaneigem[1] : « Nous avons moins besoin des droits de l’homme, de la femme, de l’enfant, de l’animal, de l’environnement que d’une conscience du vivant, capable d’assurer partout sa souveraineté. Le mépris de l’homme pour la bête et pour l’arbre qu’il abat par goût du pouvoir et du profit est de la même essence inhumaine que le mépris de l’homme pour l’homme, en quoi réside la cruauté de toute exploitation. »

En droit français, l’animal est considéré comme une chose, et appréhendé comme un objet, et non spécifiquement comme un être vivant. Rappelons la structure d’un Code Civil qui doit sa forme, à la fois à son objet et à son histoire, et notamment depuis la Révolution Française et le premier Code Napoléon. On y trouve, après un court préliminaire, un Livre premier, traitant des personnes, de leurs droits civils et plus généralement de l’organisation de la société des hommes (nationalité, mariage, filiation, …) ; puis un Livre second traitant « des biens et des différentes modifications de la propriété » ; au troisième, le droit des contrats (pour faire simple) ; quatrième, des sûretés. Où l’on voit que ce code, parce qu’il est civil, légifère la société des hommes en traitant de leurs relations, de leurs biens (acquisition, gestion, cession). Et c’est dans le Livre II que sont distingués, en droit, des biens immeubles et des biens meubles ; ces derniers définis ainsi : « Sont meubles par leur nature les animaux et les corps qui peuvent se transporter d’un lieu à un autre, soit qu’ils se meuvent par eux-mêmes, soit qu’ils ne puissent changer de place que par l’effet d’une force étrangère ». Et même si la question de la nature particulière des animaux a déjà donné lieu à une production juridique abondante, la césure est bien faite, non pas entre l’humain et l’animal, mais entre le justiciable (livre I) et ce qu’il possède : l’animal de rente ou de compagnie, les autres biens matériels (livre II). Et cette césure discriminante ne recouvre donc pas celle, naturelle, qui consacrerait la différence fondamentale et évidente entre la chose vivante – et potentiellement, ou discutablement consciente – et la chose inerte. On pourrait aussi distinguer, sur un registre ontologique – ce qui est un peu différent et si ce distinguo avait quelque pertinence dans ce code – le vivant sensible (l’homme et l’araignée), et le reste des objets matériels vivants ou non (la bactérie, le bouton d’or, la voiture).

Les promoteurs de cette pétition, souhaitent donc que soit inscrit dans le Titre I du Livre II que « les animaux sont des êtres vivants et sensibles ». On pourrait évidemment leur rétorquer que la règlementation française a déjà intégré cette dimension, et notamment dans le code rural (en son Article L214-1) : « Tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce ». Et parce que c’est une évidence, et que la loi n’a pas à reconnaitre des évidences, mais à en tirer des conséquences juridiques, il me semble que cette demande, à laquelle je souscris néanmoins, manque cruellement[2] d’ambition, et que les promoteurs de cette pétition n’ont pas osé sauter le pas et exiger la reconnaissance d’un droit des animaux.

Reconnaitre la sensibilité des animaux résulte d’une démarche scientifique et s’induit de l’observation la plus simple, et d’une logique déductive primaire ; leur reconnaitre des droits est une démarche morale. Mais cela aurait-il un sens ?

Avant d’esquisser une réponse, remarquons que la reconnaissance de ces droits, et plus modestement l’amélioration du sort de l’animal, ou sa protection, se heurtent à plusieurs blocages.

Le premier, que l’on doit qualifier d’obscurantisme, est religieux et aurait dû être dissipé par les lumières de la raison. Il est induit par au moins trois erreurs de perspective, ou trois visions perverties de la nature ; visions dont nous avons héritées des religions judéo-chrétiennes, et que la science n’a pas totalement redressées : la singularité ontologique de l’humain, la conception égocentrée de la nature, la prétendue absence de sensibilité animale.

Pour les continuateurs de Moïse, l’homme a été créé par Dieu, à son image et à sa ressemblance, ce qui n’est pas le cas du grand singe – dont certains partagent pourtant avec son cousin homo, 98,5 % de son patrimoine génétique. L’homme serait donc le seul avatar de Dieu. Et il y aurait ainsi une rupture ontologique nette entre l’homme et l’animal ; et de ce point de vue, l’homme serait plus éloigné du gorille, que le gorille du scarabée. Pourtant, la paléontologie, la paléoanthropologie, la biologie, l’éthologie, d’autres sciences du vivant, nous disent le contraire ; et plus d’un siècle après la parution de : De l’origine des espèces[3], les théories de l’évolution sont encore contestées par certaines églises. L’église de Rome a longtemps défendu, pour des raisons créationnistes, une vision géocentrée du monde, – l’univers chrétien tournant autour de la terre – et homocentrée – une centralité de l’homme qui se superpose avec la conception anthropomorphiste de dieu (ou des dieux). Et la physique, l’astrophysique, la cosmologie  n’ont pas totalement réussi à corriger cette vision de l’univers. Et nous en sommes restés à cette idée que les animaux auraient été créés, comme d’ailleurs les plantes et plus globalement la nature, pour l’usage de l’homme : « Dieu les bénit, et leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre »[4]. Comment doit-on comprendre le terme que l’on traduit ici par assujettir ? Et par ailleurs, une lecture plus attentive de la Genèse montre que l’homme doit dominer sur la nature mais rester végétarien, ce qui est rarement relevé : « Dieu dit : Voici, je vous donne toute herbe portant de la semence et qui est à la surface de toute la terre, et tout arbre ayant en lui du fruit d’arbre et portant de la semence : ce sera votre nourriture ».  Enfin, l’idée que les animaux ne souffriraient pas continue à survivre dans nos consciences. On peut d’ailleurs s’étonner que l’hypothèse de l’animal-machine, qui conduisit à postuler que l’animal n’a ni conscience, ni pensée, ni sensibilité, ait pu naître dans des consciences à la fois éclairées (chez Descartes au XVIIe siècle, ou chez Malebranche à la même époque), et à la fois proches de la nature[5] – alors que Montaigne s’était rendu compte un demi-siècle plus tôt, simplement en jouant avec des chatons, que les animaux n’étaient pas des machines et éprouvaient des sentiments – de la peur, de la joie, de l’affection … .  D’ailleurs, la biologie et la physiologie sensorielle confirment ce point. Et il n’est nul besoin d’être un scientifique de haut vol pour prendre la mesure de la sensibilité d’un animal : pas forcément d’une mouche, mais plus facilement d’un chien, d’un chat, d’un cheval.

Le second blocage est sans doute économique. Dans notre économie de marché, les animaux de rente, comme la réserve halieutique, sont considérés comme une valeur marchande, cotée comme d’autres matières premières. Le remettre en cause, c’est fragiliser des filières, créer inévitablement du chômage, au moins à court terme.

Le troisième blocage est culturel et psychologique. L’homme est un  animal orgueilleux et prédateur (au moins depuis qu’il est sorti de l’éden). Il a toujours tiré de la nature les protéines dont il avait besoin pour survivre et se développer – que ces protéines soient végétales ou animales –, ou la fourrure pour se vêtir. Et l’argument qui consiste à dire qu’aucun animal, si ce n’est l’homme, n’a jamais décidé de changer son régime alimentaire pour des raisons morales est à considérer.

Mais revenons à notre question : Comment fonder un droit de l’animal ?

Je remarque déjà l’absence des écologistes sur cette question essentielle. Ils sont en première ligne du combat pour le droit des femmes – ce que je ne leur reproche pas –, sont prêts à s’émouvoir des discriminations subis par les homosexuels – ce qui est tout à leur honneur –, ou à discuter à Paris de l’inconfort des cyclistes gênés par les couloirs de bus ; ils acceptent en Allemagne qu’on rouvre des centrales à charbon ou des mines de lignite, mais le sort de la flore et de la faune leur importe peu. D’ailleurs, ils continuent à soutenir des politiques natalistes. En d’autres termes, ils confondent la nature avec un jardin, éventuellement avec un parc en ville ou une réserve, et s’intéressèrent essentiellement au confort des bobos urbains, et à la qualité de l’air qu’ils respirent. Mais que la nature disparaisse, ce n’est pas leur problème. Car ce sont des urbains.

Il me semble que si la question des fondements des droits de l’homme ne peut être résolue que par la reconnaissance d’un a priori moral – kantien –, ou bien la prise en compte d’un utilitarisme égoïste, alors, les mêmes arguments et la même limite doivent pourvoir fonder un droit des animaux ; mais deux points me semblent devoir être relevés.

En premier lieu, l’Histoire a reconnu aux hommes, à titre individuel, et non comme espèce – et ce point est essentiel – des droits humains que nous avons déclarés de manière doublement discutable, naturels et imprescriptibles : la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression (pour ce qui est de la France). Peut-on ouvrir un débat sur des droits animaux que nous pourrions pareillement qualifier de naturels ? Et que nous le accorderions, non pas comme espèce, mais à titre individuel. Car si les droits humains sont universels dans leur expression, ils sont singuliers dans leur application. Par exemple, il n’y a pas d’autre liberté qu’individuelle, et l’idée d’une liberté collective ne tient pas : c’est même une escroquerie intellectuelle.

En second lieu, je conteste qu’existent, à proprement parlé, des droits naturels, car les lois de la nature ne sont pas du domaine du droit. On ne peut confondre physis et nomos. On peut, par contre, reconnaitre des aspirations, voire des exigences naturelles : se conserver dans son intégrité, augmenter son degré de puissance – pour faire référence à Spinoza ou à Nietzsche qui développe sa philosophie sur le même registre -, jouir de ses capacités, rechercher le plaisir. Et la loi peut reconnaitre des exigences, prendre acte d’aspirations, y apporter une réponse politique et construire les conditions civiles qui répondront, peu ou prou, aux aspirations et exigences reconnues. Et ces droits induits, qui n’ont d’autre objet que de permettre l’expression de pulsions naturelles dans la société – Nietzsche déclare « Choses humaines, trop humaines » –, peuvent, par une forme de raccourci, être conventionnellement qualifiés de droits naturels, ou leur fondement naturel qualifié de droit. Mais la liberté naturelle et la liberté civile, pour ne prendre que cet exemple et illustrer ainsi mon propos, sont deux concepts dont la nature même est différente et qui ne peuvent s’appréhender sur le même registre. Les animaux ne peuvent donc avoir de droit que dans des  sociétés animales, et des hommes dans des sociétés humaines. Disons le autrement, l’homme n’a pas plus de légitimité à reconnaitre un droit à l’animal que l’animal à reconnaitre un droit à l’homme ; ou exprimons le de manière imagée : Tant que l’homme mangera du bœuf avec ses frittes, on ne pourra reprocher au crocodile de manger les jeunes enfants que leurs mères baignent dans les fleuves africains. Par contre, le droit des hommes qui reconnait, sous forme de « droits naturels », la nécessité de répondre à des besoins, des aspirations humaines (se nourrir, se vêtir, se loger, éduquer ses enfants, vivre sans oppression – pour ce que est de travailler, c’est tout autre chose) peuvent reconnaitre les exigences du vivant, de l’homme et des animaux et les qualifier – sans doute faussement mais qu’importent les termes – de droits du vivant : par exemple le « droit » de vivre dans un environnement adapté à sa nature, et d’y prélever de quoi subvenir à ses besoins vitaux.

Mais à l’évidence, nous ne sommes pas prêts, et il nous sera même difficile de ne pas distinguer, les animaux de rente, les espèces animales nuisibles[6] – à l’homme –, les autres animaux. Pourtant, les animaux, s’ils avaient la parole, ce qui leur confèrerait une forme de parenté ontologique avec l’humain, pourraient revendiquer le « droit » de vivre en liberté, de survivre, de se reproduire, de se manger les uns les autres. L’homme, prédateur de ses congénères – il a commis quelques génocides pour s’accaparer des territoires –, qui continue à croitre comme un parasite, qui occupe toute la planète, qui la pollue et la bousille, est-il prêt à sanctuariser une partie des terres vivables, pour les laisser aux animaux ?

Beaucoup de choses restent à légiférer. Pourrait-on rêver que l’Europe puisse être précurseur de la promotion des « droits » des animaux,….



[1]. Dans « Nous qui désirons sans fin ».

[2]. Cruauté vis-à-vis des animaux.

[3]. Darwin 1859.

[4]. Genèse

[5]. Pascal dans les pensées distingue  « l’esprit fin » – une intelligence des choses, sensible et intuitive – contre « l’esprit géométrique », logique scientifique. Nous en conclurons que Descartes n’était pas un esprit fin.

[6]. Ce concept mériterait d’être débattu.

Mais que font les écologistes ?

Ce n’est pas seulement l’information dramatique, prise au vol ce matin sur les ondes, mais les commentaires associés qui m’ont interpellé. Mais rappelons déjà cette consternante nouvelle. Une jeune adolescente en vacances à La Réunion a été tuée par un requin bouledogue, alors qu’elle se baignait à quelques mètres de la plage. Que dire de plus sur les faits ? Pourquoi commenter l’horreur, l’effroi que cette information peut susciter ? Comment imaginer la douleur des parents, ou s’y associer ? De ce dernier point de vue, la chose est pour moi impensable et tout ce que je pourrais écrire serait en-deçà ou à côté, donc déplacé. Je m’abstiendrai donc : incapacité à dire ou pudeur, c’est selon ce que l’on voudra bien en penser. Mais laissons cela aux journalistes qui doivent bien faire leur métier, et aux politiques qui ne peuvent laisser passer l’information, ni la relation d’un problème, sans donner l’impression qu’ils s’en saisissent, et qu’ils ont encore prise sur la vie comme elle va. Et c’est le plus interpellant. Le député-maire de Saint-Leu, commune du drame, s’est légitimement ému de l’accident, et a exigé que l’on « éradique les requins » qui viennent chasser près de la plage « en toute impunité ». Cet élu socialiste, qui a beaucoup fait parler de lui lors de la publication de son patrimoine, ou en réponse aux menaces proférées par lui de son possible exil fiscal à Saint-Maurice, utilise ici un vocabulaire autant remarquable que banal. Évoquer la possible impunité du prédateur, c’est accréditer l’idée que cet accident homicide est un crime qui devrait être puni. Mais si le squale devait être puni – il est aujourd’hui recherché –, je me demande au nom de quoi. Au nom de la justice et de loi ? De la morale ? De l’autorité des hommes sur la nature ? Comme victime expiatoire sacrifiée ici sur l’autel de la cohésion de la communauté insulaire ?

Les lois des hommes s’appliquent aux hommes et constituent l’éthique d’un corps social constitué dans le cadre de l’Etat civil. Les animaux, me semble-t-il, en sont restés à l’Etat de nature, n’ayant jamais constitué de société, au sens humain du terme. Nos lois, légitimes pour nous, ne sont pour eux qu’une violence sans autorité, celle de la loi du plus fort, et jouant sur les mots pour dire ce que ce drame intervenant sur une  commune qui s’appelle Saint-Leu m’inspire, je dirais que l’homme est un loup pour le requin[1].

Peut-on les éradiquer au nom de la morale ? Je n’en suis pas sûr. Même si je ne mets pas sur le même plan la vie d’un homme et celle d’une sardine – mais je serais curieux de voir la chose avec les yeux de Dieu. D’un point de vue moral, il me semble que l’acte qui consiste, pour le requin à manger de la chair humaine, et pour l’homme à ouvrir une boite de sardines à l’huile, est du même ordre. Et j’assume ce point de vue très spinoziste. Et si l’un des deux, de l’homme ou de l’animal, est possiblement coupable de crime, c’est évidemment l’homme, car il agit en conscience, et parce qu’il a la capacité à penser ses actes – en l’occurrence à détruire certains équilibres fragiles qui conduisent un squale dangereux à proliférer et à venir chasser trop près du rivage. Mais ce crime, s’il en est un, n’est de toute façon pas contre-nature, car les prédateurs existent naturellement, et ne constituent pas une bizarrerie de la création. C’est le jardin d’Eden, où rien ne meurt ni ne pourrit, où l’agneau vit dans l’intimité du loup, qui constitue un fantasme, une version d’utopia, un eu topos qui est le lieu de nulle part.

Le requin attaque – au moins cette espèce particulière – parce que c’est dans sa nature, et qu’il ne peut s’affranchir de ce qu’il est ; disons-le d’une manière volontairement outrancière : parce que Dieu l’a voulu ainsi, et le créateur étant par définition, par construction conceptuelle, omnipotent, omniconscient, omniscient, il savait le drame avant qu’il advint. Faut-il éradiquer les requins mangeurs d’hommes, comme d’autres espèces nuisibles à l’homme : le tigre, le lion, le crocodile, le moustique, le percepteur d’impôts et le contractuel préposé à la distribution des PV de stationnement ? Peut-on poser cette question aux croyants Dieu ? Mais, c’est plus encore l’avis des écologistes que j’aurais souhaité connaître. Mais je les vois plus promptes à intervenir sur une problématique de couloir de bus qu’à gloser sur la question du statut de l’animale, ou sur la relation de l’homme à la nature.



[1]. J’admets que le jeu sur les mots est un peu tiré par les cheveux – mais comment résister ? –, car j’ignore l’origine du nom de Saint-Leu. Mais je pense qu’il s’agit de Saint-Loup, car en vieux françois, loup se disait leu. La formule « l’homme est un loup pour l’homme » (Homo homini lupus), vulgarisée par Hobbes, est très ancienne, et on la retrouve déjà chez Plaute.