Archives par étiquette : laîcité

Démocratie égalitaire et tripartition des fonctions

N’ayons pas peur des mots qui gênent et, pour parler politique, parlons d’amour ; pour commencer et pour clore cette réflexion d’une nuit, sans crainte ici de l’artifice.

Je me souviens, même si ce souvenir est aujourd’hui ancien, et peut-être incertain, que dans le film de Truffaut « l’homme qui aimait les femmes », un  médecin qu’il  consultait faisait remarquer au personnage incarné par Charles Denner : « On ne peut passer tout son temps à faire l’amour ; c’est pour ça qu’on a inventé le travail ».

J’y repensais en me faisant cette autre remarque « On ne peut malheureusement passer tout son temps à faire de la politique, c’est pour ça qu’on a inventé le travail ». Mais la chose dite ainsi, l’est mal, ou du moins décrit mal mon état d’esprit. Disons plutôt que je m’agace que le travail ait ceci de gênant, ou de pratique, qu’il nous prend notre énergie et notre temps, plus alors disponibles pour la politique, la philosophie, la méditation, l’amour. Et cela fait bien l’affaire des élites qui préfèrent s’adonner à la politique et laisser le travail à d’autres, et qui tendent toujours de manière naturelle à privilégier cette organisation, vieille comme le monde, de nos sociétés indo-européennes, que Gorges Dumézil évoquait sous la forme d’une tripartition des fonctions sociales : Les guerriers, les producteurs, les prêtres. Je préfère d’ailleurs dire les maîtres, les esclaves, les prêtres, qui assument les trois fonctions de base qui permettent au système de tenir debout : gouverner, travailler, justifier.

Ce schéma observé partout est évidemment très inégalitaire et associe le sabre et le goupillon, le monarque et l’église, dans une commune entreprise d’aliénation des bras-nus plébéiens. Le maître fait le droit, qui est toujours celui du plus fort, et le prêtre le justifie sur le plan moral. Et le travailleur, nom moderne et bourgeois de l’esclave, offre son corps au Système comme producteur et rempart : de la chair à Système, de la pâtée pour Léviathan.

Et ce système est naturel, on pourrait dire darwinien, même si Darwin, à défaut de l’inventer, se contente de le décrire. Il est basé sur le principe de la sélection des meilleurs et de l’élimination des plus faibles par leurs prédateurs. Système simple, efficace, naturel, fonctionnel ; dynamique des forces qui ignore la morale humaine. Et de ce point de vue aussi, on peut dire que l’homme est un animal surnaturel et opposer nature et artifice. L’homme ne peut se satisfaire de la nature ; il est sans limites. Mais alors qu’il devrait la dépasser en la conservant[1], il la nie, la détruit, lui substitue ses pauvres artifices.

Comme l’écrit Hugo « Dieu n’avait fait que l’eau, mais l’homme a fait le vin ». Rajoutons à notre sauce : « Dieu a créé l’homme, mais l’homme a inventé Dieu », ou encore, « si Dieu a fait les lois de la nature, l’homme a inventé et l’état de droit et la démocratie ». Et la démocratie est la réponse humaine, politique, aux rapports des forces naturelles, à la loi du plus fort, du mieux adapté ; comme le droit est la réponse humaine au problème de la Morale.

La démocratie ne peut donc avoir d’autre objet que de supprimer, ou du moins de corriger, limiter, les rapports de force de l’Etat de nature, ce que je nomme les rapports naturels dominants/dominés.

Et elle ne peut être que laïque, car l’église est toujours justificatrice de ce rapport de force naturel.

La vraie démocratie, dont le travail est toujours l’ennemi – travail que je condamne comme fausse valeur morale et comme facteur d’aliénation, captation d’une énergie qui ne peut plus s’investir dans les rapports humains (la politique ou l’amour)[2] –, la démocratie authentique doit être tentative de dépasser les rapports dominants/dominés. Et ses principes constituants doivent donc être, en premier lieu, le refus des hiérarchies, ce que d’aucuns, et de manière maladroite et radicale, ont pu énoncer par la formule « Ni dieu, ni maître » et que je conceptualise par l’idée du refus du sacré, ou par l’esprit de laïcité.

Il nous faut dépasser ce vieux système, ce tripalium[3], dont les trois pieux, les trois pieds, sont : gouverner, justifier, travailler. Que l’on donne un grand coup de pied dans le « justifier » et l’on verra le tabouret du diable, ayant perdu son soutien métaphysique, basculer. C’est ce que la révolution française a essayé de faire, notamment avec les Hébertistes, mais Robespierre qui fut le mauvais génie de la révolution, petit bourgeois inconsistant et fossoyeur d’une révolution congénitalement non viable, porta, le 7 mai 1794, un coup de grâce à l’idée révolutionnaire, en imposant à La Convention qu’elle décrète une nouvelle religion[4] dont il se voyait bien devenir le grand prêtre. L’église, celle que Robespierre voulait réinstituer, comme toutes les autres, sera toujours au service d’un ordre politique, image d’un ordre divin, au service des maîtres. Elle sera donc toujours l’ennemi de la démocratie, car la démocratie authentique, donc laïque, refuse par principe l’ordre supérieur, et refuse d’inscrire dans ce cadre hiérarchique les relations de l’homme et de Dieu, du citoyen et de l’Etat, du corps et de l’Ame, de la perception et de la Pensée.

Il nous faut donc changer radicalement notre système de pensée et substituer à l’idée d’opposition, celle d’amour. L’homme est une partie de Dieu, comme le singulier du Tout. Il n’y a pas de nation et d’état sans citoyens et sans volonté des citoyens. Il n’y  a pas de groupe sans individus. Pourquoi opposer la vague et l’océan. Ce n’est pas l’océan qui impose son rythme à la vague. Toute hiérarchie est opposition, toute opposition génère l’oppression et l’aliénation. Il faut substituer à « l’un contre l’autre », « l’un avec l’autre », aux rapports naturels de forces, la solidarité humaine, qui devrait être l’unique source du droit.

La solidarité, n’est-ce pas la meilleure façon de parler d’amour en politique ? Il y en a une autre : l’humilité.

Je sais que dénoncer les hiérarchies ne peut être ni compris ni entendu. Il y a des hiérarchies données. Ce sont d’ailleurs les seuls que je reconnaisse. Hiérarchies données, hiérarchies de dons, autrement dit : autorité naturelle. Certains ont effectivement des dons qui les mettent au-dessus. L’économiste Keynes, mettait ainsi tout en haut les artistes, et puis, juste en dessous, les entrepreneurs, qui étaient pour lui des artistes ratés, des frustrés. J’aime bien cette idée…

L’humilité consiste à refuser cette hiérarchie, même si s’abaissant ainsi, on s’élève encore. Le saint, le vrai, le maître de justice, est celui qui se sentant supérieur, ou se craignant trop parfait, pèche, se souille pour se rabaisser au niveau du commun, et se fait brigand par son refus de s’élever[5].

Terminons par d’autres paradoxes. L’église est l’ennemi de la démocratie, de la vraie, mais la démocratie, la nôtre, celle que nous avons construire est une idée chrétienne, c’est à-dire une idée qui perverti le message du prophète juif Josué/Jésus.

Dieu doit cesser d’être pour nous une idée, abstraite, une chose que l’on regarde comme extérieur à nous, supérieure à nous. Nous devons cesser d’en parler, cesser d’y penser, cesser de le prier ; nous devons combattre les religions, abandonner toute spiritualité qui ne serait pas celle d’un corps vivant, assumé tel qu’il est, petit, prétendument peccamineux, condamné, une pourriture en devenir morbide. Nous devons revenir à l’homme, à sa nature ; et à la nature ; et la dépasser. Nous devons construire enfin la démocratie.

Pourquoi conclure par Spinoza ? Peut-être parce que son traité théologico-politique est l’un des quelques grands textes fondateurs de la laïcité. Peut-être parce qu’écrivant « Deus sive natura », il ouvre la porte à qui voudrait écrire « Deus sive vita »



[1]. Ce conservation/dépassement correspond, de mon point de vue, au concept même de surhumain, celui du prophète de Zarathoustra. Et puisque j’évoque ici la philosophie allemande, comment ne pas convoquer aussi le concept d’Aufhebung.

[2]. Et qu’on ne me parle pas de réalisation de soi. Si l’homme a besoin du travail pour se réaliser, c’est qu’il est déjà bien aliéné.

[3]. Faut-il rappeler que l’étymologie latine de travail est tripalium (les trois pieux plantés dans le sol) qui désignait un instrument de torture, mais aussi d’immobilisation (des chevaux par exemple pour les ferrer). Le « travail » est donc étymologiquement synonyme de torture et de souffrance.

[4]. Robespierre, souhait donc maintenir la plèbe immobilisée dans ce tripalium. Ce décret arrêtait que : « Le peuple français reconnaît l’existence de l’Être suprême et l’immortalité de l’âme. — Il reconnaît que le culte de l’Être suprême est la pratique des devoirs de l’homme. Il sera institué des fêtes pour rappeler l’homme à la pensée de la divinité et à la dignité de son être ». On peut s’étonner ici que la Convention puisse parler au nom du peuple, et affirmer ainsi, de manière performative que « les gens » reconnaissent l’existence de Dieu. Qu’en savaient-ils ?

[5]. Cette idée, choquante s’il en est, me vient moins du côté de chez Nietzsche que du côté de Marguerite Porete ; et je la trouve ludique et iconoclaste, donc existante.