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Le dilemme : Hannah Arendt ou Ayn Rand…?

Il y a du symbolique dans ces deux grandes figures de la philosophie américaine contemporaine ; pas seulement en elles-mêmes, même si ces deux femmes ont quelque chose de fascinant, mais par leurs positions, semble-t-il opposées, comme deux planètes orbitant de manière symétrique autour d’un point de lumière que l’on nommerait LIBERTÉ… et que l’on qualifierait de source vive (fountainhead).

Elles sont de la même génération ; Arendt étant née en 1906 et son ainée, mais de si peu, en 1905. Toutes deux étaient philosophes, avec un gout pour la philosophie politique, et surtout un amour inconditionnel et passionnel de la liberté, amour qu’elles ont prioritairement défendu dans leurs ouvrages et leurs différentes prises de position : La liberté sinon rien…!, pour reprendre une formule éculée ou, pour citer Arendt, « La plus ancienne de toutes les causes, celle, en réalité, qui depuis les débuts de notre histoire détermine l’existence même de la politique : la cause de la liberté face à la tyrannie ». Et elles l’ont fait de manière très féminine, c’est-à-dire radicale, absolue, utopiste. Les femmes sont en cela souvent plus déterminées et plus cohérentes que les hommes ; elles savent aller au bout des choses et je veux bien avouer que mon panthéon littéraire est assez féminin, ce qui ne déplait pas vraiment au mâle blanc occidental que j’assume être – pour reprendre cette expression et la brandir comme un chiffon rouge au bout d’une hampe taillée en pique. Et j’aurais rajouté à ces deux noms, ceux de Simone Weil et d’Etty Hillesum, comme on lie une sauce, en cuisine, ici politique, avec des éléments existentiels et métaphysiques. Et si je rajoute encore un nom, celui d’un homme, d’Élysée Reclus, ce n’est ni par vantardise ou souci puéril et un peu pédant d’étaler une prétendue culture, ni du fait du disfonctionnement mental d’un éjaculateur précoce… de citations… on va le voir. Non, c’est qu’avant Camus, Reclus est Ma référence politique, mon Frédéric Bastiat à moi si je peux me permettre ce clin d’œil à Charles Gave, sauf que celui-là était géographe et non économiste ; et qu’en le citant, je joue la transparence sur l’endroit « d’où je parle ».

Mais revenons à nos deux philosophes américaines, la première classée à gauche, en fait à gauche de la gauche, et l’autre à droite, inspiratrice de Reagan, très à droite ; tout cela sur un échiquier très théorique qui parfois me semble plus cyclique qu’hémicyclique. Et ces deux femmes se sont battues, non seulement pour les libertés individuelles, mais surtout, et de manière conjoncturelle, contre les deux totalitarismes de leur siècle qu’elles avaient côtoyés de près, et avec une sensibilité très particulière du fait de leur judaïté. Arendt, née en Allemagne, avait fui le nazisme en 1933 après avoir été arrêtée par la Gestapo puis relâchée. Rand, de son vrai nom Zinovievna, née à Saint-Pétersbourg, avait déjà quitté la Russie bolchevique en 1925.

Mais ce bref rappel de deux trajectoires, deux météores qui se sont donc, à un certain moment, mis en orbite autour d’une idée fixe, me paraissait essentiel, car il illustre bien comment on peut être à la fois proches et éloignés. En réalité, cet article aurait pu pareillement se titrer « Philosophies libertaire et libertarienne ». Et je ne fais pas une comparaison qui serait assez ridicule entre les personnalités et les partis pris comparés de ces deux intellectuelles et la position que je veux défendre face à Charles Gave, que j’ai un peu lu et avec lequel je partage non seulement cet attachement viscéral aux libertés individuelles, mais probablement bien d’autres choses. Et si je nommais Élysée Reclus, c’est que, comme lui, je suis écologiste – le mot n’existait pas à son époque –, militant non violent, féministe –  du « genre » Bérénice Levet si l’on peut me comprendre, encore une femme que j’admire, mais peut-être ai-je un problème avec les femmes… de sans doute trop les aimer –, naturiste, au sens philosophique du terme, et puis… libertaire. C’est à dire tout le contraire de la pastèque évoquée dans le livre de Charles Gave (vert dehors et rouge dedans). Mais je suis de gauche, d’extrême gauche, et donc contre Sartre et pour Camus, contre LFI et pour… l’abstention. Quand Arendt vient en France en 52, elle déclare dans une lettre à son mari que la seule personnalité intéressante qu’elle y a trouvée c’est Camus – et disant cela, elle pense aussi à Sartre, « l’agité du bocal ». Je reprends ses mots : « Hier, j’ai vu Camus ; c’est sans aucun doute le meilleur en France à l’heure actuelle, il dépasse les autres intellectuels de la tête et des épaules ». Oui, elle reconnait un homme qui n’avait aucun complexe à défendre des positions et des amitiés clairement anarchistes ; et qui déclarait, et c’est là où je voulais en venir : « Le grand évènement du XXe siècle a été l’abandon des valeurs de liberté par le mouvement révolutionnaire, le recul progressif du socialisme de liberté devant le socialisme césarien et militarisé. Dès cet instant, un certain espoir a disparu du monde, une solitude a commencé pour chacun des hommes libres ». Et cette citation résume bien ce que je veux déclarer ici, précisément sur le site de l’Institut Des Libertés. Les amoureux de la liberté positionnés à droite, ce que je respecte, qui dénoncent et condamnent, parfois avec beaucoup de talent, d’intelligence et de cœur, « Les Horreurs de la démocratie » (Nicolas Gomez Davila, mais Nietzche avant lui…), font trop souvent l’erreur de confondre démocratie et parlementarisme et de réduire la Gauche au néomarxiste. Historiquement, il existe une autre gauche, celle de Proudhon – pour faire court… et éviter de me faire traiter à nouveau de pédant –, incompatible avec celle des laudateurs de Marx et de tous ceux qui l’on moins compris que défendu. Et lors de la Première Internationale, cet autre socialisme, individualiste et non collectiviste, anti étatique, a été mis au ban du mouvement révolutionnaire, au point que lors de la guerre d’Espagne, relire d’Orwell « Hommage à la Catalogne »… non, relire tout Orwell… – c’est vrai que j’ai oublié cet autre frère de ma famille libertaire – les staliniens, sur ordre de Moscou, ont préféré faire gagner Franco plutôt que de renforcer le parti anarchiste qui combattait les fascistes républicains. Continuer à oublier cette gauche et à tirer à vue contre « LA GAUCHE », c’est faire le jeu des néomarxistes ; de même que continuer à dénoncer l’écologie, sans distinguer Écologie et Écologisme, c’est accorder bien facilement une légitimité, une épaisseur à Mme Rousseau qui n’en a aucune.

Je suis donc de gauche et je rêve, pour reprendre la formule de Proudhon, d’un « Ordre sans État », mais, étant pragmatique, je pense que l’État est malheureusement un mal nécessaire. Et je crois à la démocratie directe et, dans un livre déjà ancien, je proposais comme réforme institutionnelle urgente qu’un tiers au moins de nos députés soient élus par tirage au sort, m’accordant sur la formule de Montesquieu qui, dans « l’esprit des lois », déclarait que « Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie. Le suffrage par le choix est de celle de l’aristocratie ». Mais Arendt n’y fait-elle pas écho quand elle remarque que « Les partis, en raison du monopole de la désignation des candidats qui est le leur, ne peuvent être considérés comme des organes du Peuple, mais, au contraire, constituent un instrument très efficace à travers lequel on rogne et on domine le pouvoir populaire » ?

Et je suis un libéral… Mais quand la liberté des grands groupes s’appelle licence et ruine celle des petites gens, je veux d’abord être un libéral qui défend la liberté économique des plus faibles, une certaine « common decency ». Je veux défendre la liberté de vivre décemment de leur travail des petits producteurs de lait contre Lactalis, comme celle des paysans modestes contre la grande distribution qui les étrangle. Mais les anarchistes ne sont pas nécessairement contre le Marché. Je citais Rand, mais je le faisais comme libertarienne et pour faire pendant à Arendt – on aura compris l’artifice rhétorique d’opposer ces figures emblématiques –, j’aurais pu citer Voltairine de Cleyre… quel beau prénom…, une anarchiste américaine qui se définissait, un demi-siècle avant Rand, mais étrangement si proche d’elle, en s’opposant à une militante communiste de sa génération : « Mademoiselle Goldman est une communiste ; je suis une individualiste. Elle veut détruire le droit de propriété ; je souhaite l’affirmer. Je mène mon combat contre le privilège de l’autorité, par lequel le droit de propriété, qui est le véritable droit de l’individu, est supprimé. Elle considère que la coopération pourra entièrement remplacer la compétition ; tandis que je soutiens que la compétition, sous une forme ou sous une autre, existera toujours et qu’il est très souhaitable qu’il en soit ainsi ». Oui, n’en déplaise aux uns, à droite, ou aux autres, à gauche, c’est une militante de l’ultra gauche qui affirmait cela.

Mais pour ne pas faire plus long et ne pas rester sur le sol américain, je veux revenir à Camus parlant de la liberté, bien meilleur avocat que moi, mais tout aussi pessimiste que moi sur l’avenir, ce qui me distingue encore de Charles Gave : « La société de l’argent et de l’exploitation n’a jamais été chargée, que je sache, de faire régner la liberté et la justice. Les États policiers n’ont jamais été suspectés d’ouvrir des écoles de droit dans les sous-sols où ils interrogent leurs patients ». Mais il ne faut pas se méprendre sur ces termes. Contester « la société de l’argent », c’est, dans ces lignes, refuser, non pas l’économie de Marché, ni même le capitalisme, mais un capitalisme financier qui considère l’argent, non pas comme un outil de développement, de financement du progrès, une valeur de référence, d’échange, une récompense qui peut être légitime, mais comme une fin en soi et trop souvent comme un outil de domination et de corruption. Et l’exploitation veut ici dire la surexploitation, l’assujettissement, cette façon dont certaines entreprises françaises ont préféré pendant les trente glorieuses, plutôt que de payer des salaires décents aux ouvriers français, importer une main-d’œuvre étrangère corvéable à merci, et bientôt incontrôlable, quitte à la licencier plus tard, et en laisser alors la gestion à la collectivité. Ce que certains veulent encore faire en prétendant que « serveur dans la restauration » est un « métier en tension » et qu’il faut donc faire venir des immigrés pour pendre ces postes ingrats et très mal payés – postes qu’ils occuperont quelques mois avant de devenir dealer de crack. Charles Gave écrit que « nous ne sommes plus en démocratie, mais sous un système hybride que l’on devrait appeler une ploutocratie technocratique ». Je ne pense pas que nous ayons été jamais en démocratie, mais je crois dire un peu la même chose que lui en expliquant, depuis des années dans mes livres et sur mon blog, que nous sommes gouvernés par un attelage fatal du Marché et de la bureaucratie étatique – et supra étatique. Évidemment, quand je parle du marché, je ne parle pas du boulanger ou du garagiste de mon quartier ou des patrons de PME en général. Je parle de ces grands groupes qui ont les moyens de modifier nos vies et sont prêts à tout pour faire de l’argent, quitte à nous vendre, après nous les avoir fait désirer à coup de réclame mensongère, des produits dont nous n’avons aucun besoin ; et que rien n’arrête : destruction de l’environnement et des liens sociaux, déstructuration des sociétés, mise sur le marché de produits dangereux, corruption des élites, communication mensongère, etc. Et quand je parle de bureaucratie, je ne rends pas le modeste fonctionnaire responsable de tous les malheurs du monde. Mais si une vérité peut nous rendre libres – mais j’en doute un peu – il faut dire que depuis que les hauts fonctionnaires, notamment formés à l’ENA, sont entrés en politique, depuis que les grandes entreprises ont racheté tous les médias privés, depuis que les partis politiques ont renoncé à faire de la politique pour se concentrer sur la quête du pouvoir, depuis qu’une élite plutôt endogamique et cooptée a résolu par différents moyens (en Europe la construction de l’UE) de retirer tout pouvoir des mains du peuple – référendum est devenu un gros mot –, nous sommes dans une impasse. Et si l’on veut voir ce qui est au bout de cette impasse, il faut relire le « 1984 » d’Orwell (un livre de 1949) ou peut-être celui d’Ayn Rand « La source vive – The fountainhead » qui date de 1943, un très beau livre, bien que moins abouti, moins synthétique que celui d’Orwell.

Mes vœux pour 2014

 Je prolonge cette idée de lent raffinage des valeurs – une façon pudique et élégante d’évoquer la vieillesse – pour témoigner du fait qu’il ne faut pas aller chercher bien loin les fondements de la morale. Et que les trouvant dans la nature, c’est-à-dire dans la vérité indépassable des êtres et des choses, nous pourrions la formuler ainsi : Chacun de nous ayant des capacités innées et acquises propres, notre liberté, mais plus encore notre devoir, est d’en user avec tempérance et sans excès, dans le respect des autres et de nous-mêmes. Rajoutons : et d’en assumer la responsabilité. Car la vie n’est qu’un trop court moment de jouissance ; et qui ne trouve précisément sa justification que dans la jouissance qu’elle rend possible à des êtres conscients. Et les concepts de droit et de liberté s’inscrivent dans ce cadre naturel déterminé par Dieu, selon les plus optimistes, ou par une forme de fatalité, si l’on veut prendre toute la mesure de ce flacon à moitié plein, mais toujours trop vide, ou bien encore, selon d’autres conceptions, par un hasard obéissant à des lois mécaniques et probablement relativistes. Et si nous pouvons revendiquer ce droit naturel, qui est aussi celui de vivre selon notre nature, nous devons aussi comprendre et accepter que les autres en usent pareillement. Tout le reste, c’est un peu de la littérature… en fait, un peu moins que cela, de la philosophie qui tourne en rond autour d’un point nodal, gordien, qu’elle cherche, un peu comme en cuisine on épluche un oignon en espérant en trouver le cœur ; ou, si l’image ne vous parle pas, comme les anciens investiguaient la matière en quête de l’insécable constituant : insécable, en grec ἄτομος [átomos], l’atome. Il faut donc, de mon point de vue, s’en tenir à la nature, ce qui n’est ni facile à conceptualiser ni si simple à faire. Mais, plus les années passent et plus j’entrevois mon retour prochain à l’humus de la nature, plus j’y vois, un peu comme Épicure ou Diogène, l’alpha et l’oméga de notre existence. Mais, formellement, on peut choisir d’exprimer cette vérité première et ultime de plusieurs manières, suivant différentes écoles philosophiques. Mais comment le dire plus simplement qu’en évoquant la liberté d’être ce que la nature et la vie nous ont fait et d’exercer ses dons dans le respect des autres ? « La liberté des uns s’arrête là ou commence celles des autres », autrement dit, un intérêt général qui ruine les libertés individuelles n’est pas moralement acceptable. Et les seuls débats démocratiques que nous devrions avoir – c’est un vœu pieux, mais vain, pour 2024 – sont d’une part celui du transhumanisme et d’autre part celui de la dérive totalitaire des systèmes bureaucratiques.

D’abord le transhumanisme, car c’est un nihilisme, ce qu’il faut bien comprendre… Car le transhumanisme est l’ultime étape d’un projet qui, après avoir réifié le monde, exploité la nature et l’homme, veut s’affranchir définitivement de la nature en concevant in vitro un transhumain non naturel. Et violer la nature en prétendant la dépasser, c’est briser le cadre moral naturel, c’est-à-dire saper les fondements de la morale. Une certaine façon de réaffirmer de manière définitive « Dieu est mort ». Et lorsque je reprends cette formulation nietzschéenne, je pense d’abord à la clarification de Spinoza « Deus sive natura ». Le nihilisme s’exprime ainsi : « Dieu, c’est-à-dire la nature, c’est mort ! », on s’en fout… Nique ta mère ! – et ton père… Dieu ou Maïa… La « morale » transhumaniste sera, non pas transhumaine, inhumaine, mais sans cadre, et surtout sans fondement, non pas comme une ile dont le socle sous-marin se détacherait du plancher océanique et qui dériverait sur le grand bleu, poussé par les courants, ballotté par le vent, mais comme tout un continent à la dérive : une morale amorale, sans valeur, ou du moins sans autres valeurs que consumériste.

L’autre question qui mériterait enfin un vrai débat est celle des libertés. Au prétexte de protéger notre vie, notre santé, notre confort, notre avenir, une autre prétendue morale « humaniste », les systèmes bureaucratiques qui gouvernent nos vies n’ont de cesse de raboter nos libertés, alors que le seul objet de la politique est de garantir les libertés individuelles et une forme de justice sociale. Les libertés individuelles forment – reprenons cette expression pour insister sur ce parallèle – l’alpha et l’oméga de la politique. Et le système qui nous gouverne, tiré par l’attelage fatal du Marché et de la Bureaucratie, peut être jugé à l’aune de ce principe. Faisons l’exercice ! Nous perdons chaque année des libertés individuelles et la justice sociale est de moins en moins garantie dans un monde où l’écart entre les riches et les pauvres ne cesse de croitre. Et notre sécurité n’est même pas assurée par des policiers équipés comme des soldats au front. Parler de faillite n’est donc pas une outrance. Pourtant la classe politique qui en assume une partie de la responsabilité n’envisage pas de dégager, elle s’accroche à ses privilèges… Et le système n’envisage pas de se réformer : aucun parti politique de La France Insoumise au RN ne propose de changer de système ; ils veulent seulement prendre le pouvoir et en jouir.

L’humanité est donc en train, sans l’avoir vraiment décidé, mais guidé par une prétendue élite de responsables de très grandes entreprises et de hauts fonctionnaires, dans une relative indifférence générale, de poursuivre sa longue marche vers des terres désertiques, un eldorado fantasmé et fatal, après avoir rompu avec tout ce qui pouvait lui servir de cadre moral, et avoir cassé la seule boussole qui pouvait encore l’aider à ne pas se perdre : la perspective de la liberté humaine. Bonne année et bonne route !

L’égalité des chances

S’il y a légitimement débat sur la hiérarchie des valeurs, j’observe aussi trop souvent leur mésusage. Mais je n’en évoquerai que deux exemples suffisant à l’étayage de ma remarque.

Si le principe d’égalité des sexes me parait philosophiquement peu convainquant – rappelons que Leibniz, peut-être ici plus logicien que philosophe, rappelle que « l’identité de qualité fait la similitude, l’identité de quantité fait l’égalité » –, il me semble aussi qu’il ne saurait justifier qu’une femme exerce le métier de pompier ou qu’un homme officie comme sage-femme. Ce qui est d’ailleurs déjà en partie réalisé, me parait être plutôt de l’ordre de la liberté de chacun d’exercer le métier de son choix. La question de la parité est par contre bien de l’ordre de l’égalité. Second exemple : certains musulmans français réclament une place culturellement égale à celle des chrétiens au prétexte de laïcité. Il me semble qu’il y a là aussi une confusion, sans doute moins courante, entre deux valeurs, la laïcité et la liberté de culte. Noël est une fête religieuse, c’est aussi une fête républicaine puisqu’elle est institutionnalisée sur son principe d’existence par le code du travail et les conventions collectives. C’est donc une fête qui, dans sa plénitude symbolique, est chrétienne depuis plus de mille ans[1], et dans sa vacance institutionnelle laïque et offerte à chacun pour qu’il en fasse ce que bon lui semble. Et chacun est donc libre de consacrer ce jour de liberté à toute pratique spirituelle, tout rite plus ou moins orgiaque ou bachique qu’il souhaite dans les limites fixées par la loi ; les Zoroastriens pouvant, comme avant le Christ, célébrer à cette date qui est celle du solstice d’hiver : « sol invictus ». De la même façon, on peut aussi s’interroger sur ce qui justifie l’inauguration d’un édifice religieux par un premier ministre d’une république laïque. Quelle valeur défend-t-il ainsi ? La liberté de culte ? Je ne vois pas bien… La laïcité ? La méthode parait surprenante… Le retrait de l’État des débats religieux passerait-il par un engagement de ce type ?

Si l’égalité, manie française, me gêne tant, c’est qu’elle est mise à toutes les sauces pour justifier un refus de la différence qualitative, nier toute singularité et, en bout de processus nivelant, réifier l’homme comme l’animal le fut. Égalité de droits, de revenus, de condition, de situation ; refus des différences culturelles, intellectuelles, sexuelles, singulières ; refus de définir l’homme dans ses deux dimensions naturelle et historique ; vanité de vouloir échapper à sa nature et à son histoire, pour devenir un archétype idéalisé. La théorie du genre s’inscrivant clairement dans cette idéologie fatale qui, sur le plan politique, toujours substitue le besoin au désir : « il sera demandé à chacun selon ses facultés et donné à chacun selon ses besoins, et l’État sera le grand médiateur de la redistribution » ; funeste programme et programme totalitaire[2].

Nous sommes tous humainement similaires et singulièrement différents. Nous possédons tous, dans la vie, des chances inégales ; mais le formuler ainsi ne me convient pas. On se comprend, bien sûr, mais plutôt que de chances, on devrait parler d’atouts, de circonstances favorables, de bonnes cartes dans son jeu. Ces « chances » sont de différentes natures et  liées à :

– ce que nous sommes (réellement et potentiellement),

– ce que nous avons (les biens que nous possédons),

– ce que nous vivons (les dynamiques dans lesquelles nous sommes engagées, l’environnement de notre naissance, puis dans lequel nous évoluons : géographique, social, culturel),

– le moment où notre histoire se construit ;

Et poser ainsi les choses équivaut à parler sur un autre registre, logique, de concaténation donnée.

Ce que nous appelons « inégalité des chances » a donc toujours des causes, puisque ces « chances » constituent elles-mêmes des causes en devenir de cause, puis d’effets ; et le constater ainsi ne préjuge que d’une situation plus ou moins favorable à la réalisation de fins jamais clairement définies, notamment sur le registre moral. Ces causes sont pour les unes naturelles, pour les autres artificielles, mais s’agissant de la nature de ces causes et de leur valeur morale, la part des choses ne peut pas toujours être faite. Je vois par exemple que, parlant des inégalités de condition, certains sociologues parlent de biens sociaux, considérant que la famille, le milieu est un capital pour qui entre dans la vie active. Ce qu’il est – rejeton d’une lignée de médecins ou de notaires, … – pouvant donc être assimiler à un avoir qu’il peut faire fructifier.

La question morale est elle-même complexe à appréhender. Chaque situation est l’effet indémêlable d’un nombre très considérable de causes. Elle n’est donc ni juste ni injuste, seulement cohérente et inévitable, au sens où elle obéit à des lois de causalité. Par contre il est possible de porter sur ces situations, non seulement un regard moral, mais aussi compatissant, et de se poser la question de ses conséquences en matière de paix sociale. Et si je me garde bien de confondre moralité et compassion, c’est pour ne pas me piéger à assimiler trop clairement la morale à un sentiment, et à devoir ouvrir et traiter une incise qui justifierait plutôt un essai qui chercherait à démontrer que la morale n’est que l’objectivation d’une émotion humaine subsumée à l’espèce homo. Et si la situation – être riche ou pauvre, fort ou débile, beau ou laid – n’est pas qualifiable sur le registre de la moralité, les processus qui ont créé cette situation peuvent l’être. Ce n’est pas d’être riche quand d’autres sont pauvres – et on ne peut être riche que si d’autres, relativement, manquent – qui est possiblement immoral, c’est de s’être enrichi au détriment d’autrui ou par de mauvais procédés. Mais je ratiocine…

L’inégalité n’est donc pas naturellement immorale, même si les rapports de domination qu’elle crée le sont toujours ; et par ailleurs il est difficile de garantir la paix sociale, de construire une société harmonieuse, de libertés qui ne soit pas une société d’égaux[3]. Et je ne crois pas à la simple égalité de droits quand on est un simple quidam ou le patron d’une société de presse – « Que vous soyez riches ou pauvres, … ». Mais pourquoi faudrait-il tout niveler, tout normer, tout corriger. La nature crée de la diversité. L’homme aplanit, détruit cette diversité. Pourquoi refuser l’autorité de la nature, vouloir toujours la corriger ?

S’agissant de la nature, mon éthique est d’ailleurs de m’en tenir à ses lois, et les corriger quand elle produit ce qu’objectivement on peut nommer accidents (les handicaps, la stérilité, les productions contrenatures, …), ou crée des situations civilement ingérables. Et s’agissant des artifices humains, des situations sociales, je privilégierai toujours les libertés individuelles et le respect des singularités – pour quelles raisons morales le système distordrait-il les trajectoires humaines pour les mieux orienter ? –, et si je dois militer pour corriger certains inégalités, ce sera toujours sur le principe de liberté et non de l’égalité, car je milite pour l’émergence d’une société parfaitement démocratique, c’est-à-dire d’individus autonomes et singuliers, solidaires, en reprenant à mon compte cette formule de Pierre Rosanvallon : « L’égalité des singularités, loin de reposer sur le projet de « mêmeté », implique au contraire que chaque individu se manifeste par ce qui lui est propre ».



[1]. On ne saurait dire depuis quand exactement les chrétiens fêtent Noël (le IIIe, IVe siècle de notre ère ?).

[2]. C’est prétendument le principe fondateur et du socialo-communisme et de l’anarchisme. Bonnes intentions mais principe dément. L’utopie, comme le pays d’Icarie, est ainsi pavée de bonnes intentions. Puis-je garder un fond socialiste ou attaché aux principes libertaires et contester ce programme dément, en contestant que nul ne puisse préjuger de mes besoins. C’est la position de Jules Guedes qui y voit un vieux cliché auquel il préfère la formule « De chacun et à chacun selon sa volonté », imaginant un avenir où « ni la production de chacun ne sera déterminée par ses forces, ni sa consommation par ses besoins ».

[3]. Je fais référence à l’excellent essai de Pierre Rosanvallon.