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Péché d’orgueil.

Aristote notait que l’homme étant un animal social et par ailleurs le seul doué de la parole pouvait se définir comme « animal politique » ; et il développe cette idée, trois siècles avant notre ère, dans un texte très connu sous le titre de « La politique »[1]. Qui peut pertinemment contester cette analyse ? Loin de ce désir, et cherchant sur un registre plus psychologique la meilleur définition possible de l’humain, ou du moins celle qui me parle le mieux, je dis, moi, que l’homme est un « animal orgueilleux ».

Évidemment, le don de la parole le distingue des autres êtres vivants, ainsi que, d’une manière induite, une conscience plus claire de lui et du monde, mais aussi l’humour, la sensibilité artistique et beaucoup d’autres choses, car décidément l’homme est singulier. Mais au-delà de tous ses attributs, son orgueil, parce qu’il en a un gros, me semble bien le caractériser. Et j’aime cette formule car elle hiérarchise les créations de la nature, classant l’homme à part, mais sans créer une hiérarchie morale si claire, car tout chez l’homme est ambiguë. L’homme ne peut être comparé à nul autre animal. Il fait la guerre et tue ses congénères sans réelle nécessité, abuse de sa force pour le simple plaisir d’en jouir, est capable de raser une cité, de supprimer un peuple, une race, par simple idéologie.

L’orgueil est le péché originel de l’humanité.  L’herméneutique judéo-chrétienne nous le signifie assez clairement. Regardons du côté de la Genèse. Adam et celle qui fut tirée de sa côte pour vivre à ses côtés, vivaient en paradis, c’est-à-dire en innocence, car l’éden[2]est par définition le lieu où le péché n’existe pas. Cette utopie n’est pas seulement une ou-topos métaphysique, une utopia, c’est aussi une uculpa. Le premier couple n’était donc pas, dans cet état édénique de leur enfance, un couple d’êtres humains, mais d’animaux, car comme eux, il ignorait les questions morales, et vivait donc dans un monde sensible et phénoménale, un monde de la connaissance sans vraiment de conscience. Si l’animal n’est pas « politique », c’est que la question morale ne l’affecte pas. Il tue pour se nourrir ou pour défendre ses petits, et si le chat torture la souris, il le fait par jeux mais sans aucune méchanceté. J’imagine bien qu’Eve fît de même avec son homme, sans méchanceté, lui disant que ce soir : « non, pas ce soir, j’ai la migraine … ». Le serpent qui symbolise ici la sagesse[3], et mal lui en prit, initiât le couple à la dialectique, et les ouvrit aux questions morales : il leur fit gouter le fruit « de l’arbre de la connaissance du bien et du mal ». Ils en mangèrent et « prirent conscience qu’ils étaient nus ». Par la sagesse, c’est-à-dire aussi par la ruse, ils accédèrent à ce que je nomme, paraphrasant Schopenhauer « le monde comme conscience du monde » –  « Leurs yeux à tous les deux s’ouvrirent », et ils découvrirent la faute et le remord. Ils devinrent homme et femme, et cessèrent d’être bêtes. Ils en goutèrent et virent qu’ils étaient nus. En effet l’homme est le seul animal à s’habiller, et la femme à suivre la mode. Et de ce changement de statut ontologique, ils en connurent un orgueil proprement humain – l’orgueil sans doute de pouvoir être jugés et de pouvoir juger (les animaux ne comparaitront pas lors du jugement dernier). Ce que le texte testamentaire ne dit pas, c’est que le premier couple cessa de manger, en toute innocence, ses enfants, et que ce fut le début de la prolifération gangréneuse de notre espèce sur notre planète. Car si nous devons honorer nos ancêtres ce sont moins Adam et Eve qui doivent l’être car ils furent d’abord des animaux que leurs enfants qui ne furent tout au long de leur vie de douleur que des hommes et des femmes, et qui commirent l’adultère et le meurtre, et connurent le remord et la mort.



[1]. « Toute cité est naturelle puisque les communautés antérieures [la famille, le village, les premières cités et les tribus soumises à un roi] dont elle procède le sont aussi.[…] Il est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé soit un être surhumain […].

[2]. Éden veut dire délice en Hébreux, et c’est vrai que vivre en ignorant la faute, c‘est-à-dire faire tout ce que l’on souhaite et peut faire sans le payer du remord, doit être un vrai délice.

[3]. Dans l’astrologie chinoise, le Serpent est symboliquement associé à la sagesse, la culture, la réflexion, la créativité, la connaissance de soi…

Profession d’optimisme politique.

Même si bloguer peut s’apparenter à un prêche dans le désert, je persiste avec conscience et constance à défendre des convictions qui induisent une posture politique singulière mais sincère que j’essaie, au fil de mes propos hebdomadaires, d’expliquer ; car ces convictions qui tiennent à mon histoire personnelle, mais aussi à mes intuitions métaphysiques et à ma conformation psychologique, me marquent aussi loin de la sociale démocratie – partout au pouvoir en Europe de l’Ouest, et représentée en France par le PSUMP – que des fronts totalitaires qui occupent l’espace contestataire médiatisé. Car ici, droite et gauche ne sont que deux faces de deux médailles, celle de la sociale démocratie et celle du national populisme. Et pourtant, je revendique une vision sociale et humaniste, défends la démocratie de manière radicale, le populisme s’il est assimilable au choix du peuple contre les élites, et l’idée de nation qui semble toujours d’actualité. Et j’ai pris le parti inconfortable d’aborder ces sujets avec les outils de la philosophie, et en rendant hommage à quelques maîtres à penser : La Boétie, Montaigne, Nietzsche, Arendt, Fromm, mais aussi Edgar Morin ou Raoul Vaneigem, et bien d’autres encore. Que dire d’autre en guise de justification ? Qu’une hyper sensibilité aux questions morales, à la laïcité, à la liberté, me conduit plus souvent qu’il n’est raisonnable à sombrer dans l’outrance dont j’aime les vertus pédagogiques dans une société bloquée où il devient mal céans de penser par soi-même, et fautif d’exprimer une pensée hétérodoxe ou décalée. C’est ainsi, par exemple, que je fais le choix de ne pas voter, car c’est, de mon point de vue, le choix le plus judicieux pour qui milite quotidiennement pour la démocratie. Et je suis prêt à utiliser toutes les formes d’expression pour défendre et promouvoir mes positions : l’essai, le manifeste, la diatribe ou l’apologie, la chronique, la prophétie. Et aujourd’hui, m’inspirant du grand Nietzsche penseur de la singularité radicale, c’est avec la voix de Zarathoustra que j’aimerais partager mon utopie, évoquer un New-Age que Fromm appelait de ses vœux sous la forme d’un nouvel humanisme.

Et ma prophétie est celle de l’émergence en politique de la société civile, d’une part, et celle d’une conscience politique populaire d’autre part. Hannah Arendt écrivait dans les années 60[1] que « la masse ne peut avoir d’opinions, elle n’a que des humeurs. Il n’y a donc pas d’opinion publique ». Je prophétise que demain la masse aura une conscience politique et cessera de se faire manipuler par des médias qui ne sont que des promoteurs, des manipulateurs et des metteurs en scène de l’émotion populaire, de ses humeurs. Et ce temps nouveau sera celui d’une démocratie populaire – pardon pour le pléonasme ; et si la formule renvoie trop à une terminologie datée et usée par une certaine gauche, je pourrais parler d’une démocratie généralisée qui ne sera ni représentative, ni simplement participative. Disons-le plus simplement en citant la formule de Lincoln, reprise sans grands complexes en préambule de notre constitution : « le gouvernement du peuple par le peuple, pour le peuple ». Et précisons un point de vocabulaire essentiel : le peuple ne peut se réduire aux masses populaires, n’en déplaise à M. Mélanchon. « Le peuple, c’est les gens », madame Michue comme madame Bettencourt. Et restons optimiste, ou campons sur une utopie assumée : ce retournement révolutionnaire de l’histoire adviendra sans révolution, sans têtes coupés, sans règlements de comptes, sans drapeaux, sans idéologies, sans leader maximo, sans père de la révolution (ou du peuple à nouveau rassemblé) ; et ce sera, non pas la fin de l’Histoire, mais celle d’une histoire, et le début d’une autre.

Partout le système craque, se fissure et sa ruine est inéluctable ; et toute tentative de le sauver, quitte à le réformer, est vaine.

 Notre système économique est à bout de souffle, car il a été bâti sur un modèle aujourd’hui caduc, construit sur un équilibre brisé, et qui a trouvé ses limites indépassables. Il était basé sur la constante croissance quantitative du flux de production/vente/consommation/destruction de biens de consommations – nos armoires, nos garages, nos décharges en sont pleins ; et cette dynamique que les économistes appellent croissance, fonctionnait sur les deux valeurs bourgeoises par excellence, qui ne sont en fait que des contrevaleurs morales et qui ont fini parfois par se confondre : l’argent et le travail.  Je ne reconnais d’ailleurs aucune de ces deux valeurs. La croissance a conduit à une production/consommation de plus en plus abondante qui permettait d’offrir aux consommateurs de plus en plus de biens de confort ou de luxe à faible coût, et à ces mêmes consommateurs du travail ; car il fallait bien une main d’œuvre pour les produire, elle aussi de moindre coût, mais aussi des consommateurs solvables, donc salariés. Cela ne marche plus, et cette machine infernale s’est fracassée sur au moins trois écueils : cette dynamique qui a sorti beaucoup de gens de la misère et que certains continuent à considérer comme vertueuse, épuise les ressources et bousille la planète. Par ailleurs nous produisons de plus en plus mais avec de moins en moins de travailleurs, obligeant les états à s’endetter pour compenser le manque de ressources de consommateurs sans revenus de leur travail, mais pourtant nécessaires pour écouler les stocks et tirer le marché (politique keynésienne). Enfin, un certain nombre de citoyens commencent à comprendre que le travail est une aliénation et  aspirent à autre chose. Et je complèterai ce dernier point par deux ou trois remarques. En premier lieu, quand j’entends des chômeurs réclamer du travail, je me demande si c’est vraiment ce qu’ils demandent, ou s’ils ne demandent pas plutôt des revenus garantis, une reconnaissance sociétale et la possibilité de se réaliser – gravir tous les paliers de la pyramide de Maslow, et si possible au pas de course pour la génération Y. En second lieu, je renvoie aux analyses d’Hannah Arendt (Condition de l’homme moderne) et à sa distinction du travail et de l’œuvre. Enfin, je remarque un piège d’une perversité diabolique : le travail salarié est une aliénation, et les gens, pour survivre, en sont, non seulement à souhaiter que perdure cette aliénation, mais à construire, en tant que consommateurs addictes, les conditions mêmes de leur aliénation comme travailleurs.

Parallèlement, notre système politique ne fonctionne plus : notre démocratie représentative a cessé d’être démocratique pour devenir oligarchique à partir du moment où les politiques sont devenus des professionnels de la politique et où les députés ont cessé d’être les représentants de leurs électeurs pour devenir les mandataires de leur parti.

Il nous faut donc tourner la page pour que le monde que je prophétise – avec quelques imprudences assumées – garde une chance d’advenir avant la fin des temps. Beaucoup de signes nous encouragent à rêver. La prise de conscience écologique ; le mouvement apolitique des indignés qui se propage à son rythme partout en occident, celui des veilleurs ou des sentinelles ; l’usage des moyens de communication dans le cadre des réseaux sociaux ; les révolutions arabes ; l’émergence d’une classe moyenne et d’une société civile en Russie ou en Chine ; le développement de l’économie participative (crowdfunding,…) ; la désaffection des citoyens pour le spectacle politique … On peut donc rêver – et c’est un devoir éthique – à cette utopie d’un monde plus raisonnable, plus vertueux, pus démocratique, un monde ou modernité serait synonyme de progrès et non de regrès, un monde plus humain. Il nous faudra sans doute, pour y arriver, déplacer des montagnes ; personne ne sait comment, et chacun s’en effraye. On prétend que Confucius que l’on appelle à la cause chaque fois que l’on manque d’arguments disait que si l’on veut déplacer des montagnes, il faut commencer par les petites pierres. Edgar Morin dit exactement la même chose quand il écrit qu’il faut commencer partout et probablement par de petites choses[2]. Michel Serres est sur la même ligne quand il dit que quand les choses deviennent trop compliquées, il faut changer de paradigme[3]. Prenons un seul exemple, celui de la démographie.

Tous les pays d’Europe mènent des politiques natalistes. Je pense que c’est une bêtise, mais que personne (même pas les écologistes) ne veut remettre en cause une fausse bonne idée – une idée au-demeurant très chrétienne, comme le principe d’égalité, ou la laïcité –, et se contente de faire comme son voisin. Avons-nous toujours besoin de produire de la chair à canon, ou à baïonnette ? Je sais bien que Napoléon n’aurait pu mener ses campagnes victorieuses sans la Grande Armée, qui était alors la plus importante d’Europe (elle atteignit plus d’un million hommes), et que cela a été rendu possible par la durée de conscription, mais surtout par la démographie de la nation. Je sais que si la défaite de 1870 a été un traumatisme pour la France[4], elle a permis, comme victoire allemande, la naissance du Reich et que nous sommes entrés alors dans une course démographique avec l’Allemagne. Je sais qu’après-guerre, la massification de l’économie a justifié une immigration irresponsable et non maitrisée. La population française était restée relativement stable dans la première moitié du XXe siècle et a augmenté de 50 % dans la seconde[5]. Cette course aux bébés a-t-elle encore un sens ? Je sais que la démographie est une arme politique : Boumediene déclarait en 1974 à la tribune de l’ONU « que les ventres des femmes musulmanes remplaceront les fusils et les canons pour conquérir l’Europe »[6]. Aujourd’hui, on prétend que la richesse d’un pays (son PIB) croîtrait avec sa population, ce qui ne tient pas. Par contre, ses besoins sont bien proportionnels au nombre d’habitants qui se partagent ses richesses et ses revenus et qui profitent de ses services et de ses infrastructures. On nous explique aussi que les actifs payent les retraites des inactifs, et qu’il faut donc maintenir un équilibre, faute de voir notre système de répartition faillir. Est-on sûr que lorsqu’un enfant nait, c’est un futur actif (et non pas un futur chômeur) et qu’il produira plus de richesse qu’il n’en consommera ? Et si le système ne fonctionne plus, faute d’équilibre, ne faut-il pas en changer ? Changeons de paradigme – de système –, asseyons le financement des retraites sur d’autres ressources, et le problème posé différemment, se résoudra différemment. Où veut-on aller pour le bien des citoyens et de la planète ? : une population française de 70, 100 ou 200 millions ? ; une population planétaire de 7[7], 10, 20 ou 100 milliards ? Quelle place souhaitons-nous réserver à la nature, à sa flore et à sa faune ? Quelle population de chevaux, de chevreuils, de renards, de chouettes et de cafards souhaitons-nous conserver sur notre sol ?

Concluons pour aujourd’hui. Nos systèmes politique et économique sont à bout de souffle, et ne sont plus réformables. Il faut reconstruire, mais reconstruire morceau par morceau, pierre à pierre, sans imaginer qu’un « grand soir » soit la meilleure garantie de « lendemains qui chantent ». Il faut donc reconstruire, radicalement, mais avec modestie et humilité, c’est-à-dire sans dogmes. Faut-il changer les hommes pour changer le monde, ou changer le monde pour que changent les hommes ? Tout à la fois et progressivement…  Il n’y a aucune solution de court terme ; la crise ne va pas s’arrêter l’année prochaine, mais ne pas engager de changements au prétexte que cela ne règlera rien dans l’immédiat serait irresponsable vis-à-vis des générations futures. Il faut travailler local ET global, travailler pour le court terme ET pour le moyen terme ET aussi pour le long terme. Il faut être ambitieux ET humble, prendre des risques ET rester prudent, accepter des sacrifices ET se battre pour conserver notre confort. En d’autres termes, en sortir par le haut ; et imaginer que l’on puisse sortir de la crise sans refonder notre système économique, ou prétendre changer le système économique sans toucher à la technostructure, et sans refonder le politique est une dangereuse illusion, ou un mensonge fautif, pour ne pas dire criminel – car certains en meurent, affamés sur la terre de leur ancêtres, enfermés dans leurs ghettos, ou noyés lors d’hasardeuses migrations.

Deux questions se posent alors : comment pousser le système dans ses limites pour provoquer un déclic sans casser la machine, sans mettre le pays à feu et à sang, sans perdre nos acquis les plus essentiels, sans laisser des organisations totalitaires, de droite ou de gauche, prendre le pouvoir, et normaliser la situation ? Sur quelles bases politiques reconstruire un nouveau contrat social ?

Les citoyens, et plus largement l’ensemble des membres de la société civile doivent multiplier les actions, donner de la voix, occuper la sphère publique, s’organiser via internet et les réseaux sociaux pour redonner vie au dialogue social, sans compromission avec un système qui a failli. Il faut par ailleurs revenir à l’essentiel : redéfinir des valeurs nationales – la liberté individuelle et l’égalité de droit redevenant l’alpha et l’oméga de toute politique – quitte à s’inscrire en faux contre celles du passé (l’équité remplaçant l‘égalité de situation ; la reconnaissance et le respect des singularités individuelles se substituant à l’uniformité du troupeau ; la solidarité remplaçant l’assistance ; la laïcité s’opposant aux reconnaissances communautaires ; l’autorité de l’Etat reconstruite se substituant à son autoritarisme …). L’urgence est une reconstruction morale, qui doit aussi se garder d’une certaine éthique jacobine. J’en donnerai pour l’exemple cette citation de Robespierre qui n’est pas sans me poser problème : « Or, quel est le principe fondamental du gouvernement démocratique ou populaire, c’est-à-dire le ressort essentiel qui le soutient et qui le fait mouvoir ? C’est la vertu ; je parle de la vertu publique qui opéra tant de prodiges dans la Grèce et dans Rome, et qui doit en produire de bien plus étonnants dans la France républicaine; de cette vertu qui n’est autre chose que l’amour de la patrie et de ses lois ».[8]

Pour le détail des choses, tout est sur la table, et je crois que le problème n’est pas là – et il faudrait considérablement rallonger cette chronique déjà trop longue pour donner des pistes. Il est urgent de renverser les obstacles, et d’expérimenter autre chose.



[1]. Dans On revolution.

[2]. Par exemple dans Où va le monde, où il écrit : « La révolution ne dépend plus d’un opérateur principal (le parti, le prolétariat), d’une action principale (la prise de pouvoir), d’un noyau social principal (les moyens de production) ; elle nécessite une multiplicité de changements/transformations/révolutions à la fois autonomes et indépendantes dans tous les domaines (y compris nécessairement celui de la pensée).

 

[3]. Dans Petites poucettes.

[4]. Armée française mal préparée, mal équipée, mal commandée moins nombreuse.

[5]. Augmentation de 20 % entre 1900 et 1950 (évidemment, il y  a eu la saignée de 14/19), et 43 % entre 1950 et 2000, soit globalement 70 % entre 1900 et 2010.

[6]. Cité par le journaliste anglais Christopher Caldwell, et largement diffusé sur le net. Je n’ai pas vérifié l’authenticité de la citation, mais je pense qu’elle l’est.

[7]. J’ai lu sur le net que la population mondiale était de 7 168 267 142 personnes ce mercredi 23 octobre 2013 à 21 h 35 min (heure du pole Nord). Est-on sûr de n’avoir oublié personne ?

[8]. Discours à la Convention du 18 floréal An II.

Tropisme moralisateur et liberticide.

Les organisations humaines (entreprises, collectivités, états), subissent des pressions règlementaires de plus en plus fortes, irrésistibles, qui ont pour objet, non seulement de réguler les échanges et les relations, mais aussi de les moraliser, et cette tendance moralisatrice, dont on aurait pu croire qu’elle n’était qu’un marqueur des social-démocraties occidentales, gagne partout du terrain. A tel point que, tournant le dos à une forme de pragmatisme ou de realpolitik, le primat semble devoir être donné à la moralité, même si les peuples n’en tirent aucun profit effectif, ou si la vertu affichée recouvre de vieilles hypocrisies drapées pour la circonstance dans des principes sacralisés. Ainsi, on préfèrera punir, voire humilier un homme qui gagne « trop » d’argent, quitte à le faire fuir sous des cieux fiscalement plus cléments, plutôt que de valoriser son talent, même s’il crée de la richesse et contribue ainsi, positivement, à l’économie de la nation. Le principe d’égalité des conditions – que je ne confonds pas avec l’égalité des droits[1] – conduisant à un nivèlement qualitatif et à une médiocratie généralisée. On connait, pour se l’être fait servi trop souvent et à bien des sauces, cet oracle sentencieux de Malraux qui annonçait que le prochain siècle (le nôtre) serait religieux ou ne serait pas. Il est vrai qu’il aurait démenti l’avoir dit, bien que certains témoins l’aient pourtant entendu de sa bouche[2]. Je crois, en effet, que nous assistons bien en ce début de siècle, non seulement à un retour du religieux, mais plus encore à une dictature de la morale ; morale que je pourrais qualifier de moraline si je n’avais pas trop souvent abusé de cette formule nietzschéenne, et qui n’est qu’une morale chrétienne, digérée par le marché[3], et servie par notre technobureaucratie[4]. Et je pense par exemple au concept plus ou moins normé de RSE ou CSR (Corporate Social Responsibility) que l’on demande aux entreprises de mettre en œuvre, en leur rappelant le caractère volontaire de cette démarche.

Et si je m’inquiète de ces évolutions normatives, en accueillant bien évidemment de manière positive l’idée qu’une organisation puisse se déclarer prête à assumer une responsabilité sociétale globale, sur les plans économique, environnemental et social, c’est que je vois bien que ces pressions de la sphère politique, et plus largement de la société, conduiront par le media de recommandations, de guidelines, de directives, à ce que ce type de démarche « volontaire », devienne vite une contrainte incontournable qui éloignera un peu plus les organisations concernées et leurs managers, comme d’ailleurs leurs salariés, de la morale. Car la norme et la loi tuent la morale, et ne font pas d’un individu ou d’une organisation un être moral (mais un être asservi à un dogme, à une orthodoxie civile). Mais qu’appelle-t-on un être moral ? Difficile de le définir… Toute axiologie n’est-elle pas discutable, aporétique dans ses développements ?

Chacun sait que la morale est une échelle de valeur. Mais encore ? Peut-on définir la morale sans recourir au concept de valeur, et comment définir une valeur sans référence à la morale ? Ou encore, sans clarifier préalablement tous ces concepts associés : le bien, la vérité, le bon ou le beau.

La morale est donc l’échelle de valeur sur laquelle on évaluerait[5] un acte, une pratique, une intention déterminante, et par extension la personne physique ou morale – personne morale pouvant être immorale, comme un pétrolier qui vidangerait ses cuves en pleine mer – qui la produirait, et cette évaluation consisterait à qualifier le degré de proximité ou de sympathie, d’éloignement de deux pôles d’exemplarité opposés. Pour les uns, le bien et le mal, pour d’autres le beau et le laid ; pour d’autres encore le juste et l’injuste, le bon ou le mauvais, le vrai et le faux, mais pour tous, et subjectivement, transcendants. Mais ces concepts (le bien, le beau, …) sont-ils simplement objectivables ? Et où trouver une méthode sûre pour reconnaitre cette autorité supérieure ?

Avant le développement planétaire des grands monothéismes, les penseurs sophistes considéraient que « l’homme est la  mesure de toutes choses »[6] ; Prolongeant cette idée, d’autres écoles philosophiques antiques ont considéré que l’homme a une connaissance apriorique, spontanée et directe de ces notions morales (innée selon les uns, sensible selon les autres – Chrysippe et les stoïciens) ; ou une connaissance raisonnée pour Epicure qui, lui, s’en tenait au bon et au mauvais pour soi ; raisonnable pour d’autres, plus tardivement, mais sous forme de la « droite raison » ou du « bon sens » conçu comme une méthode, « cartésienne ». Rousseau, sans s’éloigner de la nature, cherche la référence morale dans sa conscience, considérant que « le meilleur de tous les casuistes est la conscience ». Les théistes s’en tiennent, soit sous la forme de la révélation soit sous celle de l’imprécation, à l’autorité de l’écriture sensée faire écho, par la prophétie, à la parole divine. Spinoza, pour qui Dieu est la nature  « Deus sive natura », confond la morale et l’harmonie de la nature, mais Nietzsche considère aussi « qu’est vice tout espèce de contre-nature ». Restons-en là sur notre incapacité à objectiver la morale, autrement que sous la forme d’une moraline de convention qui correspond à un ensemble de préjugés ; et feignons de croire à ces présupposés de connaissance et d’existence – les sophistes pour qui l’inceste ou la pédophilie ne posaient aucun problème moral, parlaient de prénotions. Admettons aussi, contre toute vraisemblance, que dans un pays laïc comme prétend l’être la France, la morale ne serait pas chrétienne, mais républicaine – je ne sais pas ce que ça veut dire – et reposons cette question : Quand le système technobureaucratique qui gère nos vie, la réduit à une survie qu’elle organise – pour le dire en rendant hommage aux thèses de Raoul Vaneigem – nous invite, avec forces recommandations, à mettre en œuvre une stratégie pour défendre une éthique que ce système politique ne pourra reconnaitre comme telle que si c’est celle du marché, fait-il progresser la qualité morale des citoyens et des organisations concernées ?  Inciter aujourd’hui si fortement, et imposer demain aux entreprises une démarche de prise en compte de la RSE peut-elle moraliser le Marché ?

Non seulement je ne le crois pas, mais je suis convaincu du contraire, car, rappelons-le, le droit tue la morale. On pourrait l’illustrer de mille manières. Donner, par exemple, est un acte d’autant plus moral qu’il ne se confond pas avec le troc : pour le dire simplement, « celui qui considère le don comme un investissement est encore loin de l’amour ». Faire preuve de compassion ou acte de charité, le pistolet sur la tempe ou l’épée dans les reins, ou parce que c’est une obligation règlementaire ou une injonction de la morale cesse d’être un acte moral. Le droit, l’obligation plus ou moins contraignante, ôtent la possibilité d’un acte spontané, authentiquement moral, et tue la morale pour lui substituer une éthique qui n’est pas celle de la personne physique ou morale, « contrainte » de faire le bien, mais de l’organisation ou de la société qui l’aliène en l’enjoignant de faire bien et d’apporter ainsi au groupe les preuves de sa moralité, donc de sa soumission à la technostructure, par définition bienpensante. Il y a quelque chose de religieux dans cette économie de la morale,  et qui me glace.

Poussons le paradoxe au bout de sa logique, comme on tend une corde à la rupture. Si la vertu est induite par la peur du gendarme, par le regard des autres ou de celui, si lourd, de Dieu, ou encore par le dessin de sauver son âme, ou même de satisfaire sa conscience – Erich Fromm, écrit dans « La peur de la liberté », « La « conscience » est une esclavagiste, mise entre les mains de l’homme par l’homme lui-même ». Elle le pousse à agir selon les souhaits et les buts qu’il croit être les siens, alors qu’ils sont en fait l’intériorisation des revendications sociales extérieures. »–, je ne pense pas qu’il s’agisse de vertu. Si l’homme est contraint par la loi, celle de sa cité ou de son dieu – et ce fût souvent la même, à tel point que toute une école de pensée continue à croire que si ce n’est pas le cas, le système politique en est considérablement fragilisé –, il ne lui est pas possible ou permis de développer une éthique personnelle et d’être vertueux.

Impossibilité d’être vertueux, et de se construire libre et moral, sauf évidemment à définir la vertu comme la simple conformité à une morale en usage, contingente et  circonstancielle, (la charia, par exemple)… Mais j’entends bien que faute de lois, certains hommes (peut-être la majorité) sombreraient dans la violence plus facilement qu’ils n’accèderaient à la vertu, et j’entends ce reproche d’irénisme que l’on peut me faire. Alors, renonçons à la morale et que la chose soit dite – ou du moins cesse d’être faussement débattue et conceptuellement biaisée.

Imposons à l’homme de faire le bien, et nous lui ôtons la possibilité d’être vertueux. S’agissant du RSE, de même que l’Evangile dit que chaque fois que notre main droite donne, il faut que la gauche l’ignore, je rêve d’un monde où les chefs d’entreprises seraient suffisamment vertueux pour vivre suivant une éthique exigeante, quitte à contredire la loi, sans faire jamais état de la moindre stratégie de RSE. Et puis, s’il faut s’engager dans le RSE, pourquoi les collectivités territoriales, l’état, ne montrent-ils pas l’exemple en développant une démarche de RSE que les citoyens pourraient confronter à quelques réalités de terrain ?



[1]. Hannah Arendt, comparant dans « On revolution », les révolutions française et américaine, pointe, dans notre pays, ce glissement de l’égalité de droit vers l’égalité de condition.

[2]. André Frossard l’a affirmé, au moins sous la forme « Le XXIe siècle sera mystique ou ne sera pas ».

[3]. Voir les analyses et thèses de Raoul Vaneigem, par exemple dans la première partie de son livre « le mouvement du libre esprit »

[4]. Pour emprunter cette formule à Edgar Morin.

[5]. Le caractère tautologique de la formule « évaluer sur une échelle de valeur » ne m’a pas échappé.

[6]. La formule est de Protagoras.