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Réflexions sur le trottoir.

S’il y a sujet de nature philosophique, c’est bien celui débattu cette fin de semaine à l’Assemblée Nationale : je veux parler de la prostitution. Mais ne peut-on considérer que tout sujet est saisissable, avec quelque intérêt, par la philosophie. Nos députés vont donc devoir s’exprimer sur une proposition de loi « renforçant la lutte contre le système prostitutionnel » et qui prévoit notamment d’en pénaliser les clients. Il s’agirait donc, si l’on comprend bien la démarche du gouvernement, de combattre indirectement le proxénétisme et de protéger les prostituées ; et comment ne pas souscrire à l’objectif : combattre le crime, en protéger les victimes. Mais pénaliser le client est-il efficace ? Personnellement, j’en doute. Faut-il interdire la prostitution ? Je défends la position inverse. Et comment comprendre la logique de tout cela ? Je la cherche et ne la trouve pas. Je ne me retrouve donc en rien dans les gesticulations d’un gouvernement aux abois. Mais avant d’en débattre, au moins d’exposer une opinion, et retenant les leçons nietzschéennes, j’avoue ne pas douter, qu’une fois de plus, ce soient les forces réactives qui l’emportent – celles qui combattent la prostitution – et qu’une forme de médiocrité, ce que Nietzsche appelait l’esprit des esclaves, s’impose et se rende maître de notre idéologie.

Bien que dénonçant le proxénétisme comme expression extrême et caricaturale de l’exploitation commerciale de l’homme par le système marchant, je me refuse à condamner la prostitution comme travail humain, ou l’usage que ses clients en font comme jouissance d’un produit de consommation. Mais prenons les choses dans l’ordre et tentons d’argumenter.

Je condamne la société du spectacle[1], une société de consommation qui exploite l’homme en l’obligeant à vendre son corps et à réaliser un travail forcé, mécanisé, pour produire des biens qui seront vendus sur le marché, et qui permettront à d’autres de générer un profit dont le producteur de base n’aura que la portion congrue. Je condamne donc ce système qui nous vole nos vies en nous condamnant à la survie, à une vie séparée de soi, cette castration de la vie qui fait l’homme étranger à lui-même. Mais, épousant ici les thèses de Raoul Vaneigem, sans doute est-il plus simple de le citer, parlant de l’exploitation de l’homme et de la nature : « L’exploitation de l’homme par l’homme et l’exploitation inhumaine de la nature sont une seule et même pratique. Le système marchand traite la nature comme un esclave, taillable et corvéable, dès l’instant qu’il réduit la richesse de l’homme vivant à la pauvreté du producteur au travail ».

Pour survivre dans ce système qu’il n’a ni construit ni choisi, l’homme et la femme sont contraints d’aliéner leur corps pour produire des biens commercialisables et générer des profits d’échange. Ils sont donc condamnés aux travaux forcés, forcés par la nécessité de survivre dans un système où tout est marchandisé. Et si l’on peut distinguer la vente de sa force de travail, de son intelligence, de son corps, de ses organes, on peut se demander ce qui fonde ces différences, du point de vue de l’exploitant, du producteur et du consommateur ; et voyant bien qu’il s’agit toujours de vendre sa vie (pour survivre), un peu, beaucoup, à la folie, ce qui pourrait rendre l’exploitation du travail humain inacceptable. Considérant l’exploitant, je reconnais que le passage du troc à l’exploitation, c’est-à-dire l’émergence du capitalisme qui correspond à l’intervention d’un tiers exploitant « médiatant » la relation directe entre producteur et consommateur, et plus tard l’intervention d’un quatrième, le banquier, est une mutation fondamentale, structurante, qui a permis des gains de productivité considérables, donc une production massive de biens entrainant une amélioration relative mais objective du confort des hommes. Mais cette modernité, mi progrès mi regrès, s’est payée sur le registre de l’éthique par une aliénation grandissante des hommes et un massacre de notre environnement. Et il me semble très souhaitable que l’on limite l’exploitation de l’homme, c’est-à-dire son aliénation, en interdisant le proxénétisme, la vente d’organes, le travail des enfants, etc., ou en limitant le temps de travail.

Considérons le client. C’est un acteur passif, pris en otage par le système marchand qui exacerbe ses désirs de jouir, et dont l’acte d’achat est conditionné par la publicité. On ne peut lui reprocher d’acheter des biens qui lui sont proposés par le marché quand, dans le même temps, les banques le poussent à s’endetter et que le politique lui explique que consommer, c’est-à-dire nourrir le Léviathan, est un devoir républicain, à l’heure où il faut absolument sauver le système en faillite. On ne peut donc le condamner comme consommateur, sauf à avoir, en toute connaissance de cause, acheté des biens mis sur le marché de manière illicite : biens de contrebande, ou de contrefaçons, produits interdits à la production ou à la vente. Et je m’étonne de cette bizarrerie du droit, qui sans interdire la prostitution, la pénaliserait. Il me semble que c’est une construction juridique totalement inédite. La commercialisation d’un service serait légale, mais sa consommation prohibée ! C’est sans précédent, et si l’on ne peut faire le rapprochement comme je l’ai entendu avec l’alcool ou le tabac au prétexte qu’ils sont fortement taxés, c’est qu’on ne peut confondre une taxe et une amende.

Quant est-il du producteur ? Chacun essaie de gagner sa vie pour nourrir, chausser et habiller ses enfants : le plombier comme l’instituteur, le tueur à gage comme la prostituée. Chacun doit être autorisé à se « mettre à son compte » pour produire ce qui peut le faire vivre. A condition que le produit soit licite, et que son mode de production le soit aussi : une voiture, un film, une bombe, une passe dans le bois de Boulogne. Défendant les libertés individuelles, donc la liberté de produire, je m’interroge sur les raisons justifiant l’interdiction de certains produits, ou l’encadrement stricte de leur production. Et je vois bien quelques interdits défendables : bousiller la planète (extraire par exemple du pétrole en antarctique),  nuire à la santé d’innocents par des produits nocifs et dangereux (produits amiantés, armes de guerre). Si je considère la prostitution comme produit de consommation, et après avoir considéré que limiter l’exploitation de l’homme – en l’occurrence le proxénétisme – me paraissait souhaitable sur le plan éthique, je ne vois pas, en quoi le produit serait dangereux. Et s’il l’était, étant tarifé, cesserait-il de l’être, échangé gratuitement, et faut-il alors renoncer à l’acte sexuel domestique ?

Terminons en regardant de près les arguments mis sur la table par les promoteurs de l’interdiction de la prostitution. J’en ai compté cinq, ou les ai regroupés en autant de problématiques.

–          La prostitution peut être assimilée à l’esclavage et se réduit souvent à la traite des êtres humains ;

–          La prostitution finance le crime, et le terrorisme (comme la drogue) ;

–          Les prostitués (homme et femmes) ont des conditions de travail inadmissibles ;

–          Le corps n’est pas marchandisable ;

–          La prostitution n’est pas morale : c’est une atteinte à l’intégrité des femmes et des hommes, à leur dignité. Ils et elles sont traités comme des animaux.

Premier argument, l’esclavage : C’est un crime. Mais même si certaines prostituées sont des esclaves au sens juridique du terme, il me semble que les deux notions ne se recouvrent pas. Je ne défends pas l’esclavage et je m’interroge sur la volonté de nos gouvernements à agir dans ce domaine. Mais faut-il interdire le travail, au prétexte que certains travailleurs sont des esclaves ?

Second argument, le financement du crime : c’est bien le proxénétisme qui est ici mise en question, et non la ménagère qui se vend pour boucler ses fins de mois, ou l’étudiante pour financer ses études ; c’est-à-dire l’exploitation « industrielle » du corps des prostitués. Le proxénétisme est interdit et soumis à de très lourdes peines. Mais il n’existe en France aucune volonté de s’attaquer au proxénétisme, et cette loi ne changera rien.

Troisième argument, la précarité : c’est le problème très général des conditions de travail. A-t-on déjà interdit une profession, au prétexte de conditions de travail déplorables. Ce sujet pourrait être évoqué par les syndicats dans le cadre des réflexions sur la pénibilité du travail, et sans doute faut-il mettre plus de moyens à suivre et à aider les prostituées.

Quatrième argument, la vente des corps : il ne s’agit évidemment pas de vendre son corps. Il s’agit de monnayer une relation, une attention, des gestes, et ce qui choque ici, ce serait le coté épidermique de la chose. Et l’on voit bien que l’on touche là à un tabou et que ce tabou est chrétien.

Dernier argument, moral : J’entends bien que la prostitution ne serait pas morale, mais si j’avais plus de temps ici, je développerais l’idée que c’est le travail qui ne l’est pas ; c’est-à-dire l’obligation de prostituer sa vie pour gagner son pain, ou pour mettre de l’essence dans la Mercedes, et je conteste qu’il soit plus vil de vendre son cul que de vendre son esprit, mais chacun juge de la valeur des choses à l’aune de sa sensibilité.

Tout cela pour dire quoi ?

Que le fond du problème est notre difficulté ou simplement notre choix de ne pas sortir d’une moraline chrétienne. Pour l’église de Rome, comme pour l’Islam, le corps de la femme est le temple du diable et la relation sexuelle est entachée par le péché, car je ne vois, en la matière, que deux visions faussées. Et les deux consistant à surfaire ou la beauté ou la laideur de l’amour physique. Dans la première option, on considèrerait que l’amour est sacré et doit échapper au commerce ; et je peux comprendre que l’amour soit du domaine du don, et ne puisse faire l’objet d’un troc. Mais il ne s’agit pas là d’amour mais de relations sexuelles. Agapè n’est nulle part dans cet acte, pas plus que Filia ; de l’Eros sans doute, mais surtout Porneia. Marc Aurèle n’y voyait que le « frottement de deux épidermes » et je ne sais plus si c’est Epicure qui ne voyait dans la jouissance masculine qu’un « épanchement de morve ». Le corps serait-il sacré ? Il ne l’est que pour les chrétiens qui considèrent comme Paul que « Le corps n’est pas fait pour la fornication, mais pour le seigneur » car il est « le temple du Saint Esprit ».[2]Mais tout cela n’est qu’un dogme, et l’église de Paul n’a jamais respecter les corps qu’elle a su tordre, écarteler, briser, supplicier sans mesure, mais toujours avec raffinement. L’amour physique serait-il alors peccamineux par essence, et le corps prostitué, offert ou consommé, méprisable ? Je ne souscris pas à ce dogme chrétien. En conclusion, s’il faut respecter l’homme, il faut le faire dans toutes ses dimensions et je dis qu’user de ses facultés à être, faire, sentir, jouir est respectable en soi, et discutable quant aux buts que l’on se donne. S’il faut hiérarchiser les choses, chercher l’Homme dans l’homme, sans doute faut-il s’attacher à autre chose. Et pour le reste, je continuerai à défendre cette idée simple que chacun est libre de disposer de son corps et d’en jouir paisiblement tant qu’il ne porte pas préjudice à autrui, et c’est d’ailleurs ma seule morale – « jouir et faire jouir, sans faire de mal ni à toi, ni à personne » comme disait Chamfort –, mais que personne ne devrait pouvoir disposer d’autrui, aliéner sa liberté, porter atteinte à son intégrité, et c’est pourquoi je condamne cette exploitation des corps et des âmes que je nomme avec d’autres[3]travail. Mais, à peu d’exceptions près, nous sommes tous obligés, peu ou prou de nous prostituer par nécessité de survivre. Je termine en rendant hommage à Elisabeth Badinter, qui déclarant que « l’état n’a pas à légiférer sur l’activité sexualité des français » a mis en forme mieux que je ne l’aurai fait, le fond de ma pensée.



[1]. Tel que Guy Debord la définissait.

[2]. Première épitre aux corinthiens.

[3]. Je pense ici à Hannah Arendt.