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Tropisme moralisateur et liberticide.

Les organisations humaines (entreprises, collectivités, états), subissent des pressions règlementaires de plus en plus fortes, irrésistibles, qui ont pour objet, non seulement de réguler les échanges et les relations, mais aussi de les moraliser, et cette tendance moralisatrice, dont on aurait pu croire qu’elle n’était qu’un marqueur des social-démocraties occidentales, gagne partout du terrain. A tel point que, tournant le dos à une forme de pragmatisme ou de realpolitik, le primat semble devoir être donné à la moralité, même si les peuples n’en tirent aucun profit effectif, ou si la vertu affichée recouvre de vieilles hypocrisies drapées pour la circonstance dans des principes sacralisés. Ainsi, on préfèrera punir, voire humilier un homme qui gagne « trop » d’argent, quitte à le faire fuir sous des cieux fiscalement plus cléments, plutôt que de valoriser son talent, même s’il crée de la richesse et contribue ainsi, positivement, à l’économie de la nation. Le principe d’égalité des conditions – que je ne confonds pas avec l’égalité des droits[1] – conduisant à un nivèlement qualitatif et à une médiocratie généralisée. On connait, pour se l’être fait servi trop souvent et à bien des sauces, cet oracle sentencieux de Malraux qui annonçait que le prochain siècle (le nôtre) serait religieux ou ne serait pas. Il est vrai qu’il aurait démenti l’avoir dit, bien que certains témoins l’aient pourtant entendu de sa bouche[2]. Je crois, en effet, que nous assistons bien en ce début de siècle, non seulement à un retour du religieux, mais plus encore à une dictature de la morale ; morale que je pourrais qualifier de moraline si je n’avais pas trop souvent abusé de cette formule nietzschéenne, et qui n’est qu’une morale chrétienne, digérée par le marché[3], et servie par notre technobureaucratie[4]. Et je pense par exemple au concept plus ou moins normé de RSE ou CSR (Corporate Social Responsibility) que l’on demande aux entreprises de mettre en œuvre, en leur rappelant le caractère volontaire de cette démarche.

Et si je m’inquiète de ces évolutions normatives, en accueillant bien évidemment de manière positive l’idée qu’une organisation puisse se déclarer prête à assumer une responsabilité sociétale globale, sur les plans économique, environnemental et social, c’est que je vois bien que ces pressions de la sphère politique, et plus largement de la société, conduiront par le media de recommandations, de guidelines, de directives, à ce que ce type de démarche « volontaire », devienne vite une contrainte incontournable qui éloignera un peu plus les organisations concernées et leurs managers, comme d’ailleurs leurs salariés, de la morale. Car la norme et la loi tuent la morale, et ne font pas d’un individu ou d’une organisation un être moral (mais un être asservi à un dogme, à une orthodoxie civile). Mais qu’appelle-t-on un être moral ? Difficile de le définir… Toute axiologie n’est-elle pas discutable, aporétique dans ses développements ?

Chacun sait que la morale est une échelle de valeur. Mais encore ? Peut-on définir la morale sans recourir au concept de valeur, et comment définir une valeur sans référence à la morale ? Ou encore, sans clarifier préalablement tous ces concepts associés : le bien, la vérité, le bon ou le beau.

La morale est donc l’échelle de valeur sur laquelle on évaluerait[5] un acte, une pratique, une intention déterminante, et par extension la personne physique ou morale – personne morale pouvant être immorale, comme un pétrolier qui vidangerait ses cuves en pleine mer – qui la produirait, et cette évaluation consisterait à qualifier le degré de proximité ou de sympathie, d’éloignement de deux pôles d’exemplarité opposés. Pour les uns, le bien et le mal, pour d’autres le beau et le laid ; pour d’autres encore le juste et l’injuste, le bon ou le mauvais, le vrai et le faux, mais pour tous, et subjectivement, transcendants. Mais ces concepts (le bien, le beau, …) sont-ils simplement objectivables ? Et où trouver une méthode sûre pour reconnaitre cette autorité supérieure ?

Avant le développement planétaire des grands monothéismes, les penseurs sophistes considéraient que « l’homme est la  mesure de toutes choses »[6] ; Prolongeant cette idée, d’autres écoles philosophiques antiques ont considéré que l’homme a une connaissance apriorique, spontanée et directe de ces notions morales (innée selon les uns, sensible selon les autres – Chrysippe et les stoïciens) ; ou une connaissance raisonnée pour Epicure qui, lui, s’en tenait au bon et au mauvais pour soi ; raisonnable pour d’autres, plus tardivement, mais sous forme de la « droite raison » ou du « bon sens » conçu comme une méthode, « cartésienne ». Rousseau, sans s’éloigner de la nature, cherche la référence morale dans sa conscience, considérant que « le meilleur de tous les casuistes est la conscience ». Les théistes s’en tiennent, soit sous la forme de la révélation soit sous celle de l’imprécation, à l’autorité de l’écriture sensée faire écho, par la prophétie, à la parole divine. Spinoza, pour qui Dieu est la nature  « Deus sive natura », confond la morale et l’harmonie de la nature, mais Nietzsche considère aussi « qu’est vice tout espèce de contre-nature ». Restons-en là sur notre incapacité à objectiver la morale, autrement que sous la forme d’une moraline de convention qui correspond à un ensemble de préjugés ; et feignons de croire à ces présupposés de connaissance et d’existence – les sophistes pour qui l’inceste ou la pédophilie ne posaient aucun problème moral, parlaient de prénotions. Admettons aussi, contre toute vraisemblance, que dans un pays laïc comme prétend l’être la France, la morale ne serait pas chrétienne, mais républicaine – je ne sais pas ce que ça veut dire – et reposons cette question : Quand le système technobureaucratique qui gère nos vie, la réduit à une survie qu’elle organise – pour le dire en rendant hommage aux thèses de Raoul Vaneigem – nous invite, avec forces recommandations, à mettre en œuvre une stratégie pour défendre une éthique que ce système politique ne pourra reconnaitre comme telle que si c’est celle du marché, fait-il progresser la qualité morale des citoyens et des organisations concernées ?  Inciter aujourd’hui si fortement, et imposer demain aux entreprises une démarche de prise en compte de la RSE peut-elle moraliser le Marché ?

Non seulement je ne le crois pas, mais je suis convaincu du contraire, car, rappelons-le, le droit tue la morale. On pourrait l’illustrer de mille manières. Donner, par exemple, est un acte d’autant plus moral qu’il ne se confond pas avec le troc : pour le dire simplement, « celui qui considère le don comme un investissement est encore loin de l’amour ». Faire preuve de compassion ou acte de charité, le pistolet sur la tempe ou l’épée dans les reins, ou parce que c’est une obligation règlementaire ou une injonction de la morale cesse d’être un acte moral. Le droit, l’obligation plus ou moins contraignante, ôtent la possibilité d’un acte spontané, authentiquement moral, et tue la morale pour lui substituer une éthique qui n’est pas celle de la personne physique ou morale, « contrainte » de faire le bien, mais de l’organisation ou de la société qui l’aliène en l’enjoignant de faire bien et d’apporter ainsi au groupe les preuves de sa moralité, donc de sa soumission à la technostructure, par définition bienpensante. Il y a quelque chose de religieux dans cette économie de la morale,  et qui me glace.

Poussons le paradoxe au bout de sa logique, comme on tend une corde à la rupture. Si la vertu est induite par la peur du gendarme, par le regard des autres ou de celui, si lourd, de Dieu, ou encore par le dessin de sauver son âme, ou même de satisfaire sa conscience – Erich Fromm, écrit dans « La peur de la liberté », « La « conscience » est une esclavagiste, mise entre les mains de l’homme par l’homme lui-même ». Elle le pousse à agir selon les souhaits et les buts qu’il croit être les siens, alors qu’ils sont en fait l’intériorisation des revendications sociales extérieures. »–, je ne pense pas qu’il s’agisse de vertu. Si l’homme est contraint par la loi, celle de sa cité ou de son dieu – et ce fût souvent la même, à tel point que toute une école de pensée continue à croire que si ce n’est pas le cas, le système politique en est considérablement fragilisé –, il ne lui est pas possible ou permis de développer une éthique personnelle et d’être vertueux.

Impossibilité d’être vertueux, et de se construire libre et moral, sauf évidemment à définir la vertu comme la simple conformité à une morale en usage, contingente et  circonstancielle, (la charia, par exemple)… Mais j’entends bien que faute de lois, certains hommes (peut-être la majorité) sombreraient dans la violence plus facilement qu’ils n’accèderaient à la vertu, et j’entends ce reproche d’irénisme que l’on peut me faire. Alors, renonçons à la morale et que la chose soit dite – ou du moins cesse d’être faussement débattue et conceptuellement biaisée.

Imposons à l’homme de faire le bien, et nous lui ôtons la possibilité d’être vertueux. S’agissant du RSE, de même que l’Evangile dit que chaque fois que notre main droite donne, il faut que la gauche l’ignore, je rêve d’un monde où les chefs d’entreprises seraient suffisamment vertueux pour vivre suivant une éthique exigeante, quitte à contredire la loi, sans faire jamais état de la moindre stratégie de RSE. Et puis, s’il faut s’engager dans le RSE, pourquoi les collectivités territoriales, l’état, ne montrent-ils pas l’exemple en développant une démarche de RSE que les citoyens pourraient confronter à quelques réalités de terrain ?



[1]. Hannah Arendt, comparant dans « On revolution », les révolutions française et américaine, pointe, dans notre pays, ce glissement de l’égalité de droit vers l’égalité de condition.

[2]. André Frossard l’a affirmé, au moins sous la forme « Le XXIe siècle sera mystique ou ne sera pas ».

[3]. Voir les analyses et thèses de Raoul Vaneigem, par exemple dans la première partie de son livre « le mouvement du libre esprit »

[4]. Pour emprunter cette formule à Edgar Morin.

[5]. Le caractère tautologique de la formule « évaluer sur une échelle de valeur » ne m’a pas échappé.

[6]. La formule est de Protagoras.