Étiologie d’une décadence : Beaucoup d’observateurs s’accordent à dire que notre civilisation est en décadence. Je propose ici une étiologie de cette décadence, dont je vois la source dans la ruine du discours institutionnel d’un Occident très formaté par les religions du livre et non déchristianisé. La thèse que je développe est en effet que notre civilisation est restée très religieuse, que ses discours, pour avoir été pervertis, ont cessé d’être performatifs. En réponse, j’appelle de mes vœux, d’une part une réforme « religieuse » de notre système politique, en prenant pour référence la démarche qui a permis à Luther, puis à Calvin d’imposer la Réforme en Europe aux XVI et XVIIes siècles ; et de retrouver une mystique « laïque » à notre République. En second lieu, j’en appelle désespérément à nous mobiliser contre l’Hydre à cinq têtes : Théocratisme, Idéologisme, Césarisme, Étatisme, Machinisme.
Triptyque : Œuvre composée de trois parties liées, dont les deux latéraux peuvent se rabattre sur le panneau central.
Étiologie d’une décadence est ainsi le texte central d’un triptyque, après « Plaidoyer pour une démocratie populaire» publié en 2015 » et « L’Hydre de l’Herne » prévu au second semestre 2022.
Étiologie d’une décadence : Synopsis
L’autorité est en crise, laissant partout place au mensonge, au doute et à la violence ; et dans le même temps, nos libertés individuelles n’ont jamais été tant rabotées et la laïcité si contestée. Le Marché est roi, le roi est nu et l’État sourd aux doléances du peuple.
Qui peut encore nier cette forme d’effondrement moral que beaucoup chroniquent et que certains voient comme l’annonce de la fin prochaine de l’Occident judéo-chrétien ? Perte d’identité, abandon des valeurs, marchandisation et bureaucratisation du monde, transformation des peuples en troupeaux d’animaux de rente quand ce n’est pas en hordes de migrants partout rejetés… Et les plus naïfs d’entre nous cherchent vainement du côté de la classe politique ou des intellectuels engagés, voire des militaires de haut grade, la voix ou l’homme providentiel ; mais ne trouvent que des produits formatés par le système, incapables de se hisser à la hauteur des enjeux du moment, refusant d’entendre les doléances des peuples, mais dont l’art de la com n’a d’égale que leur impéritie ou leur vanité ; quand les plus désespérés ou les plus crédules de ces électeurs ne portent pas au pouvoir des leaders populistes à l’ego boursouflé dont le bonheur des peuples n’est vraiment pas l’affaire.
Le propos est trivial, j’en conviens, et le concept de crise ne dit rien de ce qui est à la sape. Mais comment ne pas s’interroger sur ces rejets des institutions, cette disparition de l’autorité, et sur ce que cela dit de l’épuisement de notre modernité ? Comment ne pas questionner cette décadence que chacun, pour peu qu’il soit lucide, perçoit, sans d’ailleurs pouvoir toujours l’objectiver ? Comment ne pas être choqué de l’impuissante de notre technobureaucratie à surmonter des problèmes qui, pour l’essentiel, sont de son fait ? Comment ne pas paniquer en prenant la mesure de la catastrophe écologique que le Marché a provoquée, et dont les pires conséquences restent à venir ? Comment chroniquer ces sujets sans le faire d’une manière alarmiste, passionnée et parfois outrée ? Et comment, dans le même temps, pour pouvoir encore vivre et ne pas totalement désespérer de l’Occident, pour pouvoir tenir des propos rassurants à ses enfants, comment ne pas chercher de quoi espérer encore et rester malgré tout et de manière déraisonnable, optimiste ? Après tout, cette modernité, hier si virile, aujourd’hui vieillissante et boiteuse, n’a-t-elle pas été accouchée, au XVIe siècle, par une Réforme religieuse qui était, avant tout, une remise en cause de l’autorité des institutions ?
Je pense que nous n’échapperons pas au pire, et que ce pire est à venir. J’espère simplement qu’il y aura un après et que, sur les ruines de nos erreurs et de notre impuissance, une fois cette lourde dette payée, nos enfants, ou bien les leurs, pourront reconstruire un avenir à l’humanité. C’est cet espoir irréaliste qui lui seul justifie cette contribution au débat, un texte qui veut dénoncer les fautes commises par ceux qui gouvernent nos vies, le Marché et la Bureaucratie, alerter sur les dangers de cet avenir qu’on nous prépare, éclairer, peut-être naïvement, d’autres chemins possibles.
Car il ne s’agit de rien de moins que cela. Nos sociétés ne font pas face à une difficulté conjoncturelle appelée à être surmontée d’une manière ou d’une autre ; nous n’avons pas rencontré un simple obstacle sur notre route, un accident sur le chemin tout tracé de l’histoire nous obligeant à corriger quelques paramètres de notre logiciel, avant de repartir de plus belle. Non, nous aurions tort de réduire la maladie à ses symptômes, ne voir que le caillou dans la chaussure ou le nid de poule dans la chaussée. Notre civilisation n’est pas seulement en panne ; elle meurt d’un mal, peut-être inscrit dans ses gènes depuis son invention contingente par Constantin en 325 à Nicée. Et cela, faute d’avoir compris que la modernité n’était pas une valeur en soi, d’avoir toujours confondu développement et progrès, le nouveau et le meilleur, le grand et le bon, la production de biens matériels et l’enrichissement ; en fait, faute d’avoir su interroger et modifier suffisamment tôt notre trajectoire. Et peut-être pire encore, faute d’avoir su distinguer religion et spiritualité, confort et liberté, com et communication, monologue et débat. Nous avons mésusé des mots et des concepts, perdu l’habitude de penser, de formuler et de justifier nos projets politiques. Nous avons gaspillé notre énergie et notre argent à défendre des idéologies, des leaders, des programmes creux, des formules vides de sens, des faux semblants, à faire de la com, à coller des affiches. Et nous avons oublié de nous parler, de philosopher, de construire un dialogue entre gouvernants et gouvernés. Nous avons perdu de vue l’idée même de démocratie en acceptant que des gens qui ne nous ressemblent pas, que l’on ne connaît pas, qui ne parlent pas toujours notre langue, décident pour nous, dans des cénacles lointains, sans nous consulter, méprisant notre avis.
Et aujourd’hui encore, à deux pas du précipice, nous semblons collectivement incapables de répondre à un besoin de remise en cause très profonde de la norme et de l’ordre et de choisir clairement entre deux tropismes, deux voies : démocratique ou totalitaire. Et j’insiste, la catastrophe écologique qui s’annonce n’est qu’une conséquence, la plus fatale, de ces fautes ; de même que le populisme, et j’entends bien que c’est un autre sujet, n’est que la conséquence de la perte de souveraineté des peuples, confisquée par la Bureaucratie étatique ou supra étatique. Tout va à vau-l’eau ; à val l’eau comme on disait jadis, et ce val est une vallée de larmes. Et quelle autorité sera capable, comme Moïse ouvrant les eaux de la mer Rouge, d’arrêter cette eau ? La question centrale me semble être celle-ci, celle de la mort de l’Autorité.
Et si je fais ici référence au mythe de la Thora, donc au plus important des testaments de notre occident judéo-chrétien, c’est pour rappeler que si, selon Jean, Dieu est la parole, et si, selon l’Ancien Testament, la parole est performative, alors Dieu est le symbole de l’Autorité du discours, du logos, la projection idéalisée de la parole politique, non pas celle qui décrit et analyse le monde, mais celle qui le fait.
La disparition progressive de l’Autorité de nos institutions, ce qu’on ne peut qualifier plus simplement qu’en parlant d’une perte systémique de confiance – en ce sens que la défiance et le mensonge deviennent règles et système, règles du Système –, est un processus historique « structurant » de la civilisation occidentale – si, après avoir joué des symboles, je peux oser ce paradoxe de qualifier de structurant un processus de décomposition, comme on qualifie aujourd’hui de valeurs des contre-valeurs. Et il fallait sans doute en voir les conséquences fatales pour en appréhender les racines et la nature : une défiance généralisée qui aujourd’hui fait obstacle à un changement radical de trajectoire, et qui ne pourra disparaître sans ce changement qu’elle empêche. D’où la triste nécessité de passer, au préalable, par un effondrement du Système.
Évidemment, je simplifie quelque peu mon propos ; mais c’est le propre d’une préface que de réduire, comme on le dit en cuisine ; et le souci de transparence m’oblige à énoncer en exorde de ce texte la thèse ici défendue : la décadence de notre civilisation tient à une ruine de l’autorité, liée à une érosion du discours institutionnel et à une perte des valeurs. Et la perte, tout aussi progressive et insidieuse de nos libertés individuelles est corollaire de cette dévaluation, de cette impuissance d’une parole qui a cessé de porter. Et ce processus de dévaluation qui s’accélère nous emmène inexorablement vers un krach culturel et un grand « collapse » qui précèderont, soit un long moment nihiliste et totalitaire, soit un ressaisissement salutaire. Et cet éventuel ressaisissement passera nécessairement par une réhabilitation (refondation et régénération) du discours, dans des formes de vérité et de laïcité.
Comme Michel Onfray le rappelle, d’ailleurs après Bernanos qu’il cite dans « Décadence », les civilisations meurent aussi. Bernanos le disait en ces termes : « Les civilisations sont mortelles, les civilisations meurent comme les hommes, et cependant elles ne meurent pas à la manière des hommes. La décomposition, chez elles, précède leur mort, au lieu qu’elle suit la nôtre ». Mais si les civilisations vieillissent et meurent, qu’importe alors qu’elles commencent à se putréfier et à exhaler une odeur de pourriture avant ou après leur fin. Chateaubriand remarquait que « la vieillesse était un naufrage ». Et notre civilisation est dans cet état de désarroi qui a dépassé le stade de la simple consomption pour vraiment commencer à puer. Et je me demande si le juste mot pour définir cet état de décomposition n’est pas le terme de « nihilisme » et si Nietzsche n’a pas été le premier à le pressentir. Car les comparaisons, aussi imagées soient-elles, ont leurs limites : nos sociétés ne sont pas des corps cacochymes, grabataires ; elles sont encore capables de bétonner, bitumer, de créer mille machins inutiles et polluants, de surveiller étroitement et de tenir les populations, de construire des armes de guerre et de s’en servir, de déraciner des forêts pour exploiter les sols, de détruire massivement la faune, de fracturer le génome humain, de se projeter dans l’espace à la recherche d’autres planètes à saloper, d’innover de milles manières pour nous construire le pire des avenirs, cet avenir qu’Orwell et Huxley avaient cauchemardé. Nos systèmes sont des monstres qui ont la goutte aux pieds et dont le ventre pue ; ils sont incapables de surmonter les crises qui se suivent sans vraiment de répits, ni l’épuisement de notre planète, ni l’épuisement des espoirs populaires, ni la montée des violences et des haines. Dans « La liberté pour quoi ? », Bernanos remarquait que « Le monde moderne regorge aujourd’hui d’hommes d’affaires et de policiers ». Je ne dis pas autre chose, et pas mieux, quand je parle de « l’attelage fatal du Marché et de la Bureaucratie étatique », ce qu’Edgar Morin, en inventant le concept, appelait technobureaucratie. Dans ce même texte testamentaire rédigé peu avant sa mort, Bernanos en appelle à ceux qui « ne se contentent pas de nous inviter à attendre l’avenir comme on attend le train », précisant que « L’avenir est quelque chose qui se surmonte ». On ne subit pas l’avenir, on le fait ». Qu’est-ce que surmonter l’avenir, si ce n’est de ne pas subir le progrès, de maitriser toujours sa trajectoire ? Quelle plus claire invite à retrouver le chemin de l’autorité du discours, d’un discours aux vertus performatives, je l’ai dit. Et même si je sais qu’il ne suffit pas de dire la chose pour qu’elle soit – Fiat lux et facta est lux –, je pense néanmoins qu’il faut parfois croire ce miracle possible, ou renoncer à tout, céder au nihilisme, justement. Qu’il me soit aussi possible, comme en passant, de rapprocher cette idée de Bernanos de « surmonter l’avenir » (de l’homme) et cette autre proposition de Nietzsche – Bernanos était un bon lecteur de ce dernier : « l’homme est quelque chose qui doit être surmonté. Qu’avez-vous fait pour le surmonter ? »
Nos sociétés occidentales, à l’heure où elles vont être confrontées aux pires conséquences de leur mépris de la nature, doivent faire face, au plan politique, non pas à un simple moment populiste, mais au rejet de plus en plus massif de l’ordre établi depuis un peu plus de deux siècles et réaffirmé en 1948 par la Déclaration universelle des droits de l’homme ; et chez certains, au simple rejet de toute idée d’ordre ou de valeurs – les deux sèmes étant ici synonymes. Nos sociétés sont devenues molles, avachies, avilies et gavées, et s’en accommodent mal – « Foule sentimentale, en mal d’idéal » ; et dans le même temps, notre Système est devenu dur, violent, immoral et prévaricateur. Il ne parle plus aux gens et tente de justifier son action au prétexte des difficultés conjoncturelles et de la préservation de l’intérêt général ; le mensonge et la violence se substituant à l’autorité d’un discours de vérité qui fait défaut.
Et dans le même temps, l’humain cesse progressivement d’être un homme pour devenir de la chair à consommer ; la formule devant être comprise dans son ambivalence pour désigner cette chose écartelée et démembrée par l’État et le Marché. C’est comme cette ironie caractérisant le net : « si le produit est gratuit, c’est que c’est vous le produit » ; ici, c’est tout comme : « vous croyez consommer, mais c’est vous qui êtes consommé ». Et remarquer que l’homme de la rue a cessé d’être un citoyen pour n’être aujourd’hui qu’un consommateur de droits, c’est bien prolonger le même propos et dire que la prétendue démocratie se résume à cette formule que l’on sert parfois aux enfants à table « Tais-toi et manges ! ». Quant à l’homme qui ne se résigne pas, mais qui est las d’occuper des ronds-points sans que rien ne se passe, il n’a plus, semble-t-il, que deux choix, celui du nihilisme jouisseur le plus lâche et celui de se jeter dans les bras du premier prédicateur venu ; c’est-à-dire le choix de mépriser toute injonction morale ou bien d’accepter les morales religieuses les plus rétrogrades. Mais dans les deux cas, c’est l’autorité d’un discours « vrai » et « régénérateur », discours de vie qui fait défaut.
L’Église de Rome est en crise (au moins en Occident), la sociale démocratie l’est autant, les valeurs bourgeoises sont encore pratiquées, au moins les plus funestes, mais dans le même temps, contestées. Tout fout le camp sous les coups de boutoir du Marché qui nous formate pour mieux nous exploiter, et dont la publicité qui a envahi tous les espaces publics détruit nos neurones comme une drogue douce. L’ordre présent est failli, le projet européen une fuite en avant. Reste ce désir effréné, pour les uns de jouir – danser au son de l’orchestre d’un paquebot qui sombre –, pour les autres de faire du fric, toujours plus de fric afin de se décompter de la masse. Aucune valeur morale ne résiste au Marché, cet autre monstre froid qui promeut et impose son idéologie nihiliste à coup de campagnes marketing ; nos anciens, qui savaient encore appeler un SDF un clochard, un homme de couleur un noir, une hôtesse de caisse une caissière, un apprenant un écolier, un chat un chat, parlaient de réclame pour dire ces boniments. Où l’on voit les ravages du parler faux.
J’utilise ce terme de Marché, faute de mieux, pour dire cette idéologie de la réification du monde, c’est-à-dire du mépris de toute valeur qui ne soit pas financière. Et ses promoteurs puérils et irresponsables, ces fameux patrons mythifiés des GAFAM (plus ou moins libertariens), nous inventent un transhumanisme qui achèvera de couper tous les ponts entre l’homme riche, transhumain, et la nature. L’immense masse des pauvres sera alors renvoyée à son animalité dans un monde où la nature aura été stérilisée. Sera alors créé un ordre nouveau : le transhumain, le robot, l’homme animal, l’animal non humain, et en bout de chaîne, ce qu’il restera, sous serres et dans les jardins et espaces « protégés », d’une nature à la biodiversité réduite à rien. Et sous prétexte d’élever certains hommes « en responsabilité », en les prolongeant (des alphas), cette idéologie puérile rabaissera la masse des hommes « déresponsabilisés » qui pourra alors être traitée comme toutes les espèces animales, comme on traitait les « nègres » aux XVIIe et XVIIIe siècles, leur contestant même le fait d’avoir une. Est-ce bien cela que l’on veut ? On se souvient qu’en d’autres temps, certains philosophes considéraient que l’animal n’était qu’une machine sans pensée ni conscience. Dans le transhumanisme, est inscrite en filigrane une théorie cachée du transhumain comme homme-achevé et de l’homme-naturel, c’est-à-dire inachevé, incomplet, irresponsable, c’est-à-dire sans valeur, sans histoire, sans racines, sans mystère, une viande froide ; mais pouvant au moins prétendre au label « bio ». Le monde occidental sera alors sans ordre véritable – mais pas sans violence ni sans hiérarchie. Il sera sans autres valeurs que celles du Marché, de l’argent et du pouvoir. D’ici, là, la valeur d’un homme sera directement indexée sur sa capacité à faire tourner la grande roue du Marché ; ce qui n’est aujourd’hui qu’un grand pressoir à consommateurs, un extracteur de jus. Mais jusqu’à quand le Marché aura-t-il besoin des consommateurs ? C’est une autre question qui mériterait un débat. Quand l’individu ne sera plus capable de consommer, faute de ressources, ou ne sera plus nécessaire au Système, que deviendra-t-il ? Considéré alors comme un déchet, la scorie de ce système, sera-t-il éliminé ou recyclé, au mieux écarté, relégué ? C’est l’avenir décadent que le Marché nous prépare en mobilisant toutes les ressources de la technologie et de la Bureaucratie étatique. Évidemment, le consommateur-citoyen est encore nécessaire pour un temps au Marché comme à l’État ; car sans consommateur, plus de Marché, et sans citoyens, plus d’élections et plus de système politique stable. Mais pour combien de temps encore ? L’horizon qui se découvre au bout de la trajectoire qui est la nôtre, c’est bien un monde où un jour les consommateurs ne seront plus nécessaires au Marché ; et le système politique, dont le tropisme totalitaire est de plus en plus prégnant, n’aura plus besoin d’électeurs (comme en Chine). Et quand je dis « plus besoin », je veux dire que le Système fonctionnera avec un très petit nombre de consommateurs, producteurs, électeurs, la masse étant devenue un poids mort, encombrant, problématique. Elle sera alors déclassée, mise ne marge de l’histoire. Et l’idéologie de ce futur sera nihilisme et marchand ; et sa gouvernance nécessairement totalitaire au terme de ce mariage consommé entre le Marché et la Bureaucratie, attelage préfiguré par la Commission européenne. À moins que, comme l’écrit Bernanos, on puisse surmonter cet avenir. À moins que l’on puisse écrire un scénario alternatif, une forme d’utopie dont il nous appartiendrait de faire un avenir choisi ou une simple uchronie empreinte de nostalgie.
Imaginons qu’après cette grande catastrophe qui s’annonce, car on ne peut aller vers le mur sans jamais le rencontrer, notre futur s’affranchisse du Marché – je ne dis pas « le supprime », je dis « s’en libère ». Imaginons que notre futur échappe à la Bureaucratie et à sa folie rationaliste – je ne dis pas « supprime l’État », ce mal nécessaire, mais « lui reprenne ce pouvoir qu’il a usurpé ». Imaginons que des femmes et des hommes épris de démocratie, de liberté, de responsabilité, et n’ayant jamais été compromis ni avec le Marché ni avec la Bureaucratie, reprennent la main. Imaginons, et rêvons pour après, ce futur démocratique.
Pour ne pas sombrer dans une dépression profonde, je veux continuer à faire ce rêve naïf, en le nourrissant de ce qui est en germe – car notre terre, même gravement polluée, est encore capable de produire de la vie, et il reste quelques intellectuels qui ne sont pas encore fonctionnarisés ; et j’observe ici ou là des sursauts prometteurs, des prises de conscience salutaires, des refus qui s’expriment.
Ce nouveau monde en gestation dont je rêve, sans doute naïvement, sera alors, même si les religions ont encore de beaux jours devant elles, irréligieux. C’est du moins mon hypothèse à rebours des évidences. Car le Marché aura alors fait table rase de nos derniers principes bradés pour un plat de lentilles, assujettissant toute valeur morale à une valeur monétaire : tabula rasa ! Et c’est sur ce champ de ruine qu’il faudra reconstruire, ou plus justement, replanter. Car aujourd’hui, terrible constat, il ne s’agit plus de s’épuiser à sauver ce qui peut encore l’être, mais d’éveiller les consciences, de comprendre les processus à l’œuvre depuis si longtemps et de poser les bases d’un projet alternatif démocratique, fondé sur de nouvelles valeurs qui ne seront ni humanistes ni transhumanistes, mais post-humanistes, et de promouvoir une nouvelle spiritualité non religieuse. Car il faudra être prêt le moment venu.
C’était le projet de cet essai de participer, sans autres prétentions, à une analyse des processus de corruption qui ont dissous (j’avais écrit un peu vite dissolu) notre monde, et défendre une utopie politique tout entière articulée sur les principes de liberté et de responsabilité, et que je désigne dans ce texte comme perspective irréligieuse (ou laïque). Et de justifier les corrélations qui m’apparaissent évidentes, sans que cette évidence soit immédiatement perceptible, entre la nécessité de refonder – Réformer, au sens religieux du terme – pour répondre au problème de la dévaluation du discours institutionnel et de promouvoir une nouvelle laïcité réinventée sur un mode élargi et pouvant embrasser large, au-delà des religions du livre et des idéologies « religieuses » ; une laïcité qu’on qualifiera, c’est selon, soit de radicale, soit de politique, afin de la distinguer de celle qui ne confesse que le fait religieux.
Tout ce qui faisait l’ordre moral ancien s’écroule ou va sombrer, malgré les injonctions quotidiennes et médiatisées de la police de la pensée. Nous nous retrouvons dans une situation proche de celle qui, au XVIe – par la remise en cause d’une église dévoyée dont les clercs avaient confisqué et trahi les Écritures –, avait permis la Réforme dont le projet était justement de restaurer l’autorité de ces écritures. Mais pour conserver un avenir à l’homme, ne devons-nous pas aussi détruire, dynamiter, faire table rase d’un système vermoulu et corrompu ? Je ne plaide pourtant pas pour la révolution, ne croyant ni au grand soir ni à la prise de pouvoir par la force. D’ailleurs, je demeure non-violent et partisan de la simple désobéissance civique. Il suffit souvent de ne pas consentir. Et on peut, sans perdre son âme, sans consentir à ce geste contraint, donner sa bourse au voleur qui vous fait violence. De toute façon, les forces à l’œuvre sont destructrices et le Système est dans l’état où tous les systèmes totalitaires se retrouvent peu avant leur chute. Ils ne tiennent que par la force de leur police et de leurs journaux. Et l’histoire a montré que cela ne peut tenir indéfiniment.
Les questions posées sont donc celles-ci : comment, renonçant à une autorité que l’homme moderne, individualiste éduqué, n’accepte plus – qu’elle provienne de la morale ou de la raison –, comment ne pas sombrer dans le nihilisme et le désengagement moral ? Comment préserver la cohésion nationale et les solidarités à l’heure du choc des identités ? Comment, retrouvant l’idée de progrès, restaurer l’idée d’Autorité ? En d’autres termes, comment suivre Nietzsche plutôt que Stirner, mais aussi, d’une certaine manière, comment renouer avec notre vieil héritage païen et renaturaliser l’Humain en déshumanisant la Nature ?
Il me reste donc quelques pages pour exposer, clarifier, justifier, rendre cohérent une position singulière, quitte à faire un peu le funambule ou à user de paradoxes. Et je n’imagine pas y parvenir sans, comme Nietzsche, « philosopher au marteau », non pas pour sonder les murs par petits coups sonores, mais bien pour briser, détruire, pulvériser la morale bourgeoise, et rendre ainsi possible l’avènement d’autre chose, au-delà du bien et du mal, c’est-à-dire au-delà d’une certaine moraline.
Vannes, le 24 décembre 2020