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En regardant Tom

J’entends dire que la sagesse viendrait avec la maturité, avec la vieillesse peut-être… Mais moi qui ai atteint cet âge auquel les fruits de la sagesse seraient murs, de cet arbre du fruit de la connaissance du bien et du mal, qui fut, à juste titre, interdit au premier couple – sans doute trop jeune – moi qui, pour regarder mon avenir, le fait par-dessus mon épaule, moi qui ai tant lu, au point de pouvoir parfois briller sottement en société, moi, moi, je vois bien que je n’ai pas progressé d’un pouce, d’un ongle. Et dans le même temps, je lisais cette publicité d’un vague institut de formation qui proposait à de jeunes ados de les aider à trouver leur voie. Mais moi, retraité, je la cherche encore cette voie, et personne ne me propose de m’aider à la trouver.

J’ai beaucoup lu, peut-être mal, ou pas les bons auteurs, et longtemps étudié la philosophie pour tenter de comprendre deux ou trois choses qui m’obsédaient et ne me lâchent pas : la question du bien et du mal justement, les fondements de la morale… À quoi peut-elle servir, cette foutue morale ?

Montaigne, bien avant d’autres philosophes, avait compris en regardant des chatons jouer, que les animaux souffraient, prenaient du plaisir, avaient des émotions, des sentiments. Il avait d’ailleurs une chatte avec qui il jouait souvent : « Nous nous entretenons de singeries réciproques », disait-il.C’est en regardant Tom dormir à mes pieds que j’ai compris que la morale ne servait à rien. Tom est parfaitement amoral. Et toutes ces questions, il s’en fout. Mais il sent, éprouve des désirs et des peurs, connait ses besoins et cherche à les satisfaire. Il a des goûts affirmés, sait prendre des décisions sans se référer à la morale, et suit probablement ses intuitions. Et il est capable d’affection – et on connait ces histoires de chien qui se laissent mourir sur la tombe de leur maître. Car Tom est un chien plutôt sympa. Il y en a de gentils, d’autres de méchants, de peureux ou d’agressifs. Mais la morale, ils ne connaissent pas. La nature a donc produit des êtres vivants qui tous, ou presque – dont les mammifères supérieurs doués de sens, d’intelligence, d’intuitions, capables de nourrir et d’élever leurs petits, de se sacrifier pour eux – vivent sans recours à la morale, et sans forcément déplaire à Dieu. Ils ne sont pas, à l’image de la nature, immoraux, mais amoraux. Même la bête à bon Dieu aux élytres sang tachées de noire. Aucune morale !

La morale est donc le triste privilège de l’espèce humaine, le supplément d’âme d’un humain qui peut ainsi justifier le meurtre gratuit ou idéologique, le crime religieux ou politique, la haine génocidaire, l’éradication fatale des hétérodoxies morales. Vous avez vu ? Cette jeune fille en petite tenue sur le parvis d’une université iranienne… atteinte à la morale. Ah, si je pouvais me réincarner en raton laveur… et vivre dans une nature préservée, loin des hommes et de leur moralité.

Progrès et laïcité

Sans nécessairement prolonger mes deux dernières chroniques, qui d’ailleurs n’en faisaient qu’une, je veux évoquer la laïcité, bien que j’en ai souvent parlé ici.

On ne peut réduire la laïcité à un concept contemporain, national, qui serait né au début du XXe siècle, créé par notre Troisième République dans la suite logique de notre Révolution : déchristianisation à compter de 1792 – avec comme point d’orgue, en 1793, la Fête de la Raison à Notre-Dame –, mais restauration religieuse avec le concordat de 1802 – la grand-messe à Notre-Dame à laquelle assista le Premier Consul le 18 avril –, un siècle plus tard la loi de décembre 1905 garantissant la liberté de culte et confirmant la séparation de l’État et des églises chrétiennes et juives… Cette séparation, comprise le plus largement possible, comme un divorce, ayant été refusée par principe par l’Église. Mais ce mouvement de séparation des ordres religieux et laïc était plus ancien, et a constitué le cadre de notre modernité. À son terme – mais n’est-ce pas présomptueux de parler de terme pour un mouvement qui n’a pas été au bout de sa logique, notamment en séparant le culturel et le cultuel –, ce sont deux visions du monde qui se trouvent séparées. L’une, plus ancienne, était celle des monarchies de droit divin, et est restée celle défendue par les religions (y compris de certaines religions prétendument laïques : nazisme, stalinisme, maoïsme… et d’une certaine manière l’humanisme…). L’autre est devenue la vision officielle de l’État républicain moderne. Mais ces deux visions documentées par des livres que je voulais aussi évoquer, restent symboliques, et ont surtout deux sources différentes : pour l’une la révélation prophétique, et pour l’autre, les lumières de l’entendement. D’un côté la foi vécue parfois dans la passion, de l’autre, la froide raison, avec parfois toutes ses dérives déshumanisantes. 

En Occident judéo-chrétien, la vision religieuse a été mise en forme programmatique par la création d’un Livre qui devait faire la synthèse de ce que les hommes devaient connaître (et le Coran a fait de même, mais de manière moins inspirée, sans poésie) : création du monde et de l’homme (métaphysique, anthropologie, téléologie), histoire, morale, éthique et hygiène de vie. Ce texte (La Thora), écrit principalement en Hébreu, a connu successivement une adaptation grecque (la Septante), puis une traduction en latin (la Vulgate), avant d’en connaitre bien d’autres dans toutes les langues de Babel. La Bible a longtemps été le seul livre vraiment édité et diffusé en Occident, avec ses commentaires, au point d’inventer le concept de bibliothèque. Et s’il y eut un Ancien et un Nouveau Testament, la patristique, puis la scolastique, ont produit beaucoup d’autres discours sur le monde, ses origines, sa finalité.

La vision laïque s’est aussi développée à partir de plusieurs textes qui ont heurté frontalement les religieux. Galilée, en 1632, avec son « Dialogue sur les deux principaux systèmes du monde », attaque le premier la métaphysique biblique, en donnant raison à l’héliocentrisme de Copernic contre le géocentrisme d’Aristote. Il sera d’ailleurs, très logiquement, arrêté par l’Inquisition, emprisonné, jugé pour hérésie et devra renier ses conclusions pour ne pas être brûlé vif. Cinq ans plus tard, Descartes publiera son « Discours de la méthode » qui, sans renier sa foi en Dieu, opposera les enseignements religieux au « bon sens », à ce qu’il nomme par ailleurs « la raison ». On peut aussi citer, toujours à la même époque, « Le Léviathan » de Hobbes, publié en 1651, et d’autres ouvrages majeurs, jusqu’à « la Philosophie zoologique » de Jean-Baptiste de Lamarck, bien plus tard, en 1809. Ce texte clôturera ces deux siècles (XVIIe et XVIIIe) des Lumières.  C’est le premier biologiste, revendiqué comme tel, qui inspirera notamment Darwin et qui oppose à la métaphysique religieuse des théories naturalistes de l’évolution (ou physicalistes).

Et on notera que si ces scientifiques remettent tous profondément en cause la vision religieuse retranscrite dans la bible, aucun n’abjure sa foi ou se déclare athée – tout au plus, pourront-ils être considérés comme déistes, ou panthéiste. Lamarck considérant par exemple Dieu comme « auteur sublime de la nature ». Et Rousseau, comme Voltaire qui utilise l’analogie horlogère, ne dira pas autre chose.

Mais, ce sur quoi je voulais insister, c’est sur deux points qui apparaissent particulièrement dans le Léviathan, livre très long, qui puise abondamment dans le texte testamentaire et dont le titre renvoie directement au « Livre de Job ». Aucun de ses textes ne conteste l’existence de Dieu et ne peut être considéré comme un essai théologique. Mais, de manière implicite, ils plaident tous pour la reconnaissance, dans l’espace public, d’une vérité fragile qui ne procède d’aucune révélation invérifiable, mais d’une démarche rationnelle, scientifique, qui s’appuie sur une méthode apriorique (le doute critique) et une méthodologie qui sera longtemps qualifiée de « géométrique », car, comme la physique a longtemps été réduite à ce que l’on nommait sous l’antiquité « météorologie », c’est-à-dire science des météores, des astres, cette physique constatait que tout était mouvement de corps, et donc transcriptibles en points (un corps étant ce qui occupe, à un certain moment, un espace), et en traits (un mouvement suivant une ligne droite ou courbe, et les astres sur leurs orbites semblant tracer dans le ciel des cercles). Ce pourquoi, Spinoza en publiant son « Éthique » en 1677 – en réalité son ouvrage est publié à sa mort – il le sous-titre « Ordine Geometrico Demonstrata », c’est-à-dire « démontrée suivant l’ordre des géomètres », ou « démontrée suivant la méthode géométrique ». On remarquera encore que si ce texte est écrit en latin, ce philosophe est quasiment le seul, à cette époque, à ne pas rompre avec la langue de l’église de Rome, en choisissant la langue vulgaire de son époque et de son pays : Le Français pour Descartes, l’Anglais pour Hobbes, etc.

Mais je voudrais aussi faire un dernier parallèle entre ces deux approches, religieuse et laïc, et précisément sur l’autorité, celle des religions et celle de l’État. Elles doivent tout, l’une comme l’autre, à une fiction. Pour les religions, l’existence d’un Dieu, tel qu’elles le conçoivent, et d’une supposée relation à l’homme (peuple élu, médiation prophétique, intervention de Dieu dans la vie des hommes, sacralisation, martyrologie). Pour l’État laïc, l’existence du Peuple (bien défini par Rousseau), c’est-à-dire d’une volonté commune suffisamment affirmée pour abandonner sa souveraineté au profit d’une organisation produite par un contrat et constituée civilement. Et l’existence de ce Peuple est d’autant plus symbolique qu’il ne se constitue comme souverain que pour abandonner sa souveraineté. Et, en opposant le parlementarisme et la démocratie, Rousseau le dit assez bien, lui qui pourtant est celui qui justifie le mieux cette fiction : « Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien ». Ce qu’il dit là, c’est que le Peuple n’est libre et souverain que le temps d’abandonner sa souveraineté, que pour déléguer ce qui fait son essence. Il n’est Peuple que pour pouvoir cesser de l’être, le temps d’abandonner sa vie, et se trouve miraculeusement ressuscité, pour un temps court, à chaque élection.

En conclusion, mais sans doute aurais-je l’occasion de revenir sur le Léviathan, on ne peut dater la laïcité au 9 décembre 1905, la fonder sur une loi qui ne fonde rien. D’ailleurs, ni le mot laïcité ni le mot laïc n’apparaissent dans ce texte. Et si le mot est bien contemporain, en devenant rapidement un principe républicain de notre troisième république, puis des Quatrième et Cinquième, la chose qu’il qualifie est plus ancienne, à savoir d’une part la distinction entre la foi qui appartient aux consciences individuelles – ce qui est d’ailleurs assez chrétien et peu musulman, considérant que Dieu a une relation singulière et directe avec chaque homme qui souhaite, par la prière, entrer en contact (amoureux) avec lui, et les religions qui sont de l’ordre d’une adhésion collective ou communautaire –  et d’autre part le droit civil, du fait que l’État qui doit gérer une société qui peut être multiculturelle, n’adhère ni ne privilégie aucune religion, s’en tenant à l’état de la science tel qu’il peut l’appréhender, et met ses lois républicaines et les impose au-dessus des lois religieuses.

Et cette logique conduit, ce qui n’est pas clairement exprimé pour ménager les uns et les autres, à l’expulsion des religions de l’espace public, et leur relégation dans les sphères privées ou les espaces publics consacrés (églises, temples, mosquées, pagodes, monastères, etc.)

Suite

Si la question de croire ou de ne pas croire se pose – après tout, à défaut de se poser, il nous est toujours possible de nous la poser, ou de la poser à d’autres, l’essentiel est de savoir, si l’on croit, à quoi l’on croit au juste.

Dieu est sans doute, pour certains, un être, singulier et qui se suffit à lui-même ; et on m’excusera de ne pas m‘attarder ici – je l’ai fait ailleurs, dans un essai de théologie naturelle – sur ce qu’est un être, mais c’est aussi un concept. À défaut de théologie, laissons cela à Robert Cheaib (mon dernier post), décalons donc notre regard sur le champ épistémologique.

Si Dieu est un concept, il existe donc comme tel, et je l’accepte donc, j’y crois. Spinoza, me semble-t-il, était sur cette ligne, ou plutôt y est venu à la fin de sa vie en écrivant son « Éthique, démontrée selon la méthode géométrique », c’est-à-dire en tirant sa logique, comme la corde d’une encre – le « e » de l’encre n’est pas ici une faute d’orthographe, un piège de l’homophonie – pour voir ce qu’elle pouvait lui ramener comme prises. Faut-il rappeler que ce que le philosophe nomme alors « méthode géométrique » est en fait une logique démonstrative (au sens mathématique du terme), une logique bâtie sur le principe de non-contradiction et le syllogisme, méthode réflexive qui requière tout l’arsenal de la logique : définition, postulats et axiomes, proposition, démonstration ? Et il écrivait donc en effet, s’éloignant de ses textes précédents où il rompait moins avec sa tradition familiale « Dieu, c’est-à-dire la nature », s’affirmant panthéiste, sans d’ailleurs utiliser ce mot qui n’existait pas encore, mais prenant le risque d’être plus simplement traité de « païen », justifiant le herem dont il avait été l’objet, et qui l’avait obligé à émigrer aux Pays-Bas et à y faire profil bas.

Restons donc sur cette idée de concept, et voyons, de manière consensuelle, de quoi Dieu peut être le nom. Pour Spinoza, un peu à la méthode Boudhiste, c’est le nom du « tout », ce qu’il appelle la nature. Et Robert Cheaib site une « anecdote hassidique » autant intéressante que drôle, tirée d’un ouvrage de M. Buber, et que je peux, puisqu’il le fait, retranscrire aussi et ainsi : un enfant est emmené par sa mère chez un prédicateur juif, un religieux itinérant chargé de transmettre l’enseignement de la Torah en se servant d’histoires édifiantes et de paraboles chargées de sens. Et on questionne l’enfant pour s’en amuser en lui disant : “Je te donne un florin si tu me dis où habite Dieu ». Et l’enfant, plus sage que l’adulte qui l’interroge, de répondre : « Et, moi, je t’en donne deux si tu me dis où il n‘habite pas ». Et si Dieu est partout, c’est peut-être parce que Dieu est le tout… Mais si on comprend l’excommunication de Spinoza, c’est que pour les judéo-chrétiens, si Dieu est dans sa création, il ne se confond pas avec elle ; pas plus que l’artiste qu’on reconnait dans toutes les parties de son œuvre qui gardent sa trace et témoignent de sa présence et de son génie créateur, ne peut être réduit et confondu avec son œuvre. Il habite une œuvre qui est sienne, mais qui n’est pas lui, et qu’il peut donc juger ou reprendre. Et ces deux définitions conceptuelles du Divin sont à la fois significativement différentes et complémentaires. Dans une conception théiste, cette distance entre le créateur et sa création le rend totalement inaccessible à ses créatures. Dans une conception plus panthéiste, nous sommes de fait en relation permanente avec le tout dont nous ne pouvons jamais être séparé. Mais laissons cela…

Car je veux donner une autre définition possible de ce concept, sans vraiment quitter Spinoza, à charge, pour chacun, de le concevoir comme il veut, soit de manière « physique », appréhendable par les outils de la logique géométrique et descriptible par ses lois de causalité, soit de manière morale, appréhendable par une approche éthique. Dieu, pour un « honnête homme », disons plus justement « pour un homme intègre », est l’idéal des justes, c’est-à-dire un principe d’amour de justice. Ce sont mes mots, peut-être une résurgence inconsciente de mes lectures de la patristique, car, gêné par les termes d’amour ou de charité, j’utilise plus volontiers celui de respect. Mais Spinoza lui-même écrit dans son « Traité théologico-politique », publié anonymement en 1670 – profil bas, disais-je – « Le Règne de Dieu est établi où la justice et la charité ont force de droit et de commandement […] Et que Dieu enseigne et commande le vrai culte de la justice et de la charité par la Lumière Naturelle ou par la Révélation, cela ne fait à mes yeux aucune différence ; peu importe comment ce culte est révélé, pourvu qu’il ait le caractère de droit souverain et soit la loi suprême des hommes ». Et, s’il assimile ici le culte à une éthique, et nullement à un rite, j’aime aussi sa remarque qui renvoie dos-dos philosophie et religion, raison et passion, conscience individuelle et morale collective. Et si je me suis permis au long (assez court) de ces deux chroniques, quitte à passer pour un idiot, de prendre à témoin un homme aussi éminent que Robert Cheaib, moi qui ne pèse rien à côté de lui, c’est que Spinoza écrit au début de ce même texte que « Dieu déteste les sages. Ce n’est point dans nos âmes qu’il a gravé ses décrets, c’est dans les fibres des animaux. Les idiots, les fous, les oiseaux, voilà les êtres qu’il anime de son souffle et qui nous révèlent ses décrets ».

Et je ne peux conclure sur ce concept d’idéal d’amour – ou de respect –, qu’en évoquant la figure mythologique du Christ. C’est une image si radicale, si forte, qu’il peut se prétendre, en tant que modèle idéalisé et purifié de l’exaltation de la justice, fils de Dieu, comme on se prétendrait engendré par l’idée, produit du principe d’amour et de justice, et forgé au feu du mal radical de l’absolue injustice, de la mise à mort ignoble de l’innocence. Et si Jésus peut se dire fils de Dieu, après s’être longtemps prétendu fils de l’homme, c’est qu’il le devient, de manière symbolique et évidente, sur la croix. Cette passion, dont les chercheurs continueront longtemps à discuter l’historicité, reste donc à la fois une tragédie humaine symbolique, donc exemplaire, mais aussi l’héritage le plus précieux de l’Occident, comme modèle d’homme à méditer. Et c’est un laïc qui l’écrit ici. Le Christ étant le modèle d’une radicalité d’un engagement laïc et libertaire qui ne répond – puisqu’au bout du compte, il n’arrive pas à sauver l’homme ou à détourner l’humanité du mal – qu’à un souci d’intégrité morale.    

Un livre à méditer

Le théologien Robert Cheaib a cette formule douloureuse dans « Au-delà de la mort de Dieu » : « Concevoir l’existence comme de simples traces laissées sur le sable et sitôt effacées par les vagues, ou être convaincu que « nous sommes nés et vivrons à jamais », n’est assurément pas la même chose ». Et je voulais lui donner ici raison. Et affirmer aussi, pour éviter tout malentendu de la suite de mon propos, toute l’admiration et la sympathie que j’ai pour lui ; mais aussi du respect pour ce qu’il considère être sa mission.

Il est jeune, a déjà réussi, et les vagues générationnelles n’effaceront pas l’empreinte de ses pas dans le sable mouvant du présent. Quant à moi, je suis déjà âgé et j’ai perdu tout espoir de réussite. Pourtant, j’aurais voulu, dans le prolongement de Nietzsche qu’il cite souvent, moi, dérisoire poussière, éphémère étincelle en queue de comète, développer une philosophie précisément pour ceux qui « conçoivent l’existence comme de simples traces laissées sur le sable et sitôt effacées par les vagues » ; car c’est à eux qu’il faut venir en secours, afin de les aider à ne pas sombrer dans le nihilisme, précisément ce que Nietzsche s’est esquinté à faire. Mais, de ce que j’ai pensé, écrit, aimé, été, il ne restera rien. Mais qu’importe… de vagues souvenirs chez des gens qui les emporteront dans la tombe, si peu de temps après ma mort.

La question n’est pas de croire ou pas, car le même doute, Robert Cheaib le rappelle justement, habite tous les croyants, qu’ils croient en l’existence d’un dieu – dont le vrai mystère est sa nature –, ou qu’ils croient, sur le même registre, que Dieu n’existe pas. C’est, je le redis, conscient que nos actes individuels seront sans conséquence, comment trouver encore en soi les forces de préserver notre intégrité morale ? Sachant que la question de la foi est bien celle de l’espoir : l’illusion réconfortante d’être sauvé, préservé de la pourriture, d’avoir un avenir, si possible radieux comme une aube printanière. Vivre sans espoir de lendemains qui chantent, accepter la perte irréparable de ce que l’on aimait, entreprendre encore et toujours sans espoir de réussir ou de changer le cours funeste des choses, persévérer malgré les échecs, les remarques des gens qui vous disent que, compte tenu de votre âge, on ne peut plus miser sur vous, accepter « l’absence » de Dieu, son retrait, son silence, et se lever encore comme un arbre aux bois secs face à la tempête qui brouille et noircit l’horizon, se conformer à une éthique qui se cherche encore « au-delàs du bien et du mal », c’est une posture qui mériterait bien l’assistance, le soutient moral, le respect, un peu d’amour. Je sais qu’ « amour » est un mot qui  résonne aux oreilles de notre théologien.

Souvenir, souvenir…

Spinoza rappelait « qu’on ne désire pas les choses parce qu’elles sont belles, mais c’est parce qu’on les désire qu’elles sont belles ». Autrement dit, une chose n’est pas nécessairement belle en elle-même, mais possiblement désirée, désirable, aimable, belle à nos yeux amoureux. Et s’il est alors difficile de dire qu’elle est objectivement belle, suivant je ne sais quel canon, alors on déclarera lui trouver du charme.

Prolongeant cette remarque, on doit pouvoir convenir que ce ne sont pas les choses en elles-mêmes, leur vérité intrinsèque, qui forment la réalité dans laquelle nous vivons, mais le souvenir des expériences que nous en avons faite – ce que l’on nomme notre vécu – et qui a laissé une trace en nous. Cela valant d’ailleurs pour les individus comme pour les sociétés. Chaque expérience laisse ainsi dans notre chair, sous forme d’images imprimées en relief, des empreintes qui sont autant d’ornières affectives plus ou moins marquées dans une matière plus ou moins meuble. Au point que l’on peut dire que notre vécu est une sorte de catalogue d’images indexées. Mais qui ne sont pas comparables à ces photographies de nos livres d’histoire, prises par un appareil mécanique qui reproduit plus ou moins fidèlement les formes et les couleurs. Chaque image gravée dans notre inconscient est en effet indexée, colorée par le climat affectif, émotionnel, dans lequel l’expérience a été vécue : prise de vue, prise de vie, couleurs de l’été ou de l’hiver, pour des émotions allant de l’agréable au pénible, de la jouissance au traumatisme. Nous ne gardons donc pas en souvenir des gens, des lieux, des moments de vie, mais des expériences sensibles et surtout émotives. Et quand ou croit s’en souvenir, on ne comprend pas toujours qu’on en a conservé que la part subjective, émotionnelle. Et si c’est une évidence dont on pourrait se demander pourquoi la rappeler, cela reste une chose dont il faut avoir pleinement conscience. Ainsi si l’on revient sur ces pas, bien des années après une expérience négative, le lieu revisité, quelque soit sa beauté, ne pourra être revu qu’avec un sentiment de malaise, à soi seul compréhensible. À contrario, pour une personne ayant passé des vacances familiales heureuses en un lieu quelconque, ce lieu de villégiature restera pour lui charmant, indépendamment de ses qualités propres. Et cela vaudra pour d’autres expériences passées qui conditionnent fortement notre façon d’aborder de nouvelles expériences mettant le présent en relation avec le passé, ou permettant au passé de resurgir en écho dans le présent. Et si nous vivons tous dans une réalité de perceptions, celles-ci ne sont pas les fruits de processus cognitifs sensitifs et rationnels d’évaluation et, s’il y a jugement, celui-ci, loin d’être le produit d’une rationalité, procède des affects, de la passion. Nous aimons donc ou détestons alors la chose, comme le suggère Spinoza, non pas du fait de ses qualités propres, mais compte tenu des conditions, bonnes ou mauvaises, dans lesquelles nous en avons fait l’expérience. Et s’il convenait de rester avec Spinoza, on pourra rajouter sur le même registre que « S’il n’y a pas de mal en soi, il n’y a que du mauvais pour moi ».  

Il est donc difficile d’avoir une perception « objective » des choses, car nous sommes définitivement marqués, formés par notre vécu (expériences, cultures…) et retombons toujours dans les mêmes ornières quand il s’agit d’évaluer le beau, le bien, ou de juger ce que l’on aime et pourquoi on le désir. Ce qui m’a parfois amené à dire que l’individu se réduit à son vécu, son expérience, et peut-être à ses expériences phylogénétiques dont le corps garde la trace. Mais l’esprit et le corps n’est-ce pas la même chose ? Là encore, Spinoza : « L’esprit et le corps sont une seule et même chose, conçue tantôt sous l’attribut de la Pensée, tantôt sous l’attribut de l’Étendue ». Autrement dit, la pensée est la partie immatérielle, et le corps la partie matérielle d’une seule et même chose.

Et il est difficile d’échapper à une façon de voir les choses, si déterminée par des expériences affectives anciennes, si difficile de modifier les images du catalogue de notre vécu, ou de les réindexées, les teindre différemment, d’autant plus que quand on teinte un drap taché, la tache invisibilisée reste présente sous la teinture et réapparait souvent quand la couleur passe au soleil. Et compter sur une possible reconstruction rationnelle de nos souvenirs est une autre illusion, car la raison pèse peu, face à la passion des émotions. Quant à mettre la personne face à ce qui pourrait paraitre comme une erreur, l’écart entre un ressenti qui n‘est pas sans cause et une autre réalité plus objective, c’est alors contreproductif, car cela rajoute de la contrainte, du malaise à un souvenir possiblement déjà problématique. Et on ne peut ni forcer quelqu’un à aimer ce qu’il n’aime pas pour des raisons qui ne tiennent qu’à lui, sans qu’il ressente cette injonction de jouir comme une violence, ni dénigrer ce qu’il apprécie sans qu’il ne ressente une sorte de trahison.

Je traversais cette après-midi une station balnéaire vendéenne que je n’aime pas, pour de mauvaises raisons, je veux dire des raisons personnelles ; et je remarquais une villa que je trouvais avoir beaucoup de charme et où je me serais imaginé, bronzé sur la terrasse, une bière à la main, relisant Spinoza ou Nietzche en attendant l’heure de la baignade en mer. Mais, à bien y repenser, j’ai bien vu que cette villa, assez médiocre par ailleurs, ressemblait beaucoup à celle de mon oncle, où, jeune adolescent, je passais mes vacances à Ronces-les-Bains, avec mes tantes, ma cousine plus âgée. Que de bonheur passé chez cet oncle peu présent, mais que j’aimais beaucoup !