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Articles politiques

Un peu d’humilité

On aura peut-être remarqué que souvent je semble passer à côté. C’est juste… et c’est souvent un choix « éditorial ». Tout le monde semble en effet aujourd’hui ne s’intéresser qu’à cette question posée aux Français : peut-on reconduire « une équipe qui perd », animée par un chef d’État qui en sept années a réussi à mener la nation dans une impasse chaotique, ou faut-il se résoudre à faire le choix entre la peste et le choléra ? Bon dimanche ! Mais tout étant dit sur cet exercice périlleux de citoyenneté, je préfère m’interroger sur les fins de la politique et la notion de progrès. Après tout, notre Président n‘a-t-il pas parfois réduit le débat à cela… Les progressistes, plutôt jeunes et disruptifs, En Marche sur le chemin de l’Histoire versus les conservateurs, vieux, ringards et déconnectés, incapable de prendre la route ou le train de l’Histoire. Et la question qui me préoccupe est de savoir, précisément à l’époque où la puissance individuelle d’agir semble réduite à rien dans un monde global, mécanisé, aux économies interdépendantes, si un homme, une femme politique providentiels peuvent encore prétendre changer le monde ; ou si nous en sommes réduits à nommer aux plus hautes responsabilités des énarques rompus aux relations publiques, dont la seule marge de manœuvre serait sur le plan sociétal, car tout le reste serait déjà inéluctablement « plié ».

Pour faire court, rappelons que les théories scientifiques, qui permettent d’appréhender, c’est-à-dire de décrire et de prévoir des phénomènes qui semblent régis par des lois de causalité, ont profondément bouleversé la philosophie. Notamment la vision que nous pouvons avoir de l’Histoire et du Progrès. Je pense précisément à la théorie de l’évolution que Darwin nous a laissée : à savoir que l’évolution ne résulte pas d’un « projet » au service d’une « fin » – vision théologique –, mais d’adaptations conjoncturelles du vivant à son milieu avec trois principes : «  la lutte pour l’existence (des individus et des espèces ; donc aussi des sociétés), le principe de divergence (dont la forme est aléatoire et qu’on pourrait nommer principe ou capacité d’invention), le principe d’utilité » (ou d’efficacité, qui capitalise ce qui sert ou marche, et finit par rejeter ce qui n’apporte rien ou n’est pas viable).

L’essentiel de ce que je retiens est donc que le vivant semble, en matière de devenir, n’avoir d’autre volonté que de survivre et de s’adapter. Mais Darwin s’intéressait à l’évolution des espèces vivantes dans une perspective de long terme et hors du champ politique ; et je ne cherche pas à lui faire dire ce qu’il n’a pas dit.

Car là où l’homme intervient de manière singulière, c’est qu’il rajoute à ces principes naturels (notamment la lutte pour sa survie et d’adaptation au milieu – on le voit face au dérèglement climatique) le principe de responsabilité. En effet l’homme est le seul animal à posséder à ce niveau significatif une sensibilité, une conscience morale dont l’esprit de responsabilité est l’autre nom. Et si l’homme évolue « naturellement » de manière corrélée avec l’évolution de son environnement, il est aussi celui qui modifie cet environnement qui est aussi celui de toutes les espèces : par l’urbanisme, l’architecture, l’agriculture, en polluant durablement les océans ou, au contraire, en protégeant et sanctuarisant certains espaces naturels. Et, étant en capacité de faire des choix éthiques, il peut intervenir en redonnant une axiologie à l’Histoire et sur le cours naturel et aléatoire de l’évolution des choses. Et d’une certaine manière, après avoir inventé une utopie divine et l’avoir nommé Dieu, afin de ne pas sombrer dans un désespoir fatal, il peut travailler à l’avènement d’un homme nouveau dans le meilleur des mondes possibles, dans la perspective de devenir à l’image et à la ressemblance de son utopie – la fin de l’histoire et le premier homme… Mais le chemin de l’Histoire est long, chaotique, et pavé de bonnes intentions. Et le seul viatique indispensable à ce long voyage vers cet horizon qui semble toujours s’éloigner est un esprit d’humilité. Nos candidats primo ministrables en ont-ils ?

Mon petit grain de sel

Ce n’est évidemment pas tant la victoire du RN aux Européennes qui a surpris – elle était annoncée depuis plusieurs semaines – que la dissolution qui s’en est suivie, montrant une fois de plus que notre Président ne souhaite pas répondre aux inquiétudes des Français, mais plutôt sauver son second quinquennat. Et il est un peu facile de faire dire par ses amis, qu’il souhaite, en redonnant la parole au peuple, participer à une clarification des positions de chacun. Surtout quand on laisse si peu de temps à des partis qui n’étaient pas préparés à cette séquence, pour se mettre au clair. Car Emmanuel Macron ne souhaite aucune clarification, ni aucun retour aux principes de base de la démocratie. Il a bien compris que plusieurs points inquiètent, sont en débat et mériteraient d’être tranchés : la question de l’immigration, celle de la nature de l’Europe en construction (super État ou fédération d’État-nations souverains ?), la place de l’agriculture dans notre modèle social, la question de l’Energie, dont dépendent à la fois l’environnement et le pouvoir d’achat, la réforme de l’État, etc. Sur chacun de ces points, il pourrait organiser un référendum assez binaire pour clarifier la position des Français, puis accepter de répondre aux demandes exprimées clairement par la voie démocratique ou se démettre de sa fonction, en faisant valoir une clause de conscience.

Ça, cela serait de la vraie bonne politique. A contrario, ce qu’il fait, c’est de la tambouille politicienne, ce qu’un candidat nomme, je crois, « petite politique », ou « popole ». C’est petit, tout petit, voire indigne, c’est macronien.

De l’amour à la politique

Je voulais vous parler à nouveau d’amour… comme si le sujet politique me lassait. Mais ce n’est sans doute qu’une autre façon de toujours ressasser.

Essayant de le mieux définir, j’avais écrit dans un moment d’apparente lucidité « l’amour comme attachement désintéressé et comme raffinage et sublimation du respect », et j’avais clos cette courte réflexion en pensant au Jésus du Nouveau Testament : l’amour comme éthique…

J’étais content de ces quelques mots. Et puis, à la relecture, à la lumière crue de l’aube, j’ai bien vu les limites de ce que j’avais écrit : cela ne sonnait plus vraiment juste ; et j’ai laissé ces notes de circonstance sur mon bureau. Et puis, plus tardivement, lisant un court texte de Simone Weil « La Personnalité humaine, le juste et l’injuste », paru fin 1950 dans la revue « La Table ronde », je lis cela : « L’esprit de justice et de vérité n’est pas autre chose qu’une certaine espèce d’attention, qui est pur amour ». Et j’ai compris ce qui sonnait faux dans ma formule de la veille : écrivant “l’amour comme attachement”, c’est “amour comme attention” que j’aurais dû dire. C’est ainsi que l’on mesure la largeur et la profondeur du fossé entre le presque vieillard que je deviens un peu plus chaque jour, si lourd, et l’enfant lumineuse que je retrouve dans ce texte, toute la distance entre la médiocrité et le génie… Et elle me ramène à la politique, me faisant une fois de plus la leçon, en me rappelant que « le droit est par nature dépendant de la force » et qu’il n’a donc pas de « relation directe avec l’amour ». Et d’opposer l’esprit de Rome, fondé sur le droit, et celui de la Grèce antique, sur l’idée de justice. Et de conclure ainsi : « Au-dessus des institutions destinées à protéger le droit, les personnes, les libertés démocratiques, il faut en inventer d’autres destinées à discerner et à abolir tout ce qui, dans la vie contemporaine, écrase les âmes sous l’injustice, le mensonge et la laideur. Il faut les inventer, car elles sont inconnues, et il est impossible de douter qu’elles soient indispensables ».

Au moment où nos concitoyens européens sont appelés aux urnes, tout est dit à qui veut relire ce texte. Libre à chacun de perdre son temps avec ces élections et de se passionner, comme certains le font, pour telle compétition des Jeux olympiques : il y aura du sport, un peu de suspens, de l’émotion chez ceux qui vivront dans leur âme le sentiment d’avoir perdu ou gagné. Mais la vraie question politique est ailleurs, c’est celle du bonheur. Comment abolir en Europe tout ce qui, dans la vie contemporaine, écrase les âmes sous l’injustice, le mensonge et la laideur ? Quel homme ou femme politique s’en soucie un tant soit peu ? Quel leader religieux est crédible sur ce thème ?

Le dilemme : Hannah Arendt ou Ayn Rand…?

Il y a du symbolique dans ces deux grandes figures de la philosophie américaine contemporaine ; pas seulement en elles-mêmes, même si ces deux femmes ont quelque chose de fascinant, mais par leurs positions, semble-t-il opposées, comme deux planètes orbitant de manière symétrique autour d’un point de lumière que l’on nommerait LIBERTÉ… et que l’on qualifierait de source vive (fountainhead).

Elles sont de la même génération ; Arendt étant née en 1906 et son ainée, mais de si peu, en 1905. Toutes deux étaient philosophes, avec un gout pour la philosophie politique, et surtout un amour inconditionnel et passionnel de la liberté, amour qu’elles ont prioritairement défendu dans leurs ouvrages et leurs différentes prises de position : La liberté sinon rien…!, pour reprendre une formule éculée ou, pour citer Arendt, « La plus ancienne de toutes les causes, celle, en réalité, qui depuis les débuts de notre histoire détermine l’existence même de la politique : la cause de la liberté face à la tyrannie ». Et elles l’ont fait de manière très féminine, c’est-à-dire radicale, absolue, utopiste. Les femmes sont en cela souvent plus déterminées et plus cohérentes que les hommes ; elles savent aller au bout des choses et je veux bien avouer que mon panthéon littéraire est assez féminin, ce qui ne déplait pas vraiment au mâle blanc occidental que j’assume être – pour reprendre cette expression et la brandir comme un chiffon rouge au bout d’une hampe taillée en pique. Et j’aurais rajouté à ces deux noms, ceux de Simone Weil et d’Etty Hillesum, comme on lie une sauce, en cuisine, ici politique, avec des éléments existentiels et métaphysiques. Et si je rajoute encore un nom, celui d’un homme, d’Élysée Reclus, ce n’est ni par vantardise ou souci puéril et un peu pédant d’étaler une prétendue culture, ni du fait du disfonctionnement mental d’un éjaculateur précoce… de citations… on va le voir. Non, c’est qu’avant Camus, Reclus est Ma référence politique, mon Frédéric Bastiat à moi si je peux me permettre ce clin d’œil à Charles Gave, sauf que celui-là était géographe et non économiste ; et qu’en le citant, je joue la transparence sur l’endroit « d’où je parle ».

Mais revenons à nos deux philosophes américaines, la première classée à gauche, en fait à gauche de la gauche, et l’autre à droite, inspiratrice de Reagan, très à droite ; tout cela sur un échiquier très théorique qui parfois me semble plus cyclique qu’hémicyclique. Et ces deux femmes se sont battues, non seulement pour les libertés individuelles, mais surtout, et de manière conjoncturelle, contre les deux totalitarismes de leur siècle qu’elles avaient côtoyés de près, et avec une sensibilité très particulière du fait de leur judaïté. Arendt, née en Allemagne, avait fui le nazisme en 1933 après avoir été arrêtée par la Gestapo puis relâchée. Rand, de son vrai nom Zinovievna, née à Saint-Pétersbourg, avait déjà quitté la Russie bolchevique en 1925.

Mais ce bref rappel de deux trajectoires, deux météores qui se sont donc, à un certain moment, mis en orbite autour d’une idée fixe, me paraissait essentiel, car il illustre bien comment on peut être à la fois proches et éloignés. En réalité, cet article aurait pu pareillement se titrer « Philosophies libertaire et libertarienne ». Et je ne fais pas une comparaison qui serait assez ridicule entre les personnalités et les partis pris comparés de ces deux intellectuelles et la position que je veux défendre face à Charles Gave, que j’ai un peu lu et avec lequel je partage non seulement cet attachement viscéral aux libertés individuelles, mais probablement bien d’autres choses. Et si je nommais Élysée Reclus, c’est que, comme lui, je suis écologiste – le mot n’existait pas à son époque –, militant non violent, féministe –  du « genre » Bérénice Levet si l’on peut me comprendre, encore une femme que j’admire, mais peut-être ai-je un problème avec les femmes… de sans doute trop les aimer –, naturiste, au sens philosophique du terme, et puis… libertaire. C’est à dire tout le contraire de la pastèque évoquée dans le livre de Charles Gave (vert dehors et rouge dedans). Mais je suis de gauche, d’extrême gauche, et donc contre Sartre et pour Camus, contre LFI et pour… l’abstention. Quand Arendt vient en France en 52, elle déclare dans une lettre à son mari que la seule personnalité intéressante qu’elle y a trouvée c’est Camus – et disant cela, elle pense aussi à Sartre, « l’agité du bocal ». Je reprends ses mots : « Hier, j’ai vu Camus ; c’est sans aucun doute le meilleur en France à l’heure actuelle, il dépasse les autres intellectuels de la tête et des épaules ». Oui, elle reconnait un homme qui n’avait aucun complexe à défendre des positions et des amitiés clairement anarchistes ; et qui déclarait, et c’est là où je voulais en venir : « Le grand évènement du XXe siècle a été l’abandon des valeurs de liberté par le mouvement révolutionnaire, le recul progressif du socialisme de liberté devant le socialisme césarien et militarisé. Dès cet instant, un certain espoir a disparu du monde, une solitude a commencé pour chacun des hommes libres ». Et cette citation résume bien ce que je veux déclarer ici, précisément sur le site de l’Institut Des Libertés. Les amoureux de la liberté positionnés à droite, ce que je respecte, qui dénoncent et condamnent, parfois avec beaucoup de talent, d’intelligence et de cœur, « Les Horreurs de la démocratie » (Nicolas Gomez Davila, mais Nietzche avant lui…), font trop souvent l’erreur de confondre démocratie et parlementarisme et de réduire la Gauche au néomarxiste. Historiquement, il existe une autre gauche, celle de Proudhon – pour faire court… et éviter de me faire traiter à nouveau de pédant –, incompatible avec celle des laudateurs de Marx et de tous ceux qui l’on moins compris que défendu. Et lors de la Première Internationale, cet autre socialisme, individualiste et non collectiviste, anti étatique, a été mis au ban du mouvement révolutionnaire, au point que lors de la guerre d’Espagne, relire d’Orwell « Hommage à la Catalogne »… non, relire tout Orwell… – c’est vrai que j’ai oublié cet autre frère de ma famille libertaire – les staliniens, sur ordre de Moscou, ont préféré faire gagner Franco plutôt que de renforcer le parti anarchiste qui combattait les fascistes républicains. Continuer à oublier cette gauche et à tirer à vue contre « LA GAUCHE », c’est faire le jeu des néomarxistes ; de même que continuer à dénoncer l’écologie, sans distinguer Écologie et Écologisme, c’est accorder bien facilement une légitimité, une épaisseur à Mme Rousseau qui n’en a aucune.

Je suis donc de gauche et je rêve, pour reprendre la formule de Proudhon, d’un « Ordre sans État », mais, étant pragmatique, je pense que l’État est malheureusement un mal nécessaire. Et je crois à la démocratie directe et, dans un livre déjà ancien, je proposais comme réforme institutionnelle urgente qu’un tiers au moins de nos députés soient élus par tirage au sort, m’accordant sur la formule de Montesquieu qui, dans « l’esprit des lois », déclarait que « Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie. Le suffrage par le choix est de celle de l’aristocratie ». Mais Arendt n’y fait-elle pas écho quand elle remarque que « Les partis, en raison du monopole de la désignation des candidats qui est le leur, ne peuvent être considérés comme des organes du Peuple, mais, au contraire, constituent un instrument très efficace à travers lequel on rogne et on domine le pouvoir populaire » ?

Et je suis un libéral… Mais quand la liberté des grands groupes s’appelle licence et ruine celle des petites gens, je veux d’abord être un libéral qui défend la liberté économique des plus faibles, une certaine « common decency ». Je veux défendre la liberté de vivre décemment de leur travail des petits producteurs de lait contre Lactalis, comme celle des paysans modestes contre la grande distribution qui les étrangle. Mais les anarchistes ne sont pas nécessairement contre le Marché. Je citais Rand, mais je le faisais comme libertarienne et pour faire pendant à Arendt – on aura compris l’artifice rhétorique d’opposer ces figures emblématiques –, j’aurais pu citer Voltairine de Cleyre… quel beau prénom…, une anarchiste américaine qui se définissait, un demi-siècle avant Rand, mais étrangement si proche d’elle, en s’opposant à une militante communiste de sa génération : « Mademoiselle Goldman est une communiste ; je suis une individualiste. Elle veut détruire le droit de propriété ; je souhaite l’affirmer. Je mène mon combat contre le privilège de l’autorité, par lequel le droit de propriété, qui est le véritable droit de l’individu, est supprimé. Elle considère que la coopération pourra entièrement remplacer la compétition ; tandis que je soutiens que la compétition, sous une forme ou sous une autre, existera toujours et qu’il est très souhaitable qu’il en soit ainsi ». Oui, n’en déplaise aux uns, à droite, ou aux autres, à gauche, c’est une militante de l’ultra gauche qui affirmait cela.

Mais pour ne pas faire plus long et ne pas rester sur le sol américain, je veux revenir à Camus parlant de la liberté, bien meilleur avocat que moi, mais tout aussi pessimiste que moi sur l’avenir, ce qui me distingue encore de Charles Gave : « La société de l’argent et de l’exploitation n’a jamais été chargée, que je sache, de faire régner la liberté et la justice. Les États policiers n’ont jamais été suspectés d’ouvrir des écoles de droit dans les sous-sols où ils interrogent leurs patients ». Mais il ne faut pas se méprendre sur ces termes. Contester « la société de l’argent », c’est, dans ces lignes, refuser, non pas l’économie de Marché, ni même le capitalisme, mais un capitalisme financier qui considère l’argent, non pas comme un outil de développement, de financement du progrès, une valeur de référence, d’échange, une récompense qui peut être légitime, mais comme une fin en soi et trop souvent comme un outil de domination et de corruption. Et l’exploitation veut ici dire la surexploitation, l’assujettissement, cette façon dont certaines entreprises françaises ont préféré pendant les trente glorieuses, plutôt que de payer des salaires décents aux ouvriers français, importer une main-d’œuvre étrangère corvéable à merci, et bientôt incontrôlable, quitte à la licencier plus tard, et en laisser alors la gestion à la collectivité. Ce que certains veulent encore faire en prétendant que « serveur dans la restauration » est un « métier en tension » et qu’il faut donc faire venir des immigrés pour pendre ces postes ingrats et très mal payés – postes qu’ils occuperont quelques mois avant de devenir dealer de crack. Charles Gave écrit que « nous ne sommes plus en démocratie, mais sous un système hybride que l’on devrait appeler une ploutocratie technocratique ». Je ne pense pas que nous ayons été jamais en démocratie, mais je crois dire un peu la même chose que lui en expliquant, depuis des années dans mes livres et sur mon blog, que nous sommes gouvernés par un attelage fatal du Marché et de la bureaucratie étatique – et supra étatique. Évidemment, quand je parle du marché, je ne parle pas du boulanger ou du garagiste de mon quartier ou des patrons de PME en général. Je parle de ces grands groupes qui ont les moyens de modifier nos vies et sont prêts à tout pour faire de l’argent, quitte à nous vendre, après nous les avoir fait désirer à coup de réclame mensongère, des produits dont nous n’avons aucun besoin ; et que rien n’arrête : destruction de l’environnement et des liens sociaux, déstructuration des sociétés, mise sur le marché de produits dangereux, corruption des élites, communication mensongère, etc. Et quand je parle de bureaucratie, je ne rends pas le modeste fonctionnaire responsable de tous les malheurs du monde. Mais si une vérité peut nous rendre libres – mais j’en doute un peu – il faut dire que depuis que les hauts fonctionnaires, notamment formés à l’ENA, sont entrés en politique, depuis que les grandes entreprises ont racheté tous les médias privés, depuis que les partis politiques ont renoncé à faire de la politique pour se concentrer sur la quête du pouvoir, depuis qu’une élite plutôt endogamique et cooptée a résolu par différents moyens (en Europe la construction de l’UE) de retirer tout pouvoir des mains du peuple – référendum est devenu un gros mot –, nous sommes dans une impasse. Et si l’on veut voir ce qui est au bout de cette impasse, il faut relire le « 1984 » d’Orwell (un livre de 1949) ou peut-être celui d’Ayn Rand « La source vive – The fountainhead » qui date de 1943, un très beau livre, bien que moins abouti, moins synthétique que celui d’Orwell.

Les droits de vivre et de mourir

Je l’ai souvent dit, et depuis longtemps, mettre un terme à sa vie, c’est parfois prendre acte que cette vie n’étant plus qu’une survie, on est déjà mort. Mais je conviens que cela pose un certain nombre de questions.

L’euthanasie a mauvaise presse… peut-être parce qu’entendre prononcer ce mot c’est curieusement – car sans rapport de sens – entendre « nazi » et y associer d’autres idées comme eugénisme négatif ou solution finale. Pourtant, il serait bon que l’on puisse enfin débattre de ce concept mal défini, mais aussi du suicide assisté qui me parait tout autant problématisable. Mais entendons-nous bien, être favorable à une problématisation n’est pas nécessairement être défavorable à la chose ; et il me semble qu’il faudrait déjà s’accorder sur des définitions qui peuvent se superposer, s’imbriquer, car dans l’un ou l’autre des cas, il s’agit bien de demander à la médecine de mettre un terme prématuré à une vie devenue insupportable.

Et si je devais mieux distinguer les situations, les démarches, c’est en prenant en compte celui qui décide d’en finir avec une survie qui n’a plus de sens. Car au bout du compte, qu’importe les raisons de ce désir d’en finir s’il est « raisonnablement » justifié : on devrait alors pouvoir le faire décemment. Et ce n’est malheureusement, tristement, pas le cas à l’heure où l’on parle d’inscrire dans la constitution le droit des femmes à avorter, droit que la loi leur accorde déjà et qu’aucun parti politique ne songe à leur retirer. Mais pourquoi passer ici de l’euthanasie à l’avortement ?

Je ne pense pas que l’affirmation de ce dernier droit ait sa place dans notre constitution qui n’est pas et ne doit pas être une charte des droits – M. Larcher l’a justement rappelé. Et si ce combat devait être mené, il conviendrait de le faire à un niveau international pour que soit révisée la Déclaration Universelle des Droits Humains, ou, à défaut, demander ici une révision de notre Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, afin que soit aussi, de ce fait, précisé que cet homme-là peut être aussi du genre féminin – ce qui n’était pas dans l’esprit des rédacteurs du texte de 1789 qui ont octroyé le droit de vote aux citoyens et l’ont refusé aux citoyennes. Mais si nous devons inscrire dans ce texte les droits fondamentaux (c’est déjà le cas, et « ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression »), il conviendrait de rajouter, non pas le droit d’avorter, mais celui de vivre et de mourir dignement, et peut-être celui de procréer – je pense à l’eugénisme… Ce qui emporterait aussi le droit à disposer de revenus décents et de mettre fin à sa vie proprement. Car on ne peut séparer droit de vivre et droit de ne plus vivre. Et je crois donc que cela mériterait un débat à une époque où ce droit de vivre est refusé à certains – je pense aux juifs qui, hier, se voyaient refuser ce droit par les nazis, et qui, aujourd’hui encore, se le voient contester par les islamistes –, et savoir le droit de mourir dans la dignité refusé à ceux qui souhaitent abréger leur souffrance… J’écoutais récemment Alain Delon qui, dans cet entretien daté de peu d’années, exprimait clairement ce droit d’une personne âgée à mettre un terme à sa déchéance quotidienne.

Quant à l’euthanasie, s’il s’agit de permettre à un médecin ou à la famille de décider qu’un malade qui souffre doit mourir, je comprends que l’on puisse s’effrayer des dérives possibles. Mais la liberté de décider, en conscience, de mourir me parait essentielle. J’ai vécu personnellement les morts de deux proches : l’un s’est accroché à la vie jusqu’au bout, et de manière déraisonnable – je veux dire que ce combat n’était plus dicté par sa raison et que la question de son euthanasie aurait pu être posée ; et l’autre a souhaité mourir, mais ne le pouvait pas et a dû agoniser trop longtemps, me laissant un souvenir très laid de ses derniers moments, rongés par le cancer. Refuser ce droit des individus à décider et à organiser leur mort, c’est démontrer à quel point notre système politique est injuste et méprise les droits fondamentaux humains. Ou peut-être, reste prisonnier d’une idéologie chrétienne ? Quant à soumettre la question à référendum, n’en parlons pas dans un système qui méprise pareillement la démocratie populaire. Mais gageons que si Mme Von Der Leyen en décidait ainsi, Emmanuel Macron, en bon petit soldat, modifierait très vite la loi française.