Archives par étiquette : Foi

Progrès et laïcité

Sans nécessairement prolonger mes deux dernières chroniques, qui d’ailleurs n’en faisaient qu’une, je veux évoquer la laïcité, bien que j’en ai souvent parlé ici.

On ne peut réduire la laïcité à un concept contemporain, national, qui serait né au début du XXe siècle, créé par notre Troisième République dans la suite logique de notre Révolution : déchristianisation à compter de 1792 – avec comme point d’orgue, en 1793, la Fête de la Raison à Notre-Dame –, mais restauration religieuse avec le concordat de 1802 – la grand-messe à Notre-Dame à laquelle assista le Premier Consul le 18 avril –, un siècle plus tard la loi de décembre 1905 garantissant la liberté de culte et confirmant la séparation de l’État et des églises chrétiennes et juives… Cette séparation, comprise le plus largement possible, comme un divorce, ayant été refusée par principe par l’Église. Mais ce mouvement de séparation des ordres religieux et laïc était plus ancien, et a constitué le cadre de notre modernité. À son terme – mais n’est-ce pas présomptueux de parler de terme pour un mouvement qui n’a pas été au bout de sa logique, notamment en séparant le culturel et le cultuel –, ce sont deux visions du monde qui se trouvent séparées. L’une, plus ancienne, était celle des monarchies de droit divin, et est restée celle défendue par les religions (y compris de certaines religions prétendument laïques : nazisme, stalinisme, maoïsme… et d’une certaine manière l’humanisme…). L’autre est devenue la vision officielle de l’État républicain moderne. Mais ces deux visions documentées par des livres que je voulais aussi évoquer, restent symboliques, et ont surtout deux sources différentes : pour l’une la révélation prophétique, et pour l’autre, les lumières de l’entendement. D’un côté la foi vécue parfois dans la passion, de l’autre, la froide raison, avec parfois toutes ses dérives déshumanisantes. 

En Occident judéo-chrétien, la vision religieuse a été mise en forme programmatique par la création d’un Livre qui devait faire la synthèse de ce que les hommes devaient connaître (et le Coran a fait de même, mais de manière moins inspirée, sans poésie) : création du monde et de l’homme (métaphysique, anthropologie, téléologie), histoire, morale, éthique et hygiène de vie. Ce texte (La Thora), écrit principalement en Hébreu, a connu successivement une adaptation grecque (la Septante), puis une traduction en latin (la Vulgate), avant d’en connaitre bien d’autres dans toutes les langues de Babel. La Bible a longtemps été le seul livre vraiment édité et diffusé en Occident, avec ses commentaires, au point d’inventer le concept de bibliothèque. Et s’il y eut un Ancien et un Nouveau Testament, la patristique, puis la scolastique, ont produit beaucoup d’autres discours sur le monde, ses origines, sa finalité.

La vision laïque s’est aussi développée à partir de plusieurs textes qui ont heurté frontalement les religieux. Galilée, en 1632, avec son « Dialogue sur les deux principaux systèmes du monde », attaque le premier la métaphysique biblique, en donnant raison à l’héliocentrisme de Copernic contre le géocentrisme d’Aristote. Il sera d’ailleurs, très logiquement, arrêté par l’Inquisition, emprisonné, jugé pour hérésie et devra renier ses conclusions pour ne pas être brûlé vif. Cinq ans plus tard, Descartes publiera son « Discours de la méthode » qui, sans renier sa foi en Dieu, opposera les enseignements religieux au « bon sens », à ce qu’il nomme par ailleurs « la raison ». On peut aussi citer, toujours à la même époque, « Le Léviathan » de Hobbes, publié en 1651, et d’autres ouvrages majeurs, jusqu’à « la Philosophie zoologique » de Jean-Baptiste de Lamarck, bien plus tard, en 1809. Ce texte clôturera ces deux siècles (XVIIe et XVIIIe) des Lumières.  C’est le premier biologiste, revendiqué comme tel, qui inspirera notamment Darwin et qui oppose à la métaphysique religieuse des théories naturalistes de l’évolution (ou physicalistes).

Et on notera que si ces scientifiques remettent tous profondément en cause la vision religieuse retranscrite dans la bible, aucun n’abjure sa foi ou se déclare athée – tout au plus, pourront-ils être considérés comme déistes, ou panthéiste. Lamarck considérant par exemple Dieu comme « auteur sublime de la nature ». Et Rousseau, comme Voltaire qui utilise l’analogie horlogère, ne dira pas autre chose.

Mais, ce sur quoi je voulais insister, c’est sur deux points qui apparaissent particulièrement dans le Léviathan, livre très long, qui puise abondamment dans le texte testamentaire et dont le titre renvoie directement au « Livre de Job ». Aucun de ses textes ne conteste l’existence de Dieu et ne peut être considéré comme un essai théologique. Mais, de manière implicite, ils plaident tous pour la reconnaissance, dans l’espace public, d’une vérité fragile qui ne procède d’aucune révélation invérifiable, mais d’une démarche rationnelle, scientifique, qui s’appuie sur une méthode apriorique (le doute critique) et une méthodologie qui sera longtemps qualifiée de « géométrique », car, comme la physique a longtemps été réduite à ce que l’on nommait sous l’antiquité « météorologie », c’est-à-dire science des météores, des astres, cette physique constatait que tout était mouvement de corps, et donc transcriptibles en points (un corps étant ce qui occupe, à un certain moment, un espace), et en traits (un mouvement suivant une ligne droite ou courbe, et les astres sur leurs orbites semblant tracer dans le ciel des cercles). Ce pourquoi, Spinoza en publiant son « Éthique » en 1677 – en réalité son ouvrage est publié à sa mort – il le sous-titre « Ordine Geometrico Demonstrata », c’est-à-dire « démontrée suivant l’ordre des géomètres », ou « démontrée suivant la méthode géométrique ». On remarquera encore que si ce texte est écrit en latin, ce philosophe est quasiment le seul, à cette époque, à ne pas rompre avec la langue de l’église de Rome, en choisissant la langue vulgaire de son époque et de son pays : Le Français pour Descartes, l’Anglais pour Hobbes, etc.

Mais je voudrais aussi faire un dernier parallèle entre ces deux approches, religieuse et laïc, et précisément sur l’autorité, celle des religions et celle de l’État. Elles doivent tout, l’une comme l’autre, à une fiction. Pour les religions, l’existence d’un Dieu, tel qu’elles le conçoivent, et d’une supposée relation à l’homme (peuple élu, médiation prophétique, intervention de Dieu dans la vie des hommes, sacralisation, martyrologie). Pour l’État laïc, l’existence du Peuple (bien défini par Rousseau), c’est-à-dire d’une volonté commune suffisamment affirmée pour abandonner sa souveraineté au profit d’une organisation produite par un contrat et constituée civilement. Et l’existence de ce Peuple est d’autant plus symbolique qu’il ne se constitue comme souverain que pour abandonner sa souveraineté. Et, en opposant le parlementarisme et la démocratie, Rousseau le dit assez bien, lui qui pourtant est celui qui justifie le mieux cette fiction : « Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien ». Ce qu’il dit là, c’est que le Peuple n’est libre et souverain que le temps d’abandonner sa souveraineté, que pour déléguer ce qui fait son essence. Il n’est Peuple que pour pouvoir cesser de l’être, le temps d’abandonner sa vie, et se trouve miraculeusement ressuscité, pour un temps court, à chaque élection.

En conclusion, mais sans doute aurais-je l’occasion de revenir sur le Léviathan, on ne peut dater la laïcité au 9 décembre 1905, la fonder sur une loi qui ne fonde rien. D’ailleurs, ni le mot laïcité ni le mot laïc n’apparaissent dans ce texte. Et si le mot est bien contemporain, en devenant rapidement un principe républicain de notre troisième république, puis des Quatrième et Cinquième, la chose qu’il qualifie est plus ancienne, à savoir d’une part la distinction entre la foi qui appartient aux consciences individuelles – ce qui est d’ailleurs assez chrétien et peu musulman, considérant que Dieu a une relation singulière et directe avec chaque homme qui souhaite, par la prière, entrer en contact (amoureux) avec lui, et les religions qui sont de l’ordre d’une adhésion collective ou communautaire –  et d’autre part le droit civil, du fait que l’État qui doit gérer une société qui peut être multiculturelle, n’adhère ni ne privilégie aucune religion, s’en tenant à l’état de la science tel qu’il peut l’appréhender, et met ses lois républicaines et les impose au-dessus des lois religieuses.

Et cette logique conduit, ce qui n’est pas clairement exprimé pour ménager les uns et les autres, à l’expulsion des religions de l’espace public, et leur relégation dans les sphères privées ou les espaces publics consacrés (églises, temples, mosquées, pagodes, monastères, etc.)

Cause et raison

Une cause explique, une raison justifie. Et si l’on veut distinguer un croyant d’un mécréant, c’est une façon qui en vaut bien une autre. Le mécréant croit que tout ce qui arrive dans la nature s’explique par ses causes. Dans le même temps, le croyant en cherche les raisons. Mais c’est d’ailleurs un penchant assez naturel que de chercher des raisons où il n’y a que des causes, tant il est vrai que dans le domaine social ou politique si l’on veut, tout est justifié d’une manière ou d’une autre, même l’injustifiable – je pense aux crimes du Hamas. Mais il y a d’autres façons de faire ce distinguo viscéral. Oui, tout se passe au niveau des tripes.

La foi est une croyance irrationnelle ; ce n’est pas une simple créance : croire que demain le jour se lèvera et que ce sale temps va encore perdurer… La foi échappe à la raison, car tout porte à croire que rien dans la nature n’est justifiable, pourtant… ; et le croyant sincère, interpelé par sa logique, en vient à s’en sortir par des pirouettes : « Les desseins de Dieu sont impénétrables ! » Plus balaise encore : « Je crois parce que c’est absurde ! » Que répondre à cela ?

On peut passer sa vie à chercher la foi, mais la chercher avec sa raison, sa logique, est proprement imbécile, illogique. D’ailleurs, Pascal, pour renforcer sa foi, a eu besoin du miracle de la nuit du 23 novembre 1654, nuit dans laquelle il fit l’expérience d’une illumination mystique… Ne parlons pas, deux ans plus tard, du miracle de la sainte Épine, opéré sur sa nièce. Nietzsche l’a cherché, lui, partout, le provoquant pour qu’il sorte de sa cachette et vienne en découdre, d’homme à homme, si l’on peut dire. Mais Dieu lui est resté caché…

La vie est un jeu dont on ne connait pas les règles ; et il m’arrive de plus en plus souvent de ne plus avoir envie d’y jouer, tant ce jeu m’apparait pervers. C’est un peu comme ces jetons qu’on nous distribue dans les supermarchés. J’en vois qui font la queue pour mettre leur carton dans la machine et savoir qu’ils ont perdu… Merde ! encore perdu… C’est vrai, certains gagnent parfois un bon d’achat de cinq euros.

Plus sérieusement, il faut bien toute une vie pour espérer comprendre quelque chose à la vie. Et pour peu que l’on comprenne enfin quelque chose, c’est si peu et déjà beaucoup trop tard, car il est alors temps de mourir. D’ailleurs, tout observateur un tant soit peu attentif remarque qu’il est extrêmement rare qu’un jeune con ne devienne pas, avec l’âge, un vieux con ; quant à l’humanité, qui s’intéresse un peu à la poésie ou à la philosophie antique voit bien qu’en plus de deux mille ans, nous n’avons fait aucun progrès significatif – ce que le Hamas vient de nous rappeler.

Et nos histoires individuelles se terminent toujours mal… j’ai vu mes parents, des connaissances plus ou moins proches… tristes et moches fins. La mort est laide qu’elle nous prenne tôt ou nous laisse un peu de temps de loisirs, et les conditions dans lesquelles les choses finissent sont inacceptables… accident, handicape, vieillesse.

Je ne sais si la vie est sacrée. Pour Dieu elle ne l’est évidemment pas, et, à son échelle, cosmique, c’est une poussière de temps accordée à un tout petit agrégat de matière si fragile. Comment imaginer que de là où il se trouve, son rapport à l’homme puisse être d’une autre nature que celui d’un aviateur qui survole à grande vitesse une termitière ? L’homme est trop petit, trop minable pour intéresser Dieu. Il n’est pas à sa mesure. Tiens ! je raisonne comme Nietzsche…

Croire

Ne parlons pas des athées…

Écoutant Éric-Emmanuel Schmitt présenter son dernier livre, « Le Défi de Jérusalem », je me disais qu’il y a une différence radicale entre celui qui croit, car il sait qu’il ne sait pas et en est donc réduit à croire, quitte à aller jusqu’à croire bien que ce soit absurde, voire parce que c’est absurde, et celui qui ne croit pas et doute, car il sait qu’il ne sait pas et ne croit donc pas et voit bien que tout cela est quand même absurde. Et de me dire que cette différence, malgré la question de la révélation, est proprement psychologique.

L’humilité du mescréant.

Quoi de plus humble que celui qui avoue manquer de croyance – et sur ce point, ne pas croire n’est nullement assimilable à ne croire en rien –, et qui admet savoir encore moins, qui n’a donc sur tous domaines aucune certitude, aucune prétention, aucun propos rassurants à formuler. Cet homme évite l’écueil du parler fort, échappe à la tentation des propos péremptoires ou définitifs. Et s’il ne peut prendre le risque d’évacuer l’hypothèse divine, il se présente devant le mystère avec une totale humilité.

Quoi de plus désemparé que celui qui avoue manquer de croyance car, en réponse à ses doutes, il ne peut trouver aucune réponse qui lui permettrait de justifier ses choix éthiques, d’assurer son pas, de se conforter sur la route à suivre. Il sent bien la présence forte mais douce du Tout, écoute, en guette les manifestations, cherche les signes, mais seul le souffle du vent, tantôt câlin souvent violent, lui répond. Nulle parole dans le sifflement doux du vent qui se lève, nul conseil audible dans le frémissement des feuilles, nulle mise en garde dans les cris rares des oiseaux au silence irréel d’une aube marine, nul message dans le chuintement de la vague qui meurt sur la plage, aspirée par le sable. Une solitude de rêve, une liberté terrifiante …

N’est-ce-pas Aristote qui disait que l’homme solidaire est un Dieu ou une bête[1] ?

 



[1]. Je retrouve la citation dans la Politique d’Aristote : « Il est manifeste que l’homme est par nature un animal politique, et que celui qui est hors de la cité, naturellement bien sûr, et non par hasard, est soit un être dégradé, soit un être surhumain. »

 

Foi et raison

M’en tenant au simple sens des mots, je me définis plus facilement comme philosophant que comme philosophe – prudence ou coquetterie ? – et toujours comme mescréant, admettant trop souvent mescroire. Et de ce point de vue, je me sens proche de Montaigne que certains (qui ne le sont pas du tout) ne daignent pas appeler philosophe, et dont la philosophie est un libre syncrétisme des écoles créées par Épicure,  Zénon et Pyrrhon. Mais ne pourrait-on pas dire la même chose de Nietzsche (vrai ou faux philosophe ?) qui fut un grand et bon lecteur des Essais. Et je pourrais tout aussi justement me dire méfiant, puisque l’étymologie latine, par fidere (la confiance), nous ramène à l’idée de foi. Enfin, sur un autre registre que j’explorerai peut-être un jour moins ensoleillé, j’aurais pu choisir d’utiliser la formule de philosophe empêché.

Je n’ai donc pas la foi au sens où Paul de Tarse, Augustin ou Pascal ou encore Malebranche – mais cette liste n’a rien d’exhaustif – l’entendaient, car je n’ai jamais reçu la grâce. Et je ne sais si je dois m’en plaindre, car il me reste comme lot de consolation la philosophie. Et je ne crois pas que l’on puisse être philosophe, ou tenter de l’être, en acceptant l’a priori religieux, ou après avoir reçu la grâce comme on reçoit un coup de bâton sur la tête, ou un coup de pied au cul du fatum, ou un pot de géranium dégringolé de son appui de fenêtre. Et certains le vécurent dangereusement (Bruno y laissa sa vie, je ne sais comment Maître Eckhart ou Nicolas de Cues s’en sortirent). Montaigne, peut-être par son voyage à Rome, passa entre les mailles du filet de la censure pontificale, alors qu’une lecture plus attentive du texte aurait pu le faire mettre à l’Index.

Je pourrais illustrer cette opposition : doute et créance, raison et foi, philosophie ou pratique religieuse, en revenant au mythe de la Genèse, et à l’interdiction faite aux hommes de gouter du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du  mal. Cette interdiction de philosopher est claire, sans appel, radicale et définitive. C’est le seul interdit biblique, au moins avant le décalogue. Le premier couple pouvait donc, en ces temps adamiques, tout faire, jouir de tout sans mesure dans un paradis qui tenait à la fois de la prison panoptique de Bentham – l’amour de dieu n’est-il pas une prison ? –, que du Meilleur des Mondes[1], mais ils ne pouvaient pas se poser la question de la morale. Ils pouvaient courir nus dans les bois, boire jusqu’à plus soif quitte à inventer le vin, manger à s’en rendre malade, forniquer du matin au soir après avoir forniqué du soir au matin, se mettre les doigts dans le nez, cracher par terre, ne pas ranger leur chambre, jurer quand ils se blessaient, mais ils ne pouvaient se poser la question du sens de leur vie. Je pourrais développer encore cette référence, mais je préfère puiser à des sources moins irrationnelles, plus modernes, et laisser parler l’inventeur du Christ et de la religion chrétienne, Paul de Tarse.

Dans sa première Épitre aux Corinthiens, texte fondateur, canonique, Paul oppose, logos contre logos[2], la sagesse divine et la sagesse philosophique « Alors que les juifs réclament les signes du Messie, et que le monde grec recherche une sagesse, nous, nous proclamons un Messie crucifié, scandale pour les juifs, folie pour les peuples païens. Mais pour ceux que Dieu appelle, qu’ils soient grecs ou juifs, ce Messie est sagesse de Dieu »[3]. La formule tranche ici sans appel entre, d’une part, le verbe divin proposé à la créance des chrétiens (jamais à leur entendement), sous la forme de la parole christique portée, traduite et commentée par Paul, et d’autre part la raison rejetée par le prophète, mais telle que la philosophie grecque l’a théorisée, et la promue comme média de toute connaissance, et seule ressource théorétique. Mais ces deux logos (parole transmise et raison raisonnante), n’ont qu’un objet, le discours indicible sur le monde, un Logos (en majuscule) au sens héraclitéen du terme, et susceptible de donner du sens à l’aventure humaine. Et ces deux approches, radicalement différentes, antagonistes, se retrouvent et dans l’émerveillement de l’intuition et dans la conviction d’une forme de vacuité de la connaissance. Pourquoi pas.

A chacun son média pour tenter de connaitre l’inconnaissable, et à défaut de tirer le bon numéro, la grâce, il est toujours possible, au grattage, de gagner quelque chose. La philosophie, c’est le grattage.

Et si je me sens à ma place dans cette discipline philosophique tricotée de doute comme les religions sont, elles, tissées de foi, c’est que faute d’avoir reçu la grâce, comme Claudel nous le raconte (ou Augustin d’Hippone dans ses confessions), et de pouvoir mettre toute ma confiance en Dieu, ce qui ne saurait faire débat, ni pour moi, ni pour personne, j’imagine, je ne peux donner foi à ce que des hommes de chair et de sang me disent, et que je ne comprends pas C’est pourtant l’exigence de Paul, qui se comporte comme tous les ayatollahs du monde, en déclarant : « C’est à nous que Dieu, par l’Esprit, a révélé cette sagesse […] l’homme qui est animé par l’Esprit juge de tout, et lui ne peut être jugé par personne ». Il rajoute : « L’écriture demandait : Qui a connu la pensée du Seigneur ? Qui lui donnera des conseils ? » Eh bien ! la pensée du Christ, c’est nous qui l’avons ! »[4] . Parlant de « nous », il parle de lui (et incidemment de son collègue en prédication Apollos). A le lire, il me faudrait donc, faute d’avoir été éclairé – affranchi pour le dire au plus juste – par Dieu, renoncer à m’en remettre à ma réflexion (la droite raison), pour m’en remettre à un homme, qu’il s’appelle Paul ou Muhammad, qui se déclare élu, illuminé et animé par l’Esprit de Dieu, et qui prétend juger et exige de ne pas l’être. Et qui oppose par ailleurs à toute ma dialectique, une rhétorique redoutable, arme de guerre contre laquelle tout argument n’est qu’une tapette à mouche : « La sagesse de ce monde est folie devant Dieu » ; « Le Seigneur connait les raisonnements des sages ; ce n’est que du vent ! »[5]. Comment répondre à un tel rhéteur ? Mais l’argument est si déstabilisant si définitif que tous les pères de l’église l’utiliseront : A Tertullien qui déclare[6] : « Et mortuus est Dei Filius : Credibile est quia ineptum est ; et sepultus resurrexit ; certum est quia impossibile est – Le fils de Dieu est mort: C’est croyable parce que c’est absurde; et, après avoir été enseveli, il est ressuscité; c’est certain parce que c’est impossible. », Augustin semble répondre « Si comprehendis, non est Deus  – Si tu comprends, ce n’est pas Dieu »[7]. Le propos est conclusif, définitif, et surprenant sous la main d’un homme très marqué par la logique grecque – Mais Voltaire n’écrit-il pas dans son Traité sur l’intolérance, en soulignant son inconséquence, qu’Augustin changeait souvent d’avis.

Je sais que l’homme est un animal orgueilleux, un animal qui a un besoin maladif ou puérile de comprendre, et ma petite expérience de la vie m’a conduit, difficilement, à admettre que pour comprendre, il faut sans doute cesser de réfléchir, que pour trouver, il faut probablement cesser de chercher, que le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal est trop indigeste. Je veux bien déposer les armes de mon entendement – même si je n’en ai pas d’autres –, reconnaitre avec Paul que « le langage de la croix est folie pour ceux qui vont vers leur perte », mais pourquoi faudrait-il alors que je m’en remette aux prophètes ?

Je conclurai aujourd’hui sur deux points. D’abord par un rappel de la formule de l’Ecclésiaste « Tout n’est que vanité et poursuite du vent ». Il y a beaucoup d’orgueil dans cette prétention à la philosophie, car toute sagesse et relative, et au bout du compte vaine. Et l’exigence de s’humilier devant Dieu qui m’avait beaucoup perturbée chez Malebranche, a cessé de me choquer. Si la foi ne sauve pas, n’en déplaise aux esprits religieux, la philosophie pas mieux. Au plus console-t-elle (c’est le lot de consolation évoqué plus haut). Et il me plait que cette idée se retrouve dans un texte de Salomon[8], entre le Pentateuque et les Prophètes. En second lieu, je vois l’immense distance entre Jésus et Paul. Le premier est un philosophe, qui pas plus que les philosophes gréco-latin ne remet en cause sa religion, ou ne souhaite encore moins en créer une nouvelle. Et je le trouve, au bout du compte et au moins sur la forme, proche de Diogène de Sinope ; le second est un prophète – comme Zoroastre ou Mani, ou Muhammad. Il invente un personnage conceptuel, le Christ, crée un nouveau corps de doctrine, fonde une religion à vocation universelle et bouleverse le monde.



[1]. Je cite le roman d’Huxley en me souvenant plus précisément du mode d’éducation des enfants qu’il décrit.

[2]. Faut-il rappeler que ces textes sont écrits en grec.

[3]. Epitre aux Cor. (1, 22–24)

[4].  Ibid (2, 10– 16)

[5].  Ibid (3, 19-20)

[6]. Dans : De Carne Christi.

[7].  Dans : Sermon 17.

[8]. Je sais que cette référence est contestée.