Archives de catégorie : Lectures

Commentaires de lectures

Oui, ça m’a énervé

Je lis cela couché, vautré sur la jaquette d’un livre sur le développement personnel – développement personnel ! un concept dont la prétention m’a toujours fait gerber : « une leçon de bonheur », ou encore cette autre perle éditoriale : « Il n‘est pas nécessaire d’être milliardaire pour être heureux ». Affligeant ! à ne plus savoir comment trouver les mots… Si l’on veut dire que « l’argent ne fait pas le bonheur », prétendue vieille sagesse populaire, en fait un truisme assez grossier, c’est un peu court. Qu’on se le dise entre amis, à l’apéro, je veux bien, mais qu’on en fasse l’accroche d’une prétendue leçon de bonheur…

Évidemment que l’argent ne fait pas le bonheur – Tiens, j’en parlerai à mon banquier, je lui dirai que c’est Macron qui me l’a dit… –, mais en avoir n’est nullement un obstacle et peut parfois consoler, voire distraire. Mais surtout, soyons clair, ce système que nous avons construit en Occident, qui taxe l’eau que l’on boit et bientôt l’air que l’on respire, un système qui a privatisé tout ce qui existe sur terre, y compris ce qui est biologiquement nécessaire à notre survie individuelle, c’est-à-dire qui se le réserve ou le réserve aux personnes en capacité de se le payer, fait qu’il est illusoire d’espérer y être heureux si l’on est pauvre. Et d’ailleurs, comment le pourrait-on quand, le Marché, mais surtout toute la technocratie et la médiacratie, méprise les pauvres, et ne respecte pas leur dignité ? Pas plus qu’on n’y respecte les vieux ou les malades. Et encore moins dans un pays, le nôtre, où l’on n’accepte pas qu’un vieux, fatigué, considérant avoir fait son temps, décide de mourir, de sa main, à son heure. Non, c’est au système de décider de cela. Et si je ne sais pas si, comme on le prétend, « tous les hommes naissent libres… » – en fait, j’ai quand même ma petite idée –, à l’évidence, on n’est pas libre de mourir à son heure choisie. Et puis…, mais cessons là.

Mais qui peut prétendre donner des conseils ou des leçons de bonheur ? Oui, donner des conseils de développement personnel, en faire son métier et faire du fric en expliquant que l’argent ne fait pas le bonheur. Et vendre sa soupe à la télé ou à l’étal d’une librairie à des bobos qui mangent bio, mais qui acceptent volontiers de vivre dans des cubes de béton, sans plus aucun contact avec la nature et acceptent si facilement d’être les sujets disciplinés et propres sur eux de « l’Empire du Bien » – j’emprunte évidemment ce concept à Philippe Muray.

En fait, la seule justification de l’élaboration de contes moraux, je pense à Tolstoï, je pense à Voltaire…, la seule justification aux romans ou au Théâtre d’édification, c’est bien, soit l’engagement politique ou religieux, soit un goût authentique pour la littérature et les arts.

Réactionnaire assumé

J’entendais récemment Michel Onfray répondre, alors qu’on le présentait comme un gaulliste de gauche, qu’il était prêt à abandonner le qualificatif « de gauche ». Qu’a-t-il voulu dire ? Il ne s’en est pas expliqué. Personnellement, plus je crois comprendre de Gaulle, plus je me sens gaulliste, mais sans rien renier de mon enracinement à l’extrême gauche d’un échiquier qui n’est qu’une façon comme une autre d’opposer les uns aux autres, souvent sur des sujets mineurs, donc loin de l’essentiel ; et sur un schéma un peu étroit de lutte des classes.

De Gaule n’était pas de gauche, évidemment. Était-il de droite ou du centre ? À l’évidence, il avait une certaine idée de la France et du Peuple.

Continuer la lecture

25 Janvier 2022 – De Cioran à Houellebecq

Une certaine critique l’attendait comme au coin du bois, arme au pied. Avec « anéantir », il en est à nouveau sorti et s’est pris quelques méchants coups de fusil. Ce fut vite expédié et bien fait. Mais comment cela aurait-il pu en être autrement ? Les intellectuels médiateurs, qu’ils communient dans un audiovisuel public acquis à un gauchisme bienpensant de plus en plus poreux aux thèses woke, ou qu’ils officient sur les chaines de propagande des oligarques dont Emanuel Macron est le champion, ne l’aiment pas – ils ont leurs bonnes raisons ; et la première est que Houellebecq, depuis au moins dix ans (« Soumission »), est devenu un auteur très populaire et de plus en plus en phase avec une société liquéfiée par le Système, mais qui se cabre encore, et dont une forte minorité rejette les pseudo valeurs bourgeoises et fait la courte échelle à Zemmour – trop courte au dire des sondeurs. L’establishment ne lui pardonne pas son audience « populaire », le sous-entend populiste et n’aime pas sa façon de sortir des clous, en fait de refuser de s’y tenir ; et les intellos, pour l’essentiel fonctionnarisés et solidaires d’une prétendue élite ghettoïsée dans les plus beaux quartiers parisiens, méprisent le populaire et craignent ceux qui échappent aux catégorisations rapides ou cassent les codes, ceux sur qui ils ont peu de prises, et tout ce qui, d’une certaine manière, leur échappe.

Passe encore qu’il soit connu et largement traduit et lu depuis plus de vingt ans (« Les Particules élémentaires »), passe encore qu’il prenne position à tout bout de champ (médiatique) et sur l’écologie et sur le féminisme et sur tout ce qui nous touche, mais le primé Goncourt 2010, dont l’œuvre s’approfondit et se radicalise, semble aujourd’hui échapper à toute mesure, dépassant le cadre étroit de la littérature pour devenir un « phénomène ». En effet, semblant se disperser – littérature, cinéma, musique –, il est surtout porteur d’un message politique inclassable (et surtout pas à gauche), non partisan, et, au premier sens du terme, réactionnaire, donc révolutionnaire si l’on veut bien considérer que ces deux mots peuvent s’appliquer au refus des choses-comme-elles-sont, au rejet d’un système bureaucratique ingérable et failli. Et justement, ce dernier roman qui se passe en 2027, pendant une élection présidentielle, est déjà un violent pamphlet politique contre Macron, ce « président réélu en 2022 qui avait délaissé les fantasmes de start-up nation qui avaient fait sa première élection, mais n’avaient objectivement conduit qu’à produire quelques emplois précaires et sous-payés, à la limite de l’esclavagisme, au sein de multinationales incontrôlables ». Houellebecq croit donc pouvoir tout se permettre, entrer à sa manière en politique en prêtant au Macron de 2027, l’idée de préparer pour 2032 sa prise de pouvoir et la fin de la démocratie. Il y a du Coluche dans la démarche et certains ne pourront lui pardonner cette façon de dénoncer le système médiatico-politique et de prendre prétexte du roman pour troubler les jeux politiques.

Houellebecq est donc clivant – et pas seulement politiquement. Il ne peut susciter que de l’amour ou de la haine – deux sentiments au-delà de la raison, donc de la critique –, sans que ces sentiments aient d’ailleurs quelque chose à voir avec les qualités littéraires de son œuvre, et de ce point de vue, c’est peut-être plutôt à Céline qu’il conviendrait de le comparer. Et s’il agace, c’est aussi qu’il est trop people, mais aussi trop marketé. Car tout nouveau roman de sa main se vend, dès avant sa parution, comme le nouveau modèle, la nouvelle version attendue d’un produit grand public – disons comme un nouvel opus de J.K. Rowling par exemple. Alors, à quoi bon en faire la critique, si ce n’est pour l’égratigner et se désolidariser ainsi de ce phénomène ? Et ce n’est pas si difficile.

 

Car l’écriture de l’auteur est attaquable – ce qui n’est pas nouveau – et ce dernier ouvrage n’est pas sans défauts formels. On connaît le style de Houellebecq, un style qui n’est pas sans multiples références et peut sembler sans réelle originalité. Il est assez difficile à décrire, si ce n’est, de mon point de vue, en utilisant le terme « d’affranchi ». Car visiblement, pour reprendre cette formule d’Orwell, il ne se laisse pas « prendre au piège des morceaux de bravoure littéraire, des phrases creuses, des adjectifs décoratifs, de l’esbroufe pour tout dire ». Et s’il joue de son art, c’est sans jamais le pousser bien loin, chercher sérieusement l’effet, ou s’en faire une marque. Et on pourrait dire qu’il a trouvé son style, au-delà du style, par une forme de détachement accompli, comme d’autres cherchent et trouvent leur morale, « au-delà du bien et du mal » – j’y reviendrai. Mais cette écriture est efficace, assez minimaliste, sans beaucoup d’artifices ; mais avec toujours le sens du rythme, un rythme qu’il impose à son lecteur qu’il sait tenir. Et il parle une langue à la fois riche et simple, et a ce talent d’être un auteur de son temps tout en étant déjà classique. Car Houellebecq, n’en déplaise à ses détracteurs, n’est pas un moderne, encore moins un décadent, c’est un classique ; et s’il parle souvent de sexe et semble s’y complaire un peu, c’est qu’il s’inscrit dans une filiation naturaliste – un naturalisme urbain : je pense précisément à Zola (qu’on relise « Nana » ou « La terre »). Mais c’est aussi qu’il n’y a rien chez lui de bourgeois, de politiquement correct, et qu’il est travaillé par des questionnements existentiels dont la sexualité constitue, si ce n’est le centre, l’axiologie. Et je vais y revenir, mais pas avant d’en avoir terminé avec le style.

Son roman qui fait l’actualité n’est donc pas, j’en conviens, sans défaut ; mais on ne mesure pas la qualité d’une œuvre d’art à son absence de défaut ou de réalisme. Qui s’intéresse aux arts plastiques ou à la peinture le sait bien : torsion des formes, étirement des perspectives, figuration impressionniste des scènes. Alors qu’importe que l’auteur embarque son lecteur dans une histoire politico policière peu vraisemblable et qu’il ne mènera pas à son terme – comme si la maladie, l’imminence de la mort du héros mettaient un terme prématuré à l’enquête, voire au livre, abandonnant le lecteur dans une forme de tension érotique dont l’auteur se désintéresse alors. Pourtant, pour bien connaître Conan Doyle qu’il cite, Houellebecq sait tramer un récit, créer un suspens, conclure une intrigue. Mais ce qui semble l’intéresser ici est bien de poser la question du mal, non pas du mal comme valeur (ou contrevaleur), ou du mal absolu, comme Harendt a pu le définir – il ne l’évoque pas, ce n’est pas son propos –, mais sous la forme de l’existence du Démon, d’un archange déchu à l’image de Samaël dans la tradition juive. Et le roman, globalement, l’intrigue policière qui est l’une de ses trames, ne sont ici que les cadres formels d’un nouvel essai, d’une réflexion authentiquement philosophique qui semble suspendue entre deux pôles, Pascal et Nietzche (auquel je reviens donc) : deux pôles, deux réponses « religieuses », celle du théologien catholique qui gardait cousu dans son habit le témoignage de son expérience mystique de novembre 1654 et celle de l’antéchrist qui déclare (dans son livre éponyme) abolir l’ère chrétienne « le 30 septembre 1888 du faux calendrier ». Le premier est largement cité dans « anéantir », le second, très peu – mais il semble bien planer partout sur ce texte. On sait l’importance que la philosophie de Schopenhauer a eue pour Nietzsche qui lui a d’ailleurs peu rendu hommage. On sait aussi que Houellebecq est un excellent connaisseur du premier – il s’en est déjà expliqué et lui a consacré un essai en 2017 –, et je vois bien qu’ici, sa démarche est proche de celui qui se prétendait « le premier psychologue » et dénonça de manière radicale la « moraline » chrétienne, et sur le plan politique la démocratie parlementaire. Je parle bien de Nietzsche. Insistons sur un autre point, si ce dernier était philologue de formation, s’il a développé une pensée politique plutôt négative, il savait aussi parler de psychologie et de sociologie ; et s’il avait été tant marqué par Schopenhauer, ce n’était pas par son œuvre de moraliste (les « parega et polipomena »), mais par sa métaphysique (« Le monde comme représentation et comme volonté »). Et si « anéantir » peut être considérée comme une réflexion philosophique consubstantielle de l’œuvre de Houellebecq et qui trouve ici un nouveau développement, il faut bien parler de métaphysique, d’où l’importance qu’il attache au désir et à la sexualité. Alors, qu’importe que les intrigues montrent parfois un peu de faiblesse, que leur crédibilité soit discutable, et surtout qu’un suspens laborieusement construit nous laisse sans dénouement – je parle de l’intrigue policière. Juger ce livre comme un simple roman, ou s’en tenir au style, serait passer à côté de l’essentiel. Mais c’est aussi tout le « problème » de la littérature, si cette incise m’est permise dans un texte déjà trop long. Tout écrit ne constitue pas une œuvre littéraire. Encore faut-il qu’il réponde d’une double ambition, quant au fond et à la forme. Et déclarer que c’est le style qui fait la littérature est à la fois juste et réducteur. Il y a des textes littéraires sans fond – je pense à la façon dont le Nouveau roman a pu se fourvoyer dans les années cinquante ; il y a des essais dont la forme est moins travaillée dans un souci esthétique que d’efficacité. Il y a aussi des œuvres philosophiques qui sont littéraires, et, à l’évidence, d’autres qui ne le sont pas.

Houellebecq est un immense écrivant, car, non seulement il bouscule les limites de la littérature, mais il est universel – il l’a toujours été. Que veux-je dire ? Si un jour des thésards des prochains siècles souhaitent comprendre notre époque, comme aujourd’hui certains cherchent désespérément à comprendre l’antiquité gréco-romaine, ils trouveront plus de matière dans son œuvre que dans celle de certains sociologues et préfèreront sans doute la lecture de Michel Houellebecq à celle de Marcel Gauchet. Qu’il note ici avec amertume l’évolution de nos sociétés « la tournure générale que les choses avaient prise, avec cette ambiance pseudo-ludique, mais en réalité d’une normativité quasi fasciste, qui avait peu à peu infecté les moindres recoins de la vie quotidienne », ou qu’il pointe les conditions ignobles que nos sociétés font à leur vieux (et le scandale des EHPAD), ou dans « Sérotonine » la question paysanne – en 2016, on dénombrait en France plus d’un suicide de paysans par jour (je ne trouve pas de chiffre plus récent) –, ou encore dans « Soumission » celle de l’islamisation de la société française, il est toujours universel (si l’on peut réduire l’universel à l’occidental).

Mais, avant de conclure, je veux revenir sur la dimension de philosophie morale de l’œuvre d’un écrivant qui, il y a quelques années, avait rédigé « un projet de nouvelle Constitution », projet libertaire que je n’ai pas « étudié ». Houellebecq oppose dans « anéantir » de Maistre (une référence zemmourienne) à Rousseau que Nietzsche détestait et traitait de « tarentule morale ». Oui, ce « divin rousseau » cher à Robespierre qui le nommait ainsi – Nietzche parle dans « Aurore » de « la pensée du fanatisme moral qu’un autre disciple de Rousseau se sentait et se proclamait destiné à réaliser, je veux dire Robespierre qui ambitionnait « de fonder sur la terre l’empire de la sagesse, de la justice et de la vertu »» – cher aussi à Mélanchon qui assume son culte à Robespierre et au « divin Rousseau ». On m’excusera peut-être d’emboiter ainsi les références. Houellebecq qui commet ici le crime de lèse-majesté, en interprétant de Maistre, de considérer la Révolution française comme un moment maléfique, de douter de sa nature, de sembler contester ce qu’elle a produit, la dimension démocratique du système bourgeois, et qui en rajoute en prédisant l’avènement prochain d’une nouvelle séquence mortifère, post démocratique, que l’un de ses personnages – Macron en l’occurrence – serait en train de préparer, quitte à miser sur l’élection d’un jeune candidat brillant du Rassemblement National – suivez mon regard –, sur l’échec de son mandat, pour qu’il puisse être alors possible de proposer une réforme constitutionnelle et de solder la Cinquième république et tous les espoirs populaires d’une hypothétique régénération de la démocratie.

Et si j’ai voulu insister ici sur la polymorphie des livres de Houellebecq : d’abord romanesque, toujours sociologique, nécessairement politique, réellement philosophique, c’est que je comprends qui si la question qualitative est posée au critique « littéraire », s’agissant d’essais philosophiques dont le projet est non seulement d’analyser, mais plus encore de défendre des thèses à contrecourant, ainsi que des positions « politiques » qui en découlent, le critique, nécessairement interpellé par les questions morales sous-jacentes, ne peut pas être plus objectif que je le suis dans cette chronique. Un dernier mot sur cette morale qui est tout le contraire d’une « moraline », pour dire que c’est une morale qui se construit « au-delà du bien et du mal », mais « entre le désir et la mort ».

 

Comment conclure cette critique d’« anéantir » –  le titre est en minuscule, comme si l’idée même d’anéantissement était anecdotique, s’agissant d’une chose aussi dérisoire que la vie d’un homme ou d’une civilisation ¬– si ce n’est en avouant que je reste un inconditionnel de Houellebecq ; et son dernier livre ne me fera pas changer d’avis, ni sur l’œuvre, essentielle en ces temps de décadence de l’Occident et de nihilisme bienpensant, ni sur l’homme dont j’apprécie la liberté d’esprit, l’extrême sensibilité aux détresses humaines, et cette lucidité coupante comme la lame d’une guillotine. J’ai cité, pour ouvrir cette chronique – sur laquelle plane l’esprit de Nietzsche (j’insiste et assume ce point quitte à être le seul à le faire) –, l’auteur de « De l’inconvénient d’être né », j’aurais pu partiellement citer Nicolas Gomes Davilla, et mettre en exergue l’un de ses aphorismes qui me semble faire précisément écho à la pensée de Houellebecq : « Les trois ennemis de l’homme sont : le démon, l’État et la technique ».

Chacun est dans son demi-cercle de merde et d’entrave ; chacun sa merde

C’est une expérience non seulement exaltante, mais proprement stimulante que de découvrir un beau texte dont le fond, comme la forme qui le sert admirablement, vous remue et vous ferait presque oublier la médiocrité du monde et la vôtre propre, l’indigence de la vie intellectuelle, la stérilité de la politique. De ces trop rares moments de communion intellectuelle, on sort un peu grandi, ou du moins a-t-on l’impression d’avoir été pour un moment hissé hors du fossé, tiré de l’ornière domestique. La littérature sert d’abord à cela, nous rendre un peu meilleurs, ou nous en donner l’impression ; et l’expérience est jouissive. C’est dire que cet art qui ne peut être réduit au roman est nécessaire, car proprement politique : Hugo, Zola, France.

 

Je viens de refermer le livre de Joseph Ponthus « À la ligne » (c’est naturellement une de ses formules que j’utilise en accroche), ponctuant ainsi une lecture sans ponctuations. J’avais raté sa sortie faute d’écouter les bonnes émissions ou de lire les bonnes chroniques ; et cette rencontre aurait pu ne pas avoir lieu, sans l’alerte d’un ami plus vigilant, un agent de la providence. Oui, j’aurais pu passer à côté d’un livre important sur la condition du sous-prolétariat contemporain – si je peux présenter la chose par cette formule si peu aguichante. Disons-le donc autrement : un livre sur ce que le philosophe belge Raoul Vaneigem appelle la survie, qu’il définit comme « la vie séparée de soi, la castration de la vie, l’homme étranger à lui-même », en fait, la vie qu’on nous fait, et ici à des intérimaires de l’agro-industrie.

Si dans quelques siècles le genre humain survit, malheureusement, et a toujours cette capacité à avilir et à détruire avec méthode et bonne conscience son univers, et que des historiens se penchent sur notre époque, c’est en lisant Ponthus ou Houellebecq, « À la ligne » ou « Sérotonine » qu’ils pourront espérer comprendre les conditions ouvrières et paysannes de ce début de siècle et mesurer toute la désespérance d’un monde plombé par l’attelage fatal de la technobureaucratie étatique et du néolibéralisme économique, une époque où le sentiment d’humanité survit, mais retranché chez ceux qui souffrent face à l’acier froid de la Machine, époque où l’homme n’est sauvé, au sens religieux du terme, que par une solidarité horizontale, de combat, qui dit merde à l’assistanat bureaucratique, vertical et surplombant, en fait, méprisant. Et l’expérience de Ponthus, qui ne donne jamais de leçons, est édifiante quand elle oppose l’Usine et le monde des travailleurs sociaux. Je me répète, la vraie littérature vaut toute sociologie : Hugo, Zola, France.

Et je l’avoue, si ce texte m’a à ce point touché, c’est que je ne peux qu’être en sympathie avec un écrivain à la foi libertaire – ses références sont sans équivoques – et épris de poésie ; et qui donne ici sa noblesse à un monde ouvrier qui n’est ni le mien ni le sien. Et ce n’est pas au reportage de Florence Aubenas et au « Quai de Ouistreham », travail intéressant, mais d’une autre nature, que j’ai d’abord pensé. Chez Ponthus, il y a quelque chose de Camus dans la démarche (au moins sur le fond) et si je cite ce dernier, c’est autant en référence à « L’homme révolté » qu’au « Mythe de Sisyphe ». Car l’auteur, en conserverie comme à l’abattoir, est aussi un Sisyphe dont l’expérience illustre ce que Camus désigne comme sentiment de l’absurde et qui n’est peut-être que la conscientisation d’un principe métaphysique que j’avais nommé « principe d’ironie » avant de découvrir qu’Audiberti le nommait dans « l’Abhumanisme » « principe de cruauté ».

 

Cruauté, vanité, notre monde est construit sur des mensonges, des non-dits, des privilèges exorbitants – Ponthus fredonne en bossant la chanson de Craonne, comme d’autres au front pendant la Grande Guerre : « Ceux qu’ont l’pognon, ceux-là reviendront, car c’est pour eux qu’on crève ». Comme le disait le grand Nietzsche, « le monde ressemble à l’homme par ceci qu’il a un derrière – c’est vrai ! ». Et ce derrière n’est pas propre, il pue, et Ponthus nous le montre ainsi, et Sisyphe s’esquinte à nettoyer et le sang encore chaud et la merde, pour que le béton et l’inox brillent et que les inspecteurs hygiénistes, les inquisiteurs de la bien-pensance et de la bonne conscience bourgeoise témoignent du meilleur des mondes. Oui, le derrière de notre monde est sale et si l’on doit opposer ancien et nouveau monde, alors il faut se rendre à l’évidence : rien ne permet aujourd’hui d’entrapercevoir ce monde neuf ; et dans tout ce qui est à l’œuvre, c’est plutôt, suivant la formule du comte de Lampedusa « il faut tout changer pour que rien ne change », des adaptations de forme pour permettre de prolonger et d’amplifier les vieilles aliénations, conforter les mêmes choix mortifères ; car l’émergence d’un monde nouveau, réorienté, d’une vraie modernité, ne correspond ni aux intérêts du Marché ni à ceux de la technobureaucratie (pour le redire avec ce néologisme d’Edgar Morin). Et c’est pourquoi ce texte est important et peut être lu comme un texte politique, un texte dont la force tient à sa dimension de témoignage, à l’absence de commentaires, d’analyses, de jugements, le contraire d’un texte philosophique, même s’il en faut, évidemment. Et de ce point de vue, Ponthus répond, par-delà le temps qui change la nature des choses et le rapport des êtres, à Simone Weil – tient, une amie de Camus – qui a écrit des pages importantes sur le déracinement ouvrier ou paysan. Elle a d‘ailleurs aussi tenu, relatant son expérience de travailleuse d’usine, son « Journal d’usine » – rapprochement troublant.

Le livre nous raconte un homme sans illusions qui roule son rocher de manière presque stoïcienne « amor fati » ; un homme révolté, mais sans violence ce qui, décidément, nous ramène encore à Camus. Il raconte ses galères sans colère, ne juge pas, et n’est même pas désabusé, très loin de toute tentation nihiliste (toujours Camus). Même quand il est courbé dans sa tranchée, fatigué et sali, il se tient droit, positive, se cherche du courage et le trouve encore, fait ce qui doit être fait, essaye de le bien faire, et n’oublie ni sa belle ni son chien Pok Pok, la poésie, les auteurs qu’il affectionne. S’est-il rendu compte de cette opposition qui m’a frappé entre l’Usine, monde décrit « essentiellement masculin » et ce qu’il nous montre de sa vie hors les murs, essentiellement féminin : sa femme, sa mère, le souvenir de sa grand-mère ? ; pas d’hommes. Je n’en tirerai aucune conclusion, mais comme il nous dit que « l’usine vaut une analyse ».

 

Et je ne peux conclure sans évoquer la forme et ce choix « d’écrire comme il travaille, à la chaîne, à la ligne » ; terminer cette critique par ce qui sera apparu à certains comme premier. Le travail d’écriture est impressionnant, le texte formellement très abouti, même si on pourra toujours penser qu’il aurait pu écrire « À la ligne » sans renoncer à toute ponctuation. C’est son choix et j’en comprends aussi la logique. La littérature est aussi un travail sur la forme, mais ne saurait se réduire à cela, un art qui tient autant de l’architecture que de la peinture ou de la musique, un art se synthèse en quelque sorte et d’équilibre, sur un fil, sur une ligne. On attend donc Ponthus au second roman, curieux et gourmand d’une écriture qu’il va devoir réinventer. Courage, mon frère !

Sérotonine

Évidemment, on peut être gêné par cette profusion de bites et de chattes, crument nommées comme telles dans un texte dont la seule axiologie semble être définie par ces deux pôles, la seule morale être celle du désir comme propédeutique et substitut à l’amour, seul vrai luxe de la condition humaine. On peut aussi, au contraire, se réjouir d’une certaine forme de crudité et parfois d’outrance chez un écrivain qui ose s’affranchir dans la forme et sur le fond d’un politiquement correct décidément si insupportable, si nauséeux. Car Houellebecq tranche sur tant d’intellectuels semi-mondains et fortement médiatisés que son héros pointe en ces termes : « les éditorialistes et les grands témoins qui défilent comme d’inutiles marionnettes européennes, les crétins succédant aux crétins, se congratulant de la pertinence et de la moralité de leurs vues ». On peut aussi être frustré d’une écriture trop sèche qui semble parfois mal tenue, quelque peu négligée, mais la forme colle ici à un récit dans lequel, décidément, on ne saurait trouver rien de positif, de réconfortant, si ce n’est un certain docteur Azote, seul personnage proprement « moral » du récit, un saint égaré en enfer. Car ce roman d’un déprimé déprime et comment ne pas penser à la formule de Cioran qui grinçait sur cet « inconvénient d’être né ».

Ce nouveau texte qui succède, je crois, à « Soumission », confirme à nouveau au moins deux choses. La première est que Houellebecq est un très grand romancier, moins par le style, assez neutre – il ne prétend d’ailleurs pas « écrire bien », mais est-ce vraiment son souci ? – que par sa capacité à construire, structurer, architecturer des récits dignes d’intérêt. La seconde est qu’il est à ma connaissance, le seul, au moins en France, à parler « juste » de notre époque et à en dire l’essentiel. Et pour cette raison, et aussi par un certain côté « naturaliste », c’est à Zola que j’ai pensé, moins à celui de « Nana » qu’à celui de « La Terre ». J’imagine bien que si, dans quelques siècles, pour peu qu’existent encore de hommes et des femmes pour s’intéresser à leur passé, des historiens interrogent précisément notre époque, l’épuisement de notre civilisation et les égarements de notre Système, alors, plus que tout autre sociologue contemporain, ils pourront avantageusement lire Houellebecq ; qui, faute de garder le moindre espoir sur notre avenir commun pose sur nous autres un regard cru sans aucune dimension polémiste ou militante, un regard de naturaliste ou d’entomologiste sur notre monde de cloportes. Dans ce roman, Il se montre à nouveau observateur déprimé, mais lucide de notre naufrage, sans en rajouter, mais sans repeindre jamais la réalité ou céder aux conventions ou au simple plaisir d’écrire pour écrire. Pourtant, ce livre salutaire, sec comme une ordonnance, à la sémiologie minimale, mais rigoureuse, ne servira à rien, mais cela, il le sait. Comme son héros, notre société marche vers la mort, inéluctablement. Pourtant, plane toujours ce regret des occasions manquées, de ce que nous aurions pu être ou faire ; autre chose. Car toujours perdurent sous la souffrance un désir d’être et sous la négativité radicale, une foi déraisonnable, impatiente, agacée ; un agacement qui montre que Houellebecq n’est pas résigné et respire encore. Il termine ainsi son récit, paradoxalement – c’est évidemment son héros qui parle, le suicide au bord des lèvres : « Je comprends, aujourd’hui, le point de vue du Christ, son agacement répété devant l’endurcissement des cœurs : ils ont tous les signes, et ils n’en tiennent pas compte. Est-ce qu’il faut vraiment, en supplément, que je donne ma vie à ces minables ? Est-ce qu’il faut vraiment être, à ce point, explicite ? »

 

Relisant ces quelques lignes avant de les poster, et ma remarque sur « le politiquement correct, décidément si insupportable », je repense à cette image de la pièce enfumée, chère à Epictète ; et plus largement à la philosophie stoïcienne. Les philosophes gréco-latins avaient le souci de la pédagogie, le goût perdu du parler-clair, quitte à user d’images ou de paraboles. Ils ne cherchaient pas à paraître, à s’infatuer de beaux discours, voire de propos abscons ou d’études académiques qui n’intéressent personne, mais à marquer les esprits, à enseigner la « bonne vie ». Et les stoïciens, sans vraiment inviter au suicide, considéraient que l’on ne devait pas se plaindre et que la bonne attitude consistait à supporter la situation présente en essayant de faire ce qui était à notre portée pour qu’elle s’améliore, sans gaspiller son temps à vouloir changer ce qui ne dépendait pas de nous ; et si la situation était insupportable, physiquement ou moralement, si la pièce était trop enfumée, il convenait d’en sortir, de quitter la vie, ce que fait Aymeric dans la fable Houellebecquienne.

Et cette image est aujourd’hui assez curieusement, très pertinente. En effet, ce qui rend la vie si insupportable, c’est bien la com, le refus de dire les choses, cet enfumage que l’on nomme le politiquement correct, cette façon, très macronienne, de nous faire prendre des vessies pour des lanternes.