Sérotonine

Évidemment, on peut être gêné par cette profusion de bites et de chattes, crument nommées comme telles dans un texte dont la seule axiologie semble être définie par ces deux pôles, la seule morale être celle du désir comme propédeutique et substitut à l’amour, seul vrai luxe de la condition humaine. On peut aussi, au contraire, se réjouir d’une certaine forme de crudité et parfois d’outrance chez un écrivain qui ose s’affranchir dans la forme et sur le fond d’un politiquement correct décidément si insupportable, si nauséeux. Car Houellebecq tranche sur tant d’intellectuels semi-mondains et fortement médiatisés que son héros pointe en ces termes : « les éditorialistes et les grands témoins qui défilent comme d’inutiles marionnettes européennes, les crétins succédant aux crétins, se congratulant de la pertinence et de la moralité de leurs vues ». On peut aussi être frustré d’une écriture trop sèche qui semble parfois mal tenue, quelque peu négligée, mais la forme colle ici à un récit dans lequel, décidément, on ne saurait trouver rien de positif, de réconfortant, si ce n’est un certain docteur Azote, seul personnage proprement « moral » du récit, un saint égaré en enfer. Car ce roman d’un déprimé déprime et comment ne pas penser à la formule de Cioran qui grinçait sur cet « inconvénient d’être né ».

Ce nouveau texte qui succède, je crois, à « Soumission », confirme à nouveau au moins deux choses. La première est que Houellebecq est un très grand romancier, moins par le style, assez neutre – il ne prétend d’ailleurs pas « écrire bien », mais est-ce vraiment son souci ? – que par sa capacité à construire, structurer, architecturer des récits dignes d’intérêt. La seconde est qu’il est à ma connaissance, le seul, au moins en France, à parler « juste » de notre époque et à en dire l’essentiel. Et pour cette raison, et aussi par un certain côté « naturaliste », c’est à Zola que j’ai pensé, moins à celui de « Nana » qu’à celui de « La Terre ». J’imagine bien que si, dans quelques siècles, pour peu qu’existent encore de hommes et des femmes pour s’intéresser à leur passé, des historiens interrogent précisément notre époque, l’épuisement de notre civilisation et les égarements de notre Système, alors, plus que tout autre sociologue contemporain, ils pourront avantageusement lire Houellebecq ; qui, faute de garder le moindre espoir sur notre avenir commun pose sur nous autres un regard cru sans aucune dimension polémiste ou militante, un regard de naturaliste ou d’entomologiste sur notre monde de cloportes. Dans ce roman, Il se montre à nouveau observateur déprimé, mais lucide de notre naufrage, sans en rajouter, mais sans repeindre jamais la réalité ou céder aux conventions ou au simple plaisir d’écrire pour écrire. Pourtant, ce livre salutaire, sec comme une ordonnance, à la sémiologie minimale, mais rigoureuse, ne servira à rien, mais cela, il le sait. Comme son héros, notre société marche vers la mort, inéluctablement. Pourtant, plane toujours ce regret des occasions manquées, de ce que nous aurions pu être ou faire ; autre chose. Car toujours perdurent sous la souffrance un désir d’être et sous la négativité radicale, une foi déraisonnable, impatiente, agacée ; un agacement qui montre que Houellebecq n’est pas résigné et respire encore. Il termine ainsi son récit, paradoxalement – c’est évidemment son héros qui parle, le suicide au bord des lèvres : « Je comprends, aujourd’hui, le point de vue du Christ, son agacement répété devant l’endurcissement des cœurs : ils ont tous les signes, et ils n’en tiennent pas compte. Est-ce qu’il faut vraiment, en supplément, que je donne ma vie à ces minables ? Est-ce qu’il faut vraiment être, à ce point, explicite ? »

 

Relisant ces quelques lignes avant de les poster, et ma remarque sur « le politiquement correct, décidément si insupportable », je repense à cette image de la pièce enfumée, chère à Epictète ; et plus largement à la philosophie stoïcienne. Les philosophes gréco-latins avaient le souci de la pédagogie, le goût perdu du parler-clair, quitte à user d’images ou de paraboles. Ils ne cherchaient pas à paraître, à s’infatuer de beaux discours, voire de propos abscons ou d’études académiques qui n’intéressent personne, mais à marquer les esprits, à enseigner la « bonne vie ». Et les stoïciens, sans vraiment inviter au suicide, considéraient que l’on ne devait pas se plaindre et que la bonne attitude consistait à supporter la situation présente en essayant de faire ce qui était à notre portée pour qu’elle s’améliore, sans gaspiller son temps à vouloir changer ce qui ne dépendait pas de nous ; et si la situation était insupportable, physiquement ou moralement, si la pièce était trop enfumée, il convenait d’en sortir, de quitter la vie, ce que fait Aymeric dans la fable Houellebecquienne.

Et cette image est aujourd’hui assez curieusement, très pertinente. En effet, ce qui rend la vie si insupportable, c’est bien la com, le refus de dire les choses, cet enfumage que l’on nomme le politiquement correct, cette façon, très macronienne, de nous faire prendre des vessies pour des lanternes.

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