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Le monde rêvé des anges

Si la philosophie n’était aussi, pour celui qui la pratique quotidiennement, une source de plaisir, si elle n’était qu’une nécessité impérieuse, injonctive, elle aurait probablement pour moi une moindre valeur morale. Heureusement, elle ouvre de larges champs à la jouissance spirituelle et je peux témoigner ici de ces moments de jubilation que procure l’exercice de cet art mescréant : qu’il s’agisse du simple décryptage d’un fait plus ou moins banal avec les outils méthodologiques du philosophe ou grâce à la découverte d’un nouveau concept qui rend plus aisée la compréhension d’un phénomène apparemment complexe ou bien ouvre comme une clé une porte sur des perspectives neuves ; qu’il s’agisse de critiquer une idée qui d’abord semble évidente et que l’on découvre à l’analyse sotte ; ou qu’il s’agisse encore du forgeage d’une opinion qui précédemment n’était fondée qu’en intuition. Mais certains rencontres avec des textes ou des auteurs ont le même effet stimulant et jubilatoire.

C’est ainsi que je veux rendre compte de la lecture de l’essai de Bérénice Levet sur « La théorie du genre » (sous-titré : le monde rêvé des anges). Et je veux m’y attacher et sur la forme et sur fond. C’est d’abord un texte utile, car bien documenté sur une doctrine très présente dans le débat politique mais d’une manière masquée et qui, touchant à des questions éthiques, ne peut laisser indifférent et devrait donner lieu à un débat que personne ne semble vouloir porter dans l’espace médiatisé. Mais c’est aussi un pamphlet, structuré comme tel, et qui a toutes les qualités d’un essai philosophique : construit, argumenté, convainquant. C’est donc de la philosophie et la banalité de la formule, de ces quelques mots pour le dire : « c’est de la philosophie », peut surprendre. Mais il y a tant de livres écrits sur la philosophie ou les philosophes – des livres de professeurs ou de chercheurs –, tant d’études dont l’histoire des idées est l’objet, tant d’essais qui analysent telle école de pensée, telle filiation sectaire, telle novation conceptuelle chez machin, tant de textes évidemment intelligents mais qui ne sont que des manuels de philosophie, des ouvrages de vulgarisation. Bérénice Levet n’écrit pas Ici un ouvrage « sur la » ou « de » philosophie : c’est un essai philosophique. Mais il n’a pas pour objet d’inventer et d’expliquer des concepts, de proposer une nouvelle architecture métaphysique, de refonder une morale au-delà de la morale ; son objet est tout autre. On y chercherait par ailleurs en vain un mot difficile ou savant, une formule alambiquée, une difficulté conceptuelle,  une ellipse trop courte ou une idée mal éclairée : c’est un texte écrit pour les gens, dans une langue fluide, simple mais riche, précise, sans effet gratuit de style, sans jargonnage académique, sans ces digressions inutiles qui signent les propos mal tenus. En d’autres termes, c’est un texte philosophique efficace et rigoureux – sans doute efficace car rigoureux – et j’y retrouve cette volonté première de la philosophie grecque de s’adresser au peuple quitte, dans un souci de pédagogie, à théâtraliser leur leçons éthiques, comme Diogène ou Aristippe pouvaient le faire. Ce travail s’inscrit donc qualitativement très loin de l’indigence intellectuelle des ouvrages politiques de la gente partisane, évidemment très loin des productions convenues rangées sous les étiquettes « spiritualité et développement de soi », tout aussi loin de ces ouvrages universitaires savants mais stériles, textes abscons produits à destination d’une élite étroite et complice où tout ce qui pourrait être dit simplement est démesurément enflé par un style et un langage d’expert qui n’a souvent pas d’autre objet que de palier l’indigence des idées ou des concepts par la lourdeur indigeste de leur formulation. Tous ces textes prétendant, sur le registre des idées, souvent par la citation hors de propos de maîtres à penser appelés en caution, emprunter les chemins de la philosophie, ou de la philosophie politique.

Sur le fond, car je veux bien admettre que cela reste l’essentiel, ce texte a le mérite de clarifier les thèses des défenseurs de la « théorie du genre », d’en montrer et la fragilité et la portée, et ainsi de poser avec rigueur les termes d’un débat qui malheureusement n’a pas lieu – complicité des médias et du politique empêche – et, démontant l’argumentaire des sectateurs du Genre, de montrer les dangers politiques et psychologiques de cette idéologie et de lui opposer une autre posture éthique plus fidèle à la tradition, précisément française : fidélité à l’identité sexuée, défense de l’hétérosexualité et de l’érotisation des rapports humains. Et si j’ai voulu y faire écho, c‘est d’une part qu’elle prolonge mes deux dernières contributions, et d’autre part que je me suis déjà exprimé ici sur le Genre, mais que depuis cette précédente chronique mon analyse s’est enrichie sans que je me désolidarise aujourd’hui de ce que j’en disais il y a peut-être un an.

Rappelons les dogmes de cette idéologie née aux Etats-Unis dans les années cinquante dans des cercles de psychologues[1]. La théorie des promoteurs de cette idéologie à laquelle la gauche social-démocrate européenne consent, tient en quelques idées formellement fortes, radicales, mais sur le fond, notamment scientifique, très fragiles, car fondées sur rien. Rappelons les deux premières : Le masculin et le féminin ne procèdent que d’une construction sociale historisable – le « que » étant ici important. Cette construction normative qui structure nos sociétés et plus largement notre civilisation constituant un formatage liberticide. Voilà, tout est dit, et tout cela me semble à tout le moins fragile, voire très loin du sens commun.

Pourquoi est-ce un formatage liberticide ? Deux explications principales sont ici mises en avant : D’une part cette construction sociale installe la femme dans une relation de soumission à l’homme dominant – ce qui me parait le seul argument qui tienne ; d’autre part elle fait de la relation de genre (homme/femme) la norme sexuelle et relègue et stigmatise tout autre forme de sexualité en marge de la société. Il s’en suit que ce qui a été construit pouvant être mêmement déconstruit, la libération de l’humain passe par la suppression de la partition sexuée et sexuelle de l’humanité en deux genres (masculin et féminin) et qu’il convient, après avoir relativiser le genre en affirmant qu’il est construit « sans fondement en nature »[2], de le déconstruire et de supprimer le féminin et le masculin, chaque individu étant libre de conserver ou de changer de sexe, éventuellement par des choix chirurgicaux, et de jouir de sa sexualité, seul, en couple, ou dans des combinaisons beaucoup plus complexes, et en utilisant ses organes reproducteurs ou tout autre voie ou artifice. La grande liberté, quoi !

Les théoriciens  du genre revendiquent donc comme programme idéologique d’« introduire le trouble dans le genre »[3]. Non seulement ils veulent en la déconstruisant faire disparaitre l’identité sexuelle (plus d’homme et de femme, de garçon et de fille, de monsieur et de madame, de papa et de maman) ; non seulement ils veulent abolir la sexualité comme source de plaisir érotique, au profit de la liberté de tous les plaisirs, de toutes les pratiques sans limite aucune – ce qui fait écrire à Bérénice Levet : « Il y a au cœur du Genre, un ascétisme, un puritanisme résolu à couper les ailes du désir hétérosexuel qui ne devrait pas nous laisser indifférents. Les religions en ont peut-être rêvé, le Genre lui, en extirpant le mal à la racine (la différence de sexes), escompte le réaliser » ; mais plus encore, ils veulent effacer l’altérité homme/femme, donc la mixité pour reconstruire une humanité asexuée (de son point de vue, que je partage, désérotisée). Poussant leur logique à son terme, toute catégorie doit disparaitre : le genre sexué comme artifice social, la famille traditionnelle comme norme dépassée, l’hétérosexualité comme formatage, le féminisme comme défense d’une identité féminine et permanence de la partition homme/femme, l’homosexualité comme pratique sexuelle, c’est-à-dire non libérée de l’axiologie sexuée. Il n’y a plus alors que des hommes et des animaux – mais pourquoi faire encore ce distinguo ? –, des parents et des enfants, des couples non pas hétéros ou homos, mais asexués, des combinaisons plus originales qui permettent de jouer des partitions érotiques en trio, quartet, quintette à têtes multiples, du moment qu’il ne s’agit ni de polygamie ni de polyandrie, dénoncées comme attelages sexués.

La femme doit devenir un homme comme les autres. Elle/il sera pompier, selon les vœux de l’un/l’une de nos ministres, et nous seront enfin devenus modernes. L’humanité enfin débarrassée de la nature aura fait un grand pas.

Car si j’ai souhaité chroniquer cet ouvrage, c’est qu’il met en lumière ce qui me parait être de l’ordre de la crise de la modernité. Dans cette idéologie anglo-saxonne extravagante, défendue aujourd’hui à droite comme à gauche par V. Peillon comme par N. Vallaud-Belcacem, je vois la pire forme de la crise de l’autorité, celle de la nature. Non content de bousiller la planète, l’homme moderne refuse que la nature et sa nature puissent le limiter. Orgueilleux, il veut s’en affranchir totalement, définitivement, et il en aura bientôt la possibilité. Il est déjà possible de faire un enfant sans pénis, bientôt sans utérus. Alors, si l’humain sait chimiquement se provoquer un orgasme, il n’aura plus besoin de ses organes génitaux. Si l’on y prend garde, non seulement l’homme n’aura plus de parents ni d’enfants mais il n’aura plus de compagnons. Il sera seul. Les nécessités de la nature ne pourront plus le protéger d’un solipsisme mortifère. Est-il encore capable de comprendre que ce refus de l’autorité de la nature, non seulement ne le libère pas mais l’aliène, le rendant étranger à lui-même ? Est-il capable de comprendre que nier la nature, c’est nier sa nature, donc se nier ? Et sur ce registre, on doit bien distinguer les lois de la nature (par exemple la reproduction sexuée des mammifères),  les accidents de la nature (certain hommes naissent mal formés, privés d’un membre ou d’un organe, ou déficients, ou pourvus de manière surabondante d’un membre ou possédant les deux sexes) et les artifices humains (fabrication de clone, de chimères). La reconnaissance de l’autorité de la nature me semble, comme question éthique, centrale. L’avenir de l’homme est-il contre-nature ?

Concluons sur ce point. On associe trop souvent, et beaucoup trop facilement les dénonciateurs de la théorie du genre, donc certains opposants au mariage homosexuel, aux croyants-dieu et aux sectateurs religieux. Car derrière un même combat, des objectifs considérés comme communs, se cacheraient les mêmes idées permettant par un raccourci aisé d’assimiler les défenseurs de la famille hétérosexuée à des esprits religieux assignant aux laïcs, notamment de gauche, une position opposée à celle des curés, donc partisane d’une réforme profonde de la tradition, dont le pire des défauts serait de ne pas sembler en phase avec les exigences du progrès.

J’aimerais ici répondre sur trois registres : social, politique, moral ; et clarifier ainsi mes positions. Et je commencerai par le plus important. Je crois, sans me montrer aussi intégriste que Rousseau, que refuser l’autorité de la nature est une folie, je veux dire que c’est un facteur d’aliénation ; et je crois, pour citer Bérénice Levet, que « L’homme et la femme ne sont pas superposables anatomiquement mais non plus existentiellement, et ce, sans que l’histoire ni la science ne puisse en rendre raison ». Et je suis sensible au parallèle qu’elle construit sans vraiment le dire entre autorité de la nature et de la tradition. Et pour préciser encore les choses je citerai l’aphorisme 99 de Nietzsche : « La moralité ne vient qu’après la contrainte ; bien plus, elle est elle-même quelques temps encore une contrainte à laquelle on s’attache pour éviter le déplaisir. Plus tard, elle devient une  coutume, plus tard encore une libre obéissance, enfin presque un instinct : alors elle est, comme tout ce qui est dès longtemps habituel et naturel, lié à du plaisir – et elle prend le nom de vertu ».[4]

Que dire politiquement si ce n’est que renoncer au genre, après l’avoir délié du sexe, c’est renoncer à l’un des fondements de notre civilisation : sa structuration naturelle sexuée, sans remplacer ce fondement par quoi que ce soit d’autre. Et son argument contre le mariage homosexuel me parait devoir être médité : « La société française, après bien d’autres, n’a plus d’étayage naturel. Le mariage, jusqu’alors, consacrait l’union naturellement féconde d’un homme et d’une femme. Désormais il conjoint deux êtres dont la filiation ne peut être qu’artificielle ». Sur le plan social, celui des mœurs, il me parait essentiel que l’Etat ne légifère pas sur notre sexualité et notre envie de vivre avec un individu de notre sexe ou du sexe opposé, ou à trois ou dans des combinaisons plus originales. Mais il importe à l’Etat de fixer et de défendre, non pas dans la sphère privée où il a trop tendance à mettre les pieds (chaussés de gros godillots à semelle cloutées), mais dans l’espace public une norme qui réponde à un projet politique démocratiquement construit.

Si donc dans la rue, les tenants de l’autorité (morale) du livre, et ceux de l’autorité (politique) d’une forme de tradition peuvent se retrouver coude à coude, ce n’est donc pas nécessairement qu’ils sont prêts à se coudoyer sur tout.


[1]. Bérénice levet cite John Money et Robert Stoller.

[2]. Soyons bien clair, et l’essai de Bérénice Levet a ce mérite : la thèse des sectateurs du genre, sans malentendu possible quand on relit leurs textes, est bien qu’à partir d’une matrice humaine qui peut avoir à la naissance ses organes reproducteurs dehors ou dedans, la société peut fabriquer sans aucune difficulté particulière  un homme ou une femme, quel que soit la forme anatomique qu’il conserve par ailleurs. Une femme peut donc avoir un phallus (ce qui ne prouve rien) et un homme une lourde poitrine (ce qui ne prouve rien de plus). L’idée de transformer son corps pour le mettre à l’image de son genre (hormones ou chirurgie) n’étant qu’une concession malheureuse faite à une norme sociale insupportable que l’on veut voir disparaitre. Car être homme ou femme n’est toujours qu’une injonction sociale. On ne nait pas homme ou femme, on le deviendrait parce que la société constatant que vous en avez ou pas aurait décidé de vous faire devenir homme ou femme, dominant ou dominé.

[3]. Trouble dans le genre (Gender trouble) est le programme de Judith Butler.

Décadense de notre civilisation.

Oui, l’homme m’inquiète, ou plus justement il me désespère ; et après avoir précisé cette inquiétude sur deux aspects que je choisissais de formuler ainsi : la puérilité de l’humanité et la décadence de notre civilisation occidentale, après avoir il y a quelques jours évoqué le premier point, voyons maintenant le second.

Nous sommes confrontés à l’une des choses les plus effrayantes que l’homme puisse connaitre : une guerre de civilisation ; mais c’est moins mon sujet du jour qu’un point de sensibilité qui me ramène à une réflexion, jamais aboutie, sur l’homme. Je ne sais comment nommer plus justement notre civilisation occidentale si ce n’est par ce paradigme historico géographique ; mais s’il faut la définir j’en reviendrai à ses trois dimensions, ces trois pieds qui la font tenir debout si solidement que nous n’en imaginons pas la faiblesse. Notre civilisation a un pied religieux, un autre économique et un troisième politique, et ce tripalium est cohérent. Je veux dire que nous pourrions définir l’essence de notre civilisation indifféremment par l’une quelconque de ses dimensions, comme si chacune pouvait décrire totalement et justement notre monde occidental. Plus précisément, ces dimensions sont : la religion judéo-chrétienne, le capitalisme et la démocratie parlementaire. Et toute contestation de la civilisation occidentale ne peut que remettre en cause ses trois piliers. Et si l’on peut s’étonner de notre surprise à voir critiqué l’occident, Il me semble que ce qui est ainsi contesté,  et de manière si violente par Daesh par exemple, c’est l’impérialisme de cette civilisation. Etant personnellement occidental et de culture judéo-chrétienne, il ne m’est pas facile de critiquer l’Occident. Pourtant, si je devais le faire c’est en pointant sa dérive la plus problématique : notre civilisation qui a développé ses valeurs mais qui semble aussi avoir définitivement exclu l’homme de ses paradigmes, souhaite universaliser par les armes les dites valeurs, et imposer au monde son ordre et sa paix, comme en d’autres temps Rome le fit.

Toutefois, nos valeurs ne sont pas universelles, ne sont souvent que des contrevaleurs, et je ne suis pas sûr de souhaiter que notre planète s’occidentalise. Il me semble en effet qu’un peu de biodiversité – c’est évidemment une image – est nécessaire dans ce domaine. Et par ailleurs la question est moins celle des valeurs que celle de leur hiérarchisation. Et je pourrais développer mon propos en parcourant indifféremment les trois chemins : politique, en montrant par exemple que la démocratie représentative n’est pas démocratique et n’est qu’un système permettant de ne pas donner le pouvoir aux gens ; religieuse, en rappelant que la religion chrétienne, au prétexte de sauver l’âme des gens, a névrosé les gens, les condamnant à une survie qui n’est pas la vie ; et économique, en montrant que nous avons construit un système qui transforme l’homme en consommateur, voire en produit de consommation. Et je choisirai cette troisième voie.

Comme le montre assez bien les économistes, notre système économique a pour fondement le troc et la division du travail. Cette organisation « marchande » de la société a permis, dans un premier temps, d’augmenter rapidement la production de richesses et d’améliorer le confort de l’homme. Mais la reconnaissance de la propriété privée et la possibilité de la transmettre par héritage a permis, d’une part l’accumulation du capital entre quelques mains fortunées, ce qu’Adam Smith appelle « funds » et que l’on pourrait aussi traduire par ressources, d’autre part la création du capitalisme défini comme l’exploitation des hommes qui ne disposent que de leur force de travail par d’autres hommes qui possèdent un capital de ressources, que ce capital soit constitué d’une terre, d’une mine, d’un moulin, d’une manufacture ou d’un bateau, d’un bétail, d’une réserve de grains, d’un droit particulier. Et socialement, le monde s’est divisé en maîtres et domestiques, patrons et ouvriers, exploiteurs et exploités, les premiers possédant les ressources exploitables, les seconds leurs bras nus.

Historiquement, le gain de l’ouvrier était donc indexé sur sa force du travail qu’il vendait, et depuis que la machine le supplante dans ce domaine et que l’ouvrier est utilisé à d’autres tâches, moins physiques, cette indexation s’est faite sur le temps de travail qu’il vend sans pouvoir vraiment le négocier, un temps de vie, mais jamais sur la plus-value des produits qu’il fabrique. Car l’homme qui était central, moteur dans le processus de transformation de  la matière alors que la machine ou l’outil n’étaient que des aides, des accessoires, est devenu lui-même accessoire face à la machine et au moteur qu’il sert et qui ont pris sa place centrale dans le processus de fabrication. L’homme est donc tombé du statut de producteur, au statut de ressource  productive exploitée, comme peuvent l’être la matière première ou l’énergie ; et parallèlement à ce bouleversement des valeurs, l’importance de la production s’est effacée devant celle de la conception des produits et aujourd’hui des services.

Adam Smith écrit au XVIIe siècle : « Le travail est donc la mesure réelle de la valeur échangeable de toutes les marchandises. Le prix réel de toutes chose, ce que toute chose coûte réellement à l’homme qui veut l’obtenir, c’est la peine et le mal qu’il a pour l’obtenir, … ». C’était vrai, ça ne l’est plus. Pour cet économisme qui fut l’un des premiers et l’un des plus brillants, ce n’était donc pas le métal (argent ou or) ou le grain, encore moins le papier monnaie qui était la mesure de la valeur d’échange de chaque bien. On pourrait donc dire que l’homme, ou du moins son travail, à l’époque dont l’économiste nous parle, était « la mesure de toutes choses » comme le travail du cheval est celle du travail mécanique. Aujourd’hui ce n’est plus le cas, l’homme n’est plus la mesure économique des choses ; et je me demande d’ailleurs en prolongeant la remarque de Smith, si, bientôt, ce ne sera pas l’empreinte carbone. Changement de paradigme …

La société marchande nait, non pas du troc, mais de l’accumulation des ressources et des biens, grâce à la privatisation de la terre : la faune, la flore, le minerai, la réserve halieutique. Le capitalisme nait avec la division du travail qui permet l’exploitation de l’homme. Cette exploitation permet, en médiatant la relation entre le producteur qui disparait et le consommateur, de s’approprier la plus-value de transformation ou de fabrication des biens, le fruit du travail n’appartenant plus au travailleur qui n’est pas intéressé au bénéfice.

Et si l’homme a perdu sa place centrale dans le processus de production des richesses, il en est aujourd’hui simplement exclu, et sa sacralisation comme consommateur ne compense en rien cette exclusion, car privé de son rôle actif, il est réduit à n’être qu’un consommateur passif.

Et je lis cette évolution de notre civilisation dans celle de la hiérarchie des revenus. Après une période où la distribution, très inégale, des revenus était faite entre les rentes (de la terre ou des charges) et le salaire (principalement de journaliers, salaires qui se faisaient parfois en grains), la distribution s’est faite entre rentes, profits (des activités de production ou d’échange) et salaires. Progressivement les profits ont pris la grosse part du gâteau constitué de la production de richesses. Aujourd’hui, les rentes ont quasiment disparu ou sont en voie de disparition. Les revenus se distribuent entre profits (principalement financiers) et allocations. Et si la masse des salaires distribués ne peut que diminuer, si le travail disparait progressivement, cela se fait en effaçant l’homme de notre civilisation qui, après avoir méprisé la nature, s’apprête à éluder l’homme et construit un monde où il n’a déjà plus vraiment sa place.