Archives mensuelles : juillet 2018

Après le foot, retour à la politique

Parler de mondialisation, comme je l’entends quotidiennement, c’est qualifier de la manière la plus commune ce phénomène dont Fukuyama qui en a bien senti l’importance et le caractère structurant, a rendu compte, mais de manière très imparfaite, et en faisant quelques erreurs de perspective, dans ses articles puis son essai sur « La fin de l’histoire et le dernier homme ». Fausse téléologie ! Nous n’en sommes évidemment pas à la fin de l’histoire ni, je l’espère, à son crépuscule, car cette fin sera celle de l’humanité ; et elle sera dramatique et probablement accidentelle. Dramatique, sauf pour la planète bleue qui sera enfin débarrassée, comme le dit mon maître, de sa maladie de peau, de ses parasites, et pourra cesser de se gratter.

On nous dit que nous serions entrés dans l’ère de la sixième extinction massive des espèces vivantes. Il faudra bien qu’un jour, comme pour les dinosaures, nous soyons de la charrette. Et si cette histoire a une morale, il faudra qu’il en soit ainsi : une aube radieuse et sans hommes pour empêcher la terre de tourner rond.

Il n’y a donc pas de fin de l’histoire qui s’annonce, même si cette fin s’est inscrite dans l’histoire dès le début, mais sans plus. Et aux philosophies finalistes, c’est-à-dire providentialistes, je préfère cette idée nietzschéenne d’une « innocence du devenir », d’un « ciel de contingences ». Il n’y a pas de prédestination, pas de nécessité morale ou d’axiologie du progrès, mais du hasard, un hasard qui toujours fait nécessité. Et si nous allons bien quelque part, il n’y a ni feuille de route, ni plan, aucune certitude quant à notre point de chute ou à la violence de ladite chute.

Ne prédisons donc pas la fin de l’histoire, une eschatologique sociale et politique sur un modèle occidental prétendument abouti, raffiné par le christianisme et l’économie de marché. Et ne parlons pas de « mondialisation », mais plutôt de « convergence », dont la mondialisation des échanges n’est qu’un aspect parmi d’autres, une participation. Et précisons que si le développement du marché est un processus entropique autant qu’anthropologique, donc naturel, la convergence d’une espèce qui se développe sur un espace clos est de toute façon inévitable, par le simple fait du brassage, du transfert dans le patrimoine génétique de caractères culturellement acquis, et de la relative homogénéisation des individus qui s’en suit.

 

L’économie est la science des échanges, l’art de faire converger les intérêts vers une contractualisation qui marie les individus, et c’est pourquoi le commerce a toujours été le meilleur rempart à la guerre. À l’époque où j’étais adolescent, on récitait comme le plus branché des mantras : « faites l’amour, pas la guerre ! », un slogan auquel, à quinze ans, je ne demandais qu’à adhérer sans réserve ; le royaume ici et maintenant, et l’obligation morale d’en jouir. Nos ainés, moins puérils, auraient pu nous objecter « faites du commerce, pas la guerre ! », mais l’amour, la guerre, ou l’échange marchand, ne sont que des façons de commercer, et l’homme, animal social, est un commerçant dans l’âme, et la cité, plus un marché qu’un dortoir. Encore que, comme je viens de le rappeler, on peut commercer dans un lit et trouver un profit à cet échange.

Mais l’économie de marché est plus que l’économie, et son développement, sa massification, parce qu’elle multiplie et accélère les échanges, conduit à une convergence des comportements et à une uniformisation des individus, formatés par des usages et des rapports aux choses qui leur sont imposés par les concepteurs et les marketeurs de produits marchands. Et c’est là où je discerne toute cette entropie de l’humanité comme système. Des consommateurs que tout pourrait séparer, s’ils n’utilisaient les mêmes outils manufacturés de la même manière, finissant par faire les mêmes gestes et entretenir les mêmes relations aux objets standardisés du Marché, conduits à vivre dans la même réalité qui n’est qu’une réification marchande du monde. Tout converge, la forme des voitures, les modes vestimentaires, la façon de se nourrir d’un burger, le fléchage iconique des informations sur les écrans qui ne peut pas être sans conséquence à long terme sur l’asymétrie cérébrale – sujet d’étude pour les neurologues. Et le phénomène contemporain le plus remarquable qui puisse être étudié est bien la convergence entre l’Occident et la civilisation chinoise, et les prémices, notamment en Turquie, de celle avec le monde musulman. L’histoire humaine converge, non pas vers une fin particulière et désirable, comme Fukuyama après Kojève et Hegel a pu le dire ; car cette convergence n’a pas pour ressort une nécessité morale – par exemple l’idéologie droit-de-l’hommiste –, mais l’irrépressible dynamique de l’économie de marché qui soutient, dans une certaine mesure, les droits de l’homme ; car la liberté de circulation est bonne pour le Marché, et tout ce qui est bon pour le Marché est moral, dans un monde qu’il réifie.

 

Cette convergence est donc une nécessité, même si elle reste formellement indécise, et dépendante de l’imagination des concepteurs de produits et de services. Nous allons donc tous au même endroit – sans que personne n’ait pu réserver une chambre à l’arrivée ­–, embarqués sur le même bateau qui prend l’eau. Mais le ciel est bas, le brouillard dense, et si le capitaine tient fermement la barre, les courants restent forts, et de toute façon il ne dispose ni de carte, ni de boussole, ni de projet particulier. Et ceux qui savent que la terre, quelque part devant, est rocheuse, et que le navire ne pourra que s’y briser, ne sont pas pressés d’apercevoir un semblant de terre émerger du brouillard, et préfèrent attendre au bar, sur le pont supérieur, à écouter l’orchestre ou à philosopher sur la vanité du monde et la beauté des femmes.

Le ciel est bas et les mines tristes, surtout celles des passagers des ponts populaires, en bas, près des machines dont ils entendent la respiration bruyante et cadencée, heurtée, et dont ils perçoivent les odeurs de mazout et de crasse. Cette convergence, parce qu’elle replie l’éventail des possibles et nous fait sentir une fin peu désirable, provoque nécessairement le désenchantement du monde et un désarroi général. On pourrait, jouant sur les concepts, dire que si la culture déplie le monde, le Marché le replie sur quelques valeurs, dont l’argent, et partant, l’appauvrit.

 

L’Occident est décadent, on l’a beaucoup écrit, et je veux bien le croire. Et on a beaucoup commenté que les civilisations, comme les hommes, naissent, vivent et meurent. Peut-être n’avons-nous pas suffisamment compris l’analogie et insisté sur le fait qu’elles peuvent mourir de leur belle mort, dans leur grand âge, par extinction du désir, ou mourir fauchées dans leur belle jeunesse. Et on ne doit pas confondre non plus ces deux phénomènes : convergence et décadence. Évidemment, la convergence provoque des frictions, des rapports de force qui peuvent accélérer ou modifier d’autres processus et altérer ce qu’on pourrait nommer « le conatus des civilisations ». Et on peut mettre l’index sur un point révélateur de cette convergence entre, précisément, l’Occident et la civilisation asiatique : le Marché a fait converger les intérêts, englobant toute la planète, et les produits qui nous formatent sont aujourd’hui fabriqués pour l’essentiel en Asie et conçus en Occident – il faut dire « designés » quand on fait partie d’une start-up-nation ; et les femmes asiatiques, assez logiquement, se font débrider les yeux.

 

Revenir sur le passage du troc à l’économie de Marché est nécessaire pour comprendre les ruptures qui se sont opérées alors, mais progressivement, et leurs conséquences politiques. Car, pour insister sur ce point, c’est bien l’invention du Marché qui a tout bouleversé, car le troc se suffisait à lui-même. L’économie du troc est une économie de subsistance et d’échange de surplus de production. Si l’on ne peut consommer tout ce que l’on a produit pour soi, il est alors rationnel d’échanger ce surplus contre ce qui peut nous manquer, ou ce que l’on peut désirer, un plat de lentilles pour un héritage, ou un joli couteau à manche d’ivoire contre la femme de son voisin – heureuse époque d’une insouciance perdue. Et c’est un processus pacificateur de relations, car il est difficile de faire du troc avec des voisins que l’on combat ; processus redistributif, sans hiérarchie ; et ce modèle économique primaire, s’il avait pu produire à lui seul un système politique, aurait produit un système égalitaire et démocratique. D’ailleurs, qu’on fouille un peu, et on se rendra compte que l’Europe féodale du moyen âge avait une dimension démocratique très forte ; lire par exemple l’étude passionnante : « Vivre au village au Moyen Âge » de Monique Bourin et Robert Durand – la façon dont les villageois géraient leur quotidien en assemblées élues, et avaient beaucoup recours au troc.

L’économie de marché, par contre, a pour principe non plus de vendre ses surplus, mais de produire pour vendre ce dont on n’a pas a priori besoin, mais qu’on peut mettre sur le Marché dans le but d’amasser une richesse plus ou moins fiduciaire, donc du pouvoir. L’argent étant l’agent de la thésaurisation du pouvoir. Et ce paradigme économique ne peut produire, au plan politique, si la morale ne s’en mêle pas et ne le redresse pas un peu, qu’un monde inégalitaire et aristocratique, ploutocratique si l’on préfère, d’abord physiocrate, puis bourgeois ; un monde d’exploiteurs et de rentiers. Le modèle économique étant le premier moteur de la politique.

 

La convergence est donc un processus de subversion, par le Marché, dont l’activité produit des effets naturels, « mécaniques », pouvant être analysés et décrits par des lois. C’est en cela que l’on peut parler des lois du Marché et, plus ou moins légitimement, d’économie comme science. Le développement du Marché, en transformant le monde en monde-de-choses-à-vendre, en standardisant ces choses, et le désir de les posséder et le mode d’usage qui va avec, fait converger les modes de vie, de consommer, d’être à la vie, et formate cet homo economicus qui remplacera à terme le sapiens-sapiens. Car à quoi bon penser quand on consomme, c’est-à-dire quand on jouit ? Et pourquoi penser que l’on pense, à l’heure d’une Intelligence artificielle qui peut être de substitution, une I.S. ? À la standardisation des produits, correspondent une standardisation des comportements, une uniformisation des systèmes et un formatage des individus. Dès lors, les seuls marginaux sont ceux qui n’y consentent pas et refusent l’économie de Marché ; un choix et une liberté que le Marché et le Système qu’il formate ne peuvent accepter ou consentir. Il faudra donc bien que les marginaux rentrent dans le rang ou en crèvent – c’est toute la leçon du « Meilleur des mondes » et du suicide de John, acculé dans une impasse, car comme l’écrit Huxley : « Mieux vaut le sacrifice d’un seul que la corruption d’une quantité de gens ».

 

La convergence est donc un glissement doux, mais de plus en plus rapide vers ce qu’Edgar Morin nomme « un monde totalisant », et dont la forme politique est nécessairement technobureaucratique et totalitaire, car si un monde de travailleurs ne peut être que ploutocratique, un monde d’allocataires ne peut être que totalitaire. Insistons sur ce point : un monde de travailleurs réellement indépendants, d’artisans ou d’artistes ne peut être que politiquement libéral ; quand, à l’aliénation des travailleurs salariés, correspond l’aristocratie de rente, et à un monde d’allocataires qui reçoivent passivement sans contribuer à rien, correspond un totalitarisme bureaucratique qui maitrise les principaux flux financiers. Rappelons que l’allocation (ce qu’on appelle les revenus de transfert) ne cesse de croitre en Occident, les revenus du travail et du patrimoine décroissant dans le même temps à proportion. Et que pendant ce temps, très logiquement, l’État capte une partie toujours plus importante des richesses produites.

 

Si le développement de l’économie de marché a permis le développement massif du salariat, c’est la financiarisation de l’économie qui a conduit à l’émergence d’une société d’allocataires sans travail. Mais dès 1958 Hannah Arendt pointait le risque de fabriquer « une société de travailleurs sans travail ». Le développement non maitrisé de la bourse a permis de gagner toujours plus d’argent sans créer de richesses, notamment en spéculant sur l’évolution des valeurs, des monnaies, des produits dérivés, et sans investir sur le moyen long terme. Et cette pratique qui permet au capital de s’investir sur du très court terme (parfois quelques secondes) avec des espoirs de rendement extravagants, a obligé les entreprises qui voulaient se financer à offrir aux investisseurs des perspectives comparables. Cela a conduit les managers à mener des politiques de survalorisation fatales et à exiger des gains de productivité toujours plus importants, même pour des entreprises rentables, les engageant dans une course un peu folle. La encore, il y a eu convergence des pratiques, et chacun a dû mener la même stratégie d’optimisation des coûts : baisse du coût matière, donc diminution de la qualité du produit et utilisation de matières polluantes, non dégradables ou portant atteinte à l’environnement, optimisation des produits, donc standardisation-uniformisation ; optimisation des coûts de main-d’œuvre, cost killing dans les fonctions support.  Et l’optimisation des coûts de main-d’œuvre de production a conduit à l’optimisation de l’organisation, mais aussi à exiger des hommes un rendement toujours plus important. Mais l’anthropologie fixe quelques limites à cette demande d’augmentation des cadences. Heureusement, quand l’homme touche à ses limites, il est encore possible de le remplacer par une machine, plus forte, plus adroite, plus robuste, plus fiable et plus docile, et moins chère. La machine, l’automate et le robot remplacent donc l’homme, et si le marché a encore besoin des gens, c’est bien pour consommer, pour que les allocataires rendent aux entreprises une partie de l’argent que l’État a prélevé, ici et là – en fait partout ; et que l’essentiel de la richesse produite revienne au capital. La logique financière du Marché produit donc bien un marché sans travailleurs, donc sans citoyens actifs, capables de s’investir et d’échanger ; un monde d’inactifs et d’irresponsables, passifs et nourris par un système qui ne demande que ça : gérer chacun comme un animal de rente. Et je prophétise le retour au troc – je le vois bien s’amorcer –, comme seul espoir d’un retour du désir démocratique. Mais l’Etat, « ce monstre froid », l’a bien compris, et dans le projet de supprimer l’argent liquide, l’argent libre, ne se cache aucun autre projet. Nous en reparlerons, mais l’abandon du cash sera la fin de tout espoir démocratique et la victoire, peut-être définitive, de la technobureaucratie, c’est-à-dire de l’alliance entre des groupes aux pratiques formellement mafieuses, et l’administration. Qui me lira trouvera ces mots bien outranciers. Je cite une dernière fois, Huxley, dans un article de 1946, la date est importante : en écho à son roman, évoquant l’étatisme, il déclare : « Il est probable que tous les gouvernements du monde seront plus ou moins totalitaires … Seul un mouvement populaire à grande échelle en vue de la décentralisation et de l’aide individuelle peut arrêter la tendance actuelle à l’étatisme. Il n’y a présentement aucun indice permettant de penser qu’un semblable mouvement aura lieu ». Et d’ajouter : « Il n’y a, bien entendu, aucune raison pour que les totalitarismes nouveaux ressemblent aux anciens ». Alors, disons que mon outrance fait simplement écho à celle d’Huxley

 

Convergence des modes de vie, de produire et de consommer, et de penser. Car l’économie de marché a façonné notre modernité et structuré le monde, l’a fait plier à ses exigences, et il sera difficile de le déplier. Car on a retiré à l’homme tout moyen naturel de vivre, toute possibilité de revendiquer un bout de terre et de s’y installer pour y vivre en paix, dignement, libre, mais à sa façon, pour y vivre de son travail. Il n’y a plus de droit au sol quand le système a tout pris et rien laissé à ceux qui veulent vivre autrement, une liberté que les zadistes, proches d’ici, se sont fait refuser. La convergence du monde ôte à l’homme ses libertés fondamentales le transformant en travailleur/consommateur, ou en allocataire, sauf, évidemment, à ce que l’on soit bien né. L’homme doit rentrer dans les cases-prisons que le système a construites pour lui, ou bien il devra disparaître. Il ne pourra être libre et revendiquer, comme l’écrit Huxley, reprenant une expression anglaise courante « La liberté d’être une cheville ronde dans un trou carré ».

 

Que rajouter si, pour conclure, je devais résumer mon propos à l’essentiel ? Le phénomène de convergence des sociétés humaines est irrépressible, et crée une désillusion, projetant chacun dans un monde désenchanté où sa vie lui échappe, et les opportunités de se conduire en homme libre et autonome s’évanouissent. Le rêve du « ni Dieu ni maître » a disparu. L’Etat est devenu notre Dieu et notre maître, et demain, ayant ôté à la plus grande partie de la population tout moyen de vivre, il fera dépendre ces vies de ses allocations, leur ôtant toute dignité.

Cette convergente est mécaniquement produite par l’extension du marché et ses dernières évolutions vers la financiarisation de l’économie et la numérisation du monde. Cette croissance et ces évolutions, après avoir fabriqué un monde de travailleurs, actifs ou chômeurs, fabriquent aujourd’hui, du fait justement de sa financiarisation et de sa numérisation, un monde d’allocataires fichés, et créent les conditions de l’émergence de systèmes politiques totalitaires ; et il faut bien convenir que si les entreprises sont à la manœuvre – et pas seulement les GAFA et les promoteurs de l’I.A. –, la bureaucratie suit, fascinée par son pouvoir, et la classe politique laisse faire, impuissante à penser et à agir, et totalement mobilisée par la défense de ses intérêts catégoriels et les exigences de sa réélection. Et le marché nous pousse dans une voie sans issue, un mur qu’on ne pourra s’éviter de rencontrer de la manière la plus rude qui soit. Et comme c’est l’économique qui crée les conditions du politique, il faudra bien un jour réinvestir le politique si l’on veut réorienter l’économie, c’est-à-dire la vie ; ce qui veut dire que toute réponse à un « problème » économique ne peut être trouvée qu’au plan politique : par exemple, s’il y a trop de chômeurs, alors, toute « boite à outils » de mesures économiques et préparées par des énarques sera inopérante, et n’aura d’autre objet que de gagner du temps. Il faudra bien un jour, quand tout le reste aura été essayé et aura échoué, surpasser nos peurs et reconstruire la démocratie pour rendre aux gens le pouvoir de changer leur vie, c’est-à-dire leur simple dignité, la possibilité d’être autre chose qu’un nom sur un bordereau, ou un code alphanumérique dans un système de gestion et de surveillance. Sinon, je le dis, certains s’organiseront pour échapper au Système en entrant dans une forme de clandestinité radicale.

Bleu, blanc, rouge

Il y a quelques heures, l’équipe de France de foot gagnait le droit d’arborer une seconde étoile sur son maillot ; et un délire patriote s’est emparé de nos compatriotes. C’est sans doute dans l’ordre des choses. Des amis canadiens nous ont appelés pour nous féliciter et nous signaler des mouvements de foule à Montréal. J’ai pensé au Général de Gaulle et à un certain moment de communion un peu hystérique avec les Québécois.

Chez moi, comme ailleurs en France, les gens se sont lâchés, surtout des jeunes, et ont défilé en gueulant, drapeau sur les épaules, en cape, ou flottant aux vitres des voitures comme des mains saluant une foule conquise à l’évènement et à son importance planétaire. J’ai observé ce feu d’artifice : tout ce qui pouvait l’être, maisons, motos, voitures, visages, pavoisés des trois couleurs. J’ai entendu – comment faire autrement ? – ces tintamarres de kermesse, le défoulement des klaxons, les cris d’adolescents et d’enfants innocents des choses de la vie et du monde de la politique : Vive la France ! Savaient-ils bien ce qu’ils hurlaient, ce que ces mots impliquent d’engagements politiques et moraux ?

Mais pourquoi cette remarque de mauvais coucheur ? Pourquoi gâcher la fête en crachant dans la soupe et en boudant un carnaval si populaire pour une si belle victoire, et un si rare instant de communion nationale ? Pourquoi se plaindre d’un court moment de défoulement dans une époque si verrouillée par le Système ? Pourquoi moquer des mots d’amour quand l’actualité est si constante à nous parler de haine, de ressentiments ethniques, de racisme et de xénophobie ? Retour en 1998 avec cette France black, blanc, beurre qui gagne, et cette fierté partagée d’un dépassement identitaire ?

En fait, malgré la joie partagée, j’ai ressenti une forme de peur, quelque chose qui m’a glacé. L’émotion est une vague irrépressible et la foule une bête sauvage. Les mêmes qui hurlaient leur amour de la patrie – certains n’avaient pas dix ans – exprimeront bientôt avec la même ferveur leur mépris pour cette idée ringarde de patrie et ne verront dans la France qu’un système providentiel, un guichet où venir exiger des allocations, revendiquer des droits qui vont de soi, toucher les dividendes d’un investissement qui ne fut pas le leur, mais dus, du simple fait d’être nés ici. J’ai assez retenu les leçons de Gustave Le Bon pour m’effrayer de cette façon dont on peut enflammer les foules, créer une ferveur populaire et un sentiment national belliciste aux conséquences funestes. Il écrivait dans les années 1890 : « Par le seul fait qu’il fait partie d’une foule organisée, l’homme descend de plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation ».

Je sais qu’il ne s’agit en l’occurrence que de sport, mais ce sont d’autres images – d’archives – de foules en liesse qui se sont imposées à moi. En 1914, ces drapeaux accrochés aux fenêtres des trains, partout brandis. Et pensant aux Croates dépités, mais qui n’ont pourtant pas démérité, comment ne pas se souvenir du conflit des Balkans qui a déchiré feu la Yougoslavie, a vu ressurgir des nationalismes que l’on croyait éteints ; les vieilles haines réveillées par quelques leaders nationalistes. Et depuis, le retour des nationalismes s’impose comme un fait perturbant de l’évolution européenne. Ce que j’appelle le mur des réalités.

 

Comment ne pas être interpellé par cette façon, si politiquement correcte, c’est-à-dire démagogique, de condamner le populisme et les élans nationalistes de certains peuples, et « en même temps » d’organiser et de favoriser ces mouvements de masse, voire de les instrumentaliser ? Je note d’ailleurs que si Freud cite Gustave Le Bon, Hitler aussi dans Mein Kampf.

Il n’est pas bon de se dire populiste ni nationaliste, alors que le patriotisme se porte encore avec une certaine élégance bourgeoise. Mais, s’agissant de national-populisme, je pense qu’il s’agit bien de césarisme, c’est-à-dire de l’idée qu’un leader providentiel pourrait suffire à lui seul à incarner le peuple, à le représenter, à porter sa voix. Et que cet homme se nomme Hitler, Mussolini, Poutine, Erdogan ou Orban, que son régime garde quelques formes démocratiques ou les jette dans les poubelles de l’histoire, assumant de n’être qu’une dictature dure, c’est toujours la même mécanique : concentrer tout le pouvoir entre les mêmes mains, au prétexte d’efficacité, une présidentialisation extrême. Erdogan vient de le faire, Macron souhaite faire bientôt un nouveau pas dans cette voie. Et il peut y arriver, car il a une chance insolente – la victoire de l’équipe de France en atteste – et les dieux le favorisent et le soutiennent, ce qui n’est pas de nature à me réconcilier avec les forces de l’au-delà.

Mais, pour éviter de m’égarer, je voudrais distinguer le nationalisme que le système médiatico-politique condamne – et le patriotisme, qui serait l’esprit de 92, avec Valmy comme référence. On me dit que de Gaulle a déclaré : « Le patriotisme, c’est aimer son pays. Le nationalisme, c’est détester celui des autres ». Mais puis-je avec respect m’inscrire en faux contre cette formule qui n’est qu’une formule. Car, distinguant bien les concepts, je m’avoue nationaliste et peu porté au patriotisme. En effet, fidèle, au moins sur ce point au Général de Gaulle, j’assume d’être un nationaliste comme il l’était ; et non seulement je crois à l’État nation comme cadre adapté au devenir des peuples – et mon euroscepticisme procède de cette conviction – mais je crois que les niveaux pertinents à l’exercice démocratique sont la commune et la nation ; car ce sont les niveaux où la présence administrative peut être relativement la plus faible, la plus nécessaire. Et le premier ennemi de la démocratie, c’est bien l’administration dont les normes, non discutées démocratiquement et rédigés par des fonctionnaires sans mandats, s’opposent à la volonté populaire ; et toujours ce paternalisme insupportable à un citoyen majeur, mais si plaisant aux plus puériles d’entre nous. Et s’agissant de la nation, je ne vois d’autres postures que d’être nationaliste ou mondialiste, d’exiger que les lois soient faites en France, ou que leur fabrication soit déléguée à d’autres, à des bureaucrates ou des députés que personne ne connait.

Pour ce qui est du patriotisme, j’entends bien l’attachement gaulliste au pays, mais j’avoue ne pas me reconnaitre dans ce concept qui m’échappe, et qui me semble daté, n’en déplaise à De Gaule, n’en déplaise à Péguy. Autant je comprends ce qu’est l’État, ce que peut être une nation – par exemple lorsque j’ai honte d’être Français –, le sens de république ou de démocratie ; autant cette idée de patrie m’échappe et m‘agace un peu. Et cette personnification maternelle – la France, grande dame, ou dame nature – qui fait de nous tous des enfants, petits garçons et petites filles ! Tout cela nous renvoie à une puérilité et à un sentiment d’adoration religieuse et tourne le dos à l’idée démocratique. Car « mère patrie » ou « Dieu le père », c’est un peu la même chose. Et comme Nietzsche déclarant que Dieu est mort, il conviendrait de déclarer que la patrie n’existe pas. À propos de Nietzsche, justement – oui je n’en sors pas –, rappelons qu’il dénonçait une forme de patriotisme, peut-être pas celle du général, et qu’il utilisait le néologisme de « patriotardise ». Comme quoi, les mots ont le sens qu’on veut bien leur donner et entre le général et Bernard Shaw, je préfère ce dernier quand il déclare : « Le patriotisme est votre conviction que ce pays est supérieur à tous les autres, parce que vous y êtes né ».

 

Si l’on veut un jour progresser sur le chemin de la démocratie, et aujourd’hui, en Europe, on progresse dans le sens opposé, il faudra bien se débarrasser d’un certain nombre de sentiments religieux et cheminer aussi – c’est le même chemin – vers une forme nouvelle de laïcité. Il faudra donc, n’en déplaise à Debray, débarrasser la république de toute transcendance, de toute verticalité, ce qui n’exclut pas que l’on puisse donner sa vie pour ses proches, sa terre, ses choix idéologiques, défendre ses droits et sa liberté, mais tout cela de manière immanente, c’est-à-dire mourir en sachant qu’on ne va pas au ciel, mais que l’on retourne à la terre.

 

Comment le redire quitte à lasser ? Une démocratie aboutie ne peut être que laïque, c’est-à-dire avoir réussi à expulser les religions de l’espace public, les avoir reléguées dans la sphère privée ou les espaces publics consacrés ; séparer le Politique et l’État, abandonner toute approche religieuse de la Politique, et toute idéalisation de la patrie.

Mais quand même, bravo pour notre équipe.

Entrepreneur ou bureaucrate ?

Si j’y reviens, en assumant ma prétention à m’exprimer sur la psychologie de l’homme moderne, c’est que ce point est important et qu’après tout, en prétendant dans « Ecce Homo » qu’il était le premier psychologue – « Avant moi, il n’y a pas eu de psychologie » –, Nietzsche a ouvert cette voie à la réflexion philosophique. Et ce point sur lequel je reviens tient dans cette idée que trois modèles principaux d’hommes et de femmes habitent l’inconscient de notre modernité, au moins en Occident : une figure augustinienne, une césarienne et enfin une nietzschéenne. Mais, s’agissant d’archétypes, d’autres références spirituelles auraient pu être choisies pour symboliser ces figures et donner justement un visage à ces figures. Pourquoi, par exemple, Augustin plutôt qu’Érasme ? Peut-être parce que l’évêque d’Hippone tient une certaine place, à côté et loin de Paul de Tarse, dans mon panthéon personnel qui est aussi incohérent et mal fréquenté que l’ancien cénotaphe de Geneviève. Pourquoi César et l’évangéliste de Zarathoustra ? Essayons de répondre.

Ces trois figures, pour être plus précis ou le dire de manière plus contemporaine ou moins pédante, sont celles du bureaucrate, de l’entrepreneur et de l’artiste, trois modèles qui peuvent faire rêver et nous renvoient à trois visions du monde, trois types d’investissement personnel, trois paradigmes pour trois conformations psychologiques élémentaires, ou primaires si l’on veut. Car il en est ici comme des couleurs primaires qui, composées dans des proportions différentes, colorent la réalité sensible d’une infinité de variations qui font le Tout du réel. Ces trois paradigmes sont : religieux, militaire et artistique. Troisième façon de dire la même chose, de développer la même thèse.

Évidemment, en cherchant un peu, j’aurais pu multiplier les figures et dresser une taxonomie plus longue, mais j’aurais dilué l’essentiel dans une fausse exhaustivité, brouillé la symbolique, affaibli mon propos en le rendant moins tranché donc moins opérant. La pédagogie a ses règles propres. Et puis, l’idée d’une composition sur une base ternaire – j’ai failli dire « trinitaire » me paraissait optimale, tant je vois le ternaire plus fertile, paradoxalement plus génétique que le binaire, et aussi suffisant pour une juste approche.

Les hommes et les femmes, au moins celles et ceux de notre temps, aspirent donc dans leur majorité et fondamentalement à se réaliser dans la religion, à la guerre ou par la dance. Et les organisations les plus fonctionnelles sont peut-être celles qui trouvent le meilleur équilibre sur ce polygone de sustentation, entre ces trois pôles renvoyant à l’esprit de système (le religieux, la bureaucratie), l’esprit de conquête (la guerre, la politique, la guerre n’en étant qu’un prolongement, selon qui l’on sait…), l’esprit d’innovation et de créativité ; meilleur équilibre et surtout meilleure façon de marcher sans risquer ce que les médecins appellent ataxie.

Et si, pour justifier cette thèse qui doit tout à l’observation et à l’expérience, je devais qualifier plus avant ces figures, je dirais que le bureaucrate est l’archétype de celui ou de celle qui recherche une stabilité et qui réduit le monde à une réalité rassurante, codifiée, normée. Ce sont donc des hommes d’ordre et de chiffres – homme ou femmes –, souvent pleins de certitudes. Ils sont conformistes, et on les rencontre dans des postes administratifs, comptables, mais aussi scientifiques et juridiques, car ils ont ce désir d’enfermer le monde dans des règles et de démontrer leur vision par la pratique. Ils sont, d’une certaine manière, passifs, ou plutôt réactifs si l’on s’en tient à des catégories nietzschéennes. Ces individus forment le ciment des sociétés, et ce sont eux qui font le monde, ce monde triste et injuste, et qui le font tenir debout, encadré par des tuteurs qui évoquent pour moi, le tripalium antique.

L’entrepreneur est, lui, un individu fondamentalement actif, et qui se réalise dans le mouvement, et aime l’aventure. C’est un homme de projets, et de ruptures qui prend des risques. Il est pragmatique, calculateur, ambitieux, trop souvent pressé. Il fait bouger le monde, un monde qui lui échappe en permanence, mais qui avance sous son impulsion. C’est une belle figure romantique, et je suis sensible à sa dimension tragique, et si j’ai choisi le premier César, plutôt que Machiavel, c’est qu’à la fin, il meurt, tué par son fils et dans les conditions que l’on sait ; mais la figure d’Alexandre le Macédonien aurait tout autant pu convenir.

Reste l’artiste, une personnalité complexe et qui échappe à tout, et dont la faiblesse fait la force. C’est une personne que l’on rencontre dans les arts, le sport, mais aussi parmi les prophètes, des hommes qui ont l’esprit religieux, mais jamais l’esprit de religion. Je pense à Jésus, surement pas à Mohamed qui serait plutôt à mettre dans la seconde catégorie, celle de la guerre. J’ai choisi Nietzsche pour son goût pour la musique, la danse, et la folie qui le consumera. C’st sans doute la plus belle des figures, la moins humaine et la plus humaine, celle qui nous fait rêver en nous renvoyant de nous-mêmes la plus belle des images, une image fragile, incertaine, à la beauté troublante.

 

Pour conclure ici, disons que tout cela est aussi un jeu, mais d’une part la saison estivale est propice aux jeux, et puis suivre un peu la coupe du monde et tous ces artistes qui dansent la balle au pied m’a peut-être inspiré. Un jeu, mais quand même… Trois figures psychologiques, c’est aussi trois conformations physiques et trois régimes de désirs et d’instincts. C’est donc trois morales qui s’opposent.

Un pas de côté sur la Responsabilité Sociétale des Entreprises

On ne peut tordre indéfiniment les concepts sans risquer la rupture de sens ; et s’il vaut mieux, quand on parle, préciser « qui parle », mais aussi faire connaître « d’où l’on parle », il est mêmement important de préciser dans quel ordre des choses se déploie son discours. Épicure, dans sa correspondance à Hérodote (en fait la seule lettre conservée de cette correspondance), nous alerte sur la nécessité d’une rigueur sémantique : « Il faut commencer, Hérodote, par bien savoir ce qui est caché sous les mots essentiels, afin de pouvoir, en les rapportant aux choses elles-mêmes, porter des jugements sur nos opinions, nos idées et nos doutes ».

Et on ne peut parler d’éthique entrepreneuriale et plus précisément de responsabilité de l’entreprise ­– puisque c’était mon intention, quitte à prendre des détours méandreux et à m’y perdre un peu – sans distinguer l’ordre du droit de celui de la morale. Car si la responsabilité est le fait de répondre de ses actes, et partant d’en assumer les conséquences, la chose s’inscrit différemment dans ces deux ordres.

 

On le sait, juridiquement, toutes les personnes physiques ou morales (à quelques exceptions près : les fous ou reconnus « irresponsables » par nature, les mineurs et les autres personnes sous tutelle, les femmes dans un certain nombre de sociétés) sont responsables de leurs actes et de leurs choix et en doivent assumer les conséquences. Mais le droit, qu’il soit civil ou religieux, n’est pas sans poser quelques problèmes d’autorité, donc d’application : la charia s’applique-t-elle en terre islamique à un étranger non musulman, ou seulement à l’Oumma ? La justice américaine est-elle en droit de juger une entreprise non américaine et n’intervenant pas sur son territoire ? Que penser de ce concept de compétence universelle de certains juges sur des sujets qui relèvent du crime de guerre, de génocides, de crimes contre l’humanité, et demain, d’écocide ? Comment faire coexister dans une région ou une communauté, un droit civil et un droit religieux quand les deux sociétés se pénètrent ?

Rajoutons que le droit est d’essence culturelle, de nature conventionnelle, et qu’il procède toujours des rapports de force ayant fait l’histoire. Si par exemple, pendant la Révolution, la bourgeoisie rentière n’avait pas pris le pouvoir et s’était laissée déborder par les amis de Babeuf, notre droit en serait différent. De même, si les conventionnels avaient alors déchristianisé la société, qu’en aurait-il été de notre troisième république, et la France d’aujourd’hui n’aurait-elle pas un tout autre visage ? Et si les poules avaient des dents et l’uchronie n’était si facile…

La responsabilité morale est d’un tout autre ordre, et je ne saurais séparer cette conscience de ses devoirs, d’un « sentiment d’humanité » qui n’a rien à voir avec cette idéologie que l’on nomme humanisme et que l’on confond souvent avec une forme de philanthropie, une solidarité d’espèce. Et parce qu’elle procède justement de ce sentiment d’humanité, la responsabilité morale ne concerne que les êtres de conscience, donc les hommes, quel que soit leur sexe, et les personnes morales sont exclues de ce registre, car précisément, elles sont sans conscience et sans morale.

Tout ça pour dire…

Qu’il ne faut pas confondre l’entreprise et son chef, une intimité entre les deux et une forme laïque de consubstantialité, et que l’entreprise, responsable en droit, ne l’est donc pas, moralement, quoi qu’en disent les démagogues, ceux qui n’aiment rien tant que troubler les idées claires, comme ces enfants qu’insupporte une eau calme et qui jettent des pierres, rien que pour y créer des remous. Mais que si la responsabilité juridique de l’entreprise est mise en cause, ou bien ne peut l’être, cela n’exonère pas les dirigeants de leur responsabilité morale.

 

S’il y a dommage professionnel – potentiel ou effectif –, et qu’alors est posée la question de la recherche des responsabilités et de leur juste évaluation, c’est d’abord vers le management qu’il faut porter les regards. En droit civil, c’est l’institution judiciaire qui fait le travail, qui en juge ; et selon que cette justice est citoyenne (en référence à Montesquieu), ou administrative (en référence à Rousseau), le système est plus ou moins démocratique. On peut d’ailleurs comparer l’États-Unien et l’Européen, deux mondes séparés par plus d’un océan et qui se fascinent et s’agacent mutuellement. En droit religieux – je l’évoque par souci de cohérence et goût de la digression –, qu’il s’agisse du droit romain ou de la charia, c’est l’institution religieuse qui tranche (ou brûle). Et le jugement de dieu, l’ordalie, tel qu’il était pratiqué dans un champ clos au Moyen âge, est un bon exemple de la proximité entre monarchie et religion.

Mais sur le plan moral, comme le dit Rousseau, la conscience est bien « le meilleur des casuistes », mais Protagoras ne dit-il pas que « l’homme est la mesure de toute chose », et qu’il n’a donc d’autre juge que sa conscience ? D’ailleurs, Antisthène, dont je ne connais pas la pensée – je l’avoue avec un peu de honte, même si je sais que c’était un ami de Diogène –, disait que « le sage ne vit pas d’après les lois de sa patrie, mais d’après la vertu ». Mais il est vrai que les temps ont changé et que le monde s’est tant complexifié qu’un stoïcien y perdrait sa rhétorique et son grec. Mais il n’en reste pas moins que la morale est toujours « chose humaine, trop humaine », et sa dynamique psychologique. Et avant de revenir à l’entreprise et à la question de la responsabilité du management, je veux d’autant plus lourdement distinguer le cadre légal et moral, que l’État a toutes raisons de les confondre, autre démagogie.

Si donc on me permet ce parallèle entre le décalogue de la Thora et l’esprit des évangiles – ce que certains appellent de manière assez élégante, la religion de l’évangile, ou la religion naturelle ­– qui s’ancrent l’un et l’autre dans deux cadres de référence, précisons qu’ils créent des paradigmes radicalement différents et une relation de l’Un au Tout, inversée, disons une axiologie permutée, renversée. Et si je tire ce fil jusque-là, c’est non seulement parce que le droit doit aussi être interrogé moralement, d’ailleurs la morale comme les préjugés et les intérêts de classe sont des sources du droit ; parce que le législateur, comme le juge, a aussi une responsabilité morale ; et c’est aussi, sans doute, pour justifier mon attachement ou excuser ma sensibilité à ces différences de registre.

Pour l’essentiel, le droit est négatif et potentiellement infantilisant. Car, qu’il soit civil ou religieux, qu’il interdise ou garantisse des droits, il s’impose à l’individu d’en haut, le surplombe et l’écrase, et le transforme en consommateur de droits, et ruine sa vertu en mélange d’obéissance et de consumérisme, comme on pourrait transformer une valeur en contrevaleur. Et je m’entends faire écho à Antisthène en disant que le droit opère une transvaluation de la vertu. Et, insistant sur la démagogie de l’État, dont Nietzche s’alarmait quand il s’écriait, outré, « il ment froidement, et le mensonge que voici sort de sa bouche : « moi, l’État, je suis le peuple. » », je veux aussi citer Robespierre, petit despote raté qui déclare, ici très rousseauiste, dans un discours du 18 pluviôse An II, que « cette vertu n’est autre chose que l’amour de la patrie et de ses lois ». Autrement dit, le droit étant moralement « juste », la vertu étant l’amour de la justice, l’homme vertueux doit donc aimer son pays et ses lois. Démagogie et langue de bois, du bois dont on fait les guillotines.

La morale, j’y reviens pour la tenir toujours en regard du droit, parce qu’elle est humaine, subjective – osons le qualificatif –, est ascendante, ne crée aucun droit, mais seulement des devoirs, et paraphrasant Robespierre en jouant du paradoxe, je dis que la vertu est l’amour de soi, l’amour de cette partie de soi qui mériterait sans doute d’être sauvée, et qui ne le sera pas, ne rêvons pas, ce sentiment d’humanité dont l’État et l’Église ne nous ont pas encore totalement dépouillés.

Je ne veux pas opposer ici le droit à la morale, c’est le travail des juges, ni opposer la morale au droit, c’est la fonction de tous les réformateurs, mais les mettre l’un et l’autre en regard, car, non seulement c’est ludique – la philosophie est aussi une jonglerie et devrait rester plaisante, élégante et légère –, mais c’est politiquement signifiant. Le droit, comme l’État, est un mal nécessaire. On peut donc les accepter sans les aimer. Le droit restera paternaliste en transformant les citoyens en consommateurs de droits. Le système étatique octroie, l’usager tend la main et reçoit, et par là consent au système, un plus outrancier que moi, dirait : se prostitue, ou se prosterne devant l’institution qui se prend pour le peuple déifié. La morale est plus dynamique, plus positive que le droit et est le produit d’un corps vertueux qui tente de manière toujours imparfaite de mettre en accord une spiritualité et une pratique, éthos et praxis – je pèse mes mots.

Tout ça pour dire…

Que, confrontée quotidiennement au délire normatif d’une administration pléthorique et bavarde, totalisante et liberticide, la morale, écrasée par le droit, n’a plus guère droit de cité. Et le justiciable peu l’occasion de l’interroger. À l’image du propos de Robespierre, il y est d’ailleurs peu invité par l’État qui préfère qu’il s’en tienne au droit, face les choses dans les normes, adopte le politiquement-correct et s’en tienne là, et coi.

 

Mais l’entreprise est une société en réduction, un espace domestique plus ou moins grand, et c’est bien l’un des derniers endroits où les questions morales peuvent ou devraient être posées, et portées par le management. Car, si l’entreprise ne saurait être moralement responsable de ses choix, le management l’est complètement, même si chacun semble souhaiter l’oublier. Car quand un groupe prospère procède à des licenciements collectifs qui n’ont d’autres fins que d’augmenter des profits déjà confortables, ce sont bien des hommes et des femmes de chair et d’os qui, en conscience, bonne ou mauvaise, décident, en laissant à la société les conséquences d’une responsabilité qu’ils refusent, et que toute la com du monde s’ingéniera à escamoter.

 

Et je termine ce long développement sur une idée que j’offre à la méditation.

Tout m’intéresse, et le dire ainsi est un peu court. Et, comme Nietzsche le défend, on ne saurait être philosophe sans être aussi un peu psychologue ou tenter de l’être. Je vois bien que notre modernité occidentale a construit trois figures archétypales désirables, et qui peuvent faire rêver un jeune : le bureaucrate, l’entrepreneur et l’artiste. J’aurais l’occasion de revenir, pour la développer, sur cette théorie des figures sociales qui catégorise, peut-être de manière un peu radicale, la psychologie actuelle, mais je vois que la jeunesse s’identifie toujours à l’une de ces trois figures. Personnellement, je pense être depuis toujours un entrepreneur, c’est-à-dire un homme de projets, et de projets collectifs, un homme qui préfère le contrat à la norme, la morale au droit, l’action à la contemplation, la démocratie directe à la représentation parlementaire. Ce sont les entrepreneurs qui font avancer le monde – le nouveau président du MEDF le disait il y a quelques jours –, et pas toujours dans la meilleure direction, les bureaucrates qui le structurent et le font tenir debout entre des tuteurs qui sont autant de tripaliums, les artistes qui font la vie supportable et parfois belle, et je livre ces réflexions, à l’époque d’une compétition internationale où chacun est fasciné par ces artistes du ballon. Oui, la France vient de remporter un match contre l’Argentine, et à défaut d’aimer ses lois, je me sens prêt à aimer mon pays, au moins pour quelques jours.

CCPA et RGPD

Il y a peu, je chroniquais la RGPD pour en dire beaucoup de bien – ce qui n’est pas dans mes habitudes, s’agissant du travail législatif du gouvernement bruxellois. Aujourd’hui, je prolonge le propos en évoquant le CCPA qui me réjouit encore plus.

En effet, le gouvernement californien vient de signer le California Consumer Privacy Act, texte adopté par les deux chambres de l’État, et devant protéger les données personnelles des consommateurs des abonnés du WEB. Et cette nouvelle loi, applicable début 2020, va obliger les GAFA à modifier leur modèle économique pour leurs activités en Californie, mais dans les faits, dans toute l’Amérique Trumpienne. Car les États-Unis d’Amérique ne sont pas à l’image de l’Union des états européens. Un État y peut, sans beaucoup de complexes, tourner le dos à la politique fédérale. Et je rappelle que la Californie, l’État qui arbore un ours sur son drapeau, est classée dans le Top-Ten en matière de PIB, soit au niveau du Royaume-Uni ou du Brésil.

Cette loi va, non seulement obliger toutes les entreprises à être transparentes sur la nature des données personnelles qu’elles collectent et l’usage de cette moisson, mais va aussi les obliger à obtenir le consentement des consommateurs, pour vendre leurs données personnelles.

 

Je soutiens que les États-Unis restent, loin devant la France, la première démocratie au monde et le pays de la liberté : non seulement un pays libéral au plan économique, mais aussi au plan politique. Évidemment, le terme « liberal » a là-bas un sens assez éloigné de celui qu’il a en Europe, puisque se prétendre « liberal », au sens politique du terme, revient à se revendiquer comme étant à la gauche des démocrates. Et sans doute assez proche de cette jeune militante de 28 ans, Alexandria Ocasio-Cortez, qui pourrait devenir prochainement sénatrice de New York City, et qui se dit, non pas démocrate mais « socialiste ». Oui, Trump est peut-être un arbre qui cache une forêt qui mériterait d’être visitée. Décidément, l’Amérique, pays de tous les contrastes, nous réserve toujours des surprises, et continue à ringardiser la vielle Europe de Macron et Merkel, que Les Échos, ou peut-être Closer, pourraient désigner comme le couple de l’année 2018.