Archives mensuelles : août 2018

Chronique urbaine

Comme le temps en cette fin août est beau et chaud et invite à la flânerie, je me suis interrogé sur ce que pourrait être, ici, en Europe, la vie bonne. Vieille rengaine philosophique… Mais quand on a du temps à perdre …

Ce serait déjà de vivre dans un environnement dont la nature n’aurait pas été éradiquée, stérilisée, et qui, par ailleurs, serait pour nous suffisamment confortable. Car nous avons pris des habitudes, probablement mauvaises ; et habiter un chez-soi douillet comme un nid est légitime.

Il conviendrait donc à ceux qui chercheraient cette vie bonne – vie douce serait peut-être moins ambitieux –, désintoxiqués des produits du Marché, guéris de leurs addictions modernistes, d’habiter des villes à tailles humaines. C’est du moins mon point de vue, car je trouve, dans tous les domaines, ce concept de taille ou de mesure humaine, pertinent. Un bouddhiste parlerait de juste mesure, pour cette idée de regarder les choses à son niveau, sans se hausser du col. Et cette idée était très présente – je pense à Platon et à Aristote – dans la philosophie grecque, comme dans sa littérature – L’Iliade n’est-il pas aussi un plaidoyer contre l’hubris ? Et cette exigence est centrale chez Montaigne qui nous invite « à vivre à propos », c’est-à-dire à chercher les réponses justes, c’est-à-dire adéquates, mais aussi mesurées. L’excès, la démesure, est toujours dangereux et cette course, « humaine, trop humaine », au super, à l’hyper est notre talon d’Achille. Achille étant précisément la figure homérique de l’hubris.

Mais concrètement, qu’appeler alors, une ville à taille humaine ? C’est une ville ou chaque famille pourrait avoir sa maison, même modeste, avec un jardin, même petit, où faire possiblement courir ses enfants et son chien, où pouvoir planter un arbre, cultiver quelques fleurs, passer un après-midi d’été dans une chaise longue à relire « Les Essais » ; une ville où les vieux pourraient rester «  à la maison », et de chez eux, marcher paisiblement vers la poste, un vendeur de nouvelles, une épicerie de proximité, un café ou ancrer ses habitudes, y être reconnu et discuter avec le patron de la vie du quartier.

Force est de constater que le nombre de villes à taille humaine décroit, au moins en France, et que ce que notre modernité nous propose, c’est de vivre dans des villes qu’il faut bien qualifier d’inhumaines. Mais l’homme s’habitue, progressivement, aujourd’hui à vivre dans des clapiers, demain je ne sais comment – notons que c’est la progressivité qui rend l’insupportable supportable. Et il s’habitue à croire que blanc c’est noir, qu’une contrevaleur est une valeur, et que l’inhumain est l’humain, et un jour s’il vit sur Mars, il finira par considérer que la planète rouge est acceptable, voire désirable. Quand on n’a plus que ça, on finit par aimer son malheur et à y tenir. Et la démagogie est là pour nous faire prendre un regrès pour un progrès, prétendre que, contestant une certaine modernité, les empêcheurs de tourner en rond souhaiteraient le retour aux cavernes, alors qu’ils en appellent simplement à une tout autre modernité, un tout autre progrès, un bon en avant décisif – ce qu’il convient de nommer un sursaut –, mais dans une tout autre direction. Et n’écoutez pas les experts qui vous diront qu’on ne peut prendre une autre voie, comme si notre effondrement était inévitable et qu’il convenait d’accepter cette perspective comme une juste fin des choses. Les experts défendent un certain système où les promoteurs, les bétonneurs en tous genres parlent fort.

 

Le luxe, ce serait tout simplement de pouvoir vivre, pas de survivre, c’est-à-dire de disposer d’espace et de temps, l’un et l’autre à soi, pour soi, pour y déployer son corps et en jouir librement. Ces choses qui nous ont été données par la nature et que le marché nous a volées. Un luxe, car une chose aussi primaire, première, aussi fondamentale à la réalisation de nos vies, nous est aujourd’hui chichement comptée. Quel paradoxe que de parler de progrès pour la perte de ces choses qui nous avaient été offertes. Alors que nous aurions dû consacrer toute notre énergie, toute notre inventivité à trouver, puis à parfaire les moyens de jouir de nos espaces naturels et de notre temps de vie, c’est-à-dire à perfectionner la vie, à en faire un art, nous avons tout gâché, et fait en sorte que l’espace devienne une rareté et le temps de même. Nous avons fait de la vie, j’entends de la vraie vie, distinguant ici comme le philosophe Raoul Vaneigem, vie et survie, un luxe que seuls quelques privilégiés peuvent connaître. Nous avons donc globalement régressé, et refusons de changer de cap.

 

Beaucoup partagent ce sentiment que notre temps subjectif s’accélère, et qu’il nous est en quelque sorte de plus en plus compté. En fait, ce sont les blancs qui font la durée subjective du temps, ces moments de disponibilité dont chacun peut jouir, soit en les remplissant au gré de son désir, soit en les laissant vacants : du temps laissé libre à la contemplation, à l’écoute, à l’attente de l’imprévu, à l’espoir d’une rencontre. Et si notre temps nous semble si rabougri, c’est que le Marché, considérant que ce temps est un temps de consommation possible, le réifiant en quelque sorte, nous mobilise en permanence, capte notre présence, pour ne plus nous laisser respirer, vivre, entre deux spasmes de consommation. On est par exemple frappé du temps que les jeunes passent les yeux sur un écran, consommant de manière télévisuelle leur vie. Et qui a encore une pleine conscience de l’omniprésence de la pub dans notre réalité sensible ? Une étude reste à mener pour savoir combien d’heures par jours un individu est exposé à la pub. Y a-t-il un seuil d’exposition critique, une dose maximale au-delà de laquelle, comme pour l’alcool, les neurones meurent ? Mais la publicité n’est pas seule responsable : notre temps est ruiné, car nous sommes, comme le rappelle le philosophe Giorgio Agamben en reprenant pour le développer ce concept à Foucault, prisonniers de « dispositifs » aliénants.

Il définit ainsi ce concept : « J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants » ; et remarque comme moi : « Aujourd’hui il n’y a plus un seul instant de la vie des individus qui ne soit modelé, contaminé ou contrôlé par un dispositif ». Donc très loin des débats stériles entre la gauche ou la droite, entre les partisans de telle ou telle idéologie, à l’inverse de ce que les écologistes nous proposent – d’autres dispositifs de normes et de contrôles pour toujours plus de surveillance – c’est un combat pour récupérer ce temps et cet espace qui nous ait nécessaire pour vivre dignement qu’il faut mener. Sans liberté de vivre, pas de dignité.

 

L’homme survit et s’en accommode, dans un environnement de plus en plus étroit, borné, sans horizon, dans des villes inhumaines. Il accepte de donner son temps, sa vie au Marché et au Système qui le surveille et le contrôle en permanence. Il accepte, par la force des choses, que ce qui lui a été donné, gratis, l’espace, le temps, c’est-à-dire la vie, lui soit volé, qu’il doive donc la gagner, la regagner, et qu’elle devienne un luxe qu’il devra racheter très cher, pour en jouir de manière parcimonieuse, sauf à être bien né. Nous appelons cela la modernité, nous en sommes fiers – c’est dire notre état de formatage et de dépendance ; et, sans craindre la démagogie, nous appelons progrès ce long chemin qui nous a conduit au fond sordide de cette impasse. Vivement le grand collapse. Après, les animaux survivants pourront, dans leur langage à eux, reprendre cet aphorisme de Sylvain Tesson : « L’homme ne sera plus un jour qu’un souvenir terrifiant ».

Humain, trop humain

Il y a peu, j’entendais sur les ondes que les conventions internationales humanitaires – on y débattait des conventions dites « de Genève » sur la protection des civils en cas de guerre, notamment celles d’août 1949 – avaient rendu la guerre plus humaine (sic).

Quelle curieuse façon de s’exprimer ! comme s’il y avait quelque chose de plus humain que la guerre ? Comme si l’on pouvait être plus humain qu’humain en faisant une guerre propre, en quelque sorte en lavant plus blanc que blanc ? Les animaux ne font pas la guerre, et moins la guerre est mesurée, plus elle est moche, et plus elle est humaine, tristement humaine. L’animal ne commet ni crimes de guerre ni génocides ; il n’extermine pas les mécréants, les opposants politiques et les hétérodoxes. Peut-être un manque d’imagination ?  Il n’invente pas de tortures raffinées : la roue, le bûcher, la chambre à gaz, le bain forcé, pierre au cou, le pal. Peut-être l’animal n’est-il pas assez bestial ? sans doute n’est-il pas assez humain ? Je sais qu’une espèce animale peut en éliminer une autre, mais par le « jeu » de la concurrence naturelle, sans plaisir particulier, et cette guerre n’en est pas une, et surtout pas un jeu, un sport, et elle répond toujours à une forme de nécessité qui dépasse les individus.

Quelle « meilleure » ou pire façon de dominer le monde, de l’humaniser, d’imprimer notre redoutable empreinte que de faire la guerre. Je l’ai écrit souvent, le propre de l’homme c’est l’orgueil. Et de l’orgueil à l’hubris…

Regrès et inconséquences humaines

La démagogie c’est l’art de travestir les vessies en lanternes, la pratique de la transvaluation promue en valeur de modernité, le mésusage des mots à fin d’enfumage. S’il y a une sagesse, c’est bien celle de voir les choses comme elles sont, de les prendre comme tels et d’en user au mieux. Et j’entends bien que cette voie est étroite et mal commode : c’est pourquoi les bouddhistes parlent d’un sentier plus que d’un chemin, un sentier du milieu, noble et octuple. Et dont les premières stations seraient : vision juste, pensée juste, parole juste, action juste, si l’on me permet de le dire ainsi en simplifiant et en substituant une quadrature du cercle, symbole très occidental puisqu’il renvoie à l’antiquité pythagoricienne, à un chemin octuple, plus oriental et si poétique ; et que je prends ainsi, au plus court, en brulant quelques étapes.

 

En fait, je voulais moins parler de spiritualité que de philosophie politique, et me désoler à nouveau, quitte à lasser, que le système occidental soit en faillite. Mais un prophète ne dit-il pas toujours la même chose ? Pardon pour l’absence de modestie, même si je pensais moins au Christ qu’au crucifié de Turin – je pense évidemment à Nietzsche et à son effondrement de janvier 89. Je continuerai donc à l’aboyer ou à le murmurer quand mon propos sera devenu insupportable : la faillite occidentale est une réalité dans les faits et dans les chiffres. Il faut voir les choses comme elles sont, ou patauger dans la démagogie ambiante : publicité, novlangue bureaucratique, langue de bois politique. Évidemment, les nantis, ceux qui sont du bon côté du manche, tous ceux qui pensent avoir trop à perdre au changement, disons pour simplifier et jouer un peu, les marconistes qui marchent sans avancer, au pas cadencé, ne veulent ni l’entendre ni l’admettre. Il est d’ailleurs rationnel de craindre pour sa fortune et de protéger ses petits privilèges. Ceux-là m’opposent aussi que « c’est toujours mieux que si c’était pire », ce qui ne manque ni de logique ni de profondeur, et je me suis même vu répondre, quand je pointais le tropisme totalitaire du système, que nous n’en étions pas au point de la Corée du Nord. C’est pas faux ! Faut-il donc attendre que « 1984 » advienne, avec si peu de retard, que Big Brother prenne tout pour réagir ? Et en attendant, laisser l’étau se resserrer et nous étouffer progressivement ?

Il ne s’agit pas de cracher dans la soupe qui m’a nourri et qui a fait l’homme que je suis : désespérément occidental, si judéo-chrétien même dans mes combats contre le christianisme ; nietzschéen en fait. Il n’empêche : le système occidental est failli. Et qu’il nous ait apporté jadis une prospérité relative, qu’il ait produit ce que l’homme a produit de mieux, qu’il ait été pendant des siècles le moteur du progrès planétaire, qu’il fût une grande et belle civilisation n’est pas contestable et j’en donne ici acte et avoue mon amour pour ce qui fut. Mais je me demande si, à défaut de fin de l’histoire, et l’on dit que toutes les histoires d‘amour se terminent mal, l’histoire n’a pas sifflé la fin de la partie et annoncé l’imminence du grand collapse. Un peu comme dans ces courses automobiles quand, drapeau en mains, on signifie aux coureurs prisonniers de leur machine, grisés par la vitesse, qu’il ne reste que quelques tours à parcourir à tombeau ouvert, dans le vacarme des moteurs qui hurlent.

 

Regardons les choses crument ! Essayons-nous au regard juste !

Les progrès de la médecine et de l’agriculture avaient permis à l’homme occidental de vivre plus longtemps et en meilleure santé. Aujourd’hui, son espérance de vie, précisément aux États-Unis, a commencé à baisser. La condition des travailleurs s’était améliorée : baisse de la durée hebdomadaire du travail, retraite vaguement décente, protections collectives, travail pour tous. Les politiques néolibérales détricotent tout :  chômage de masse, atteintes au droit du travail, recul de l’âge de la retraite, diminution des allocations retraites. À terme, le travail sera marginal, et l’oisiveté subventionnée par des allocations de survie la règle. Ce serait le progrès ?

Les libertés, si prisées dans les discours, sont rognées chaque jour, mises à mal par un délire normatif liberticide et des médias qui acceptent pour des raisons qu’il conviendrait d’analyser de se transformer en police de la pensée.

Notre environnement est salopé, bétonné, dénaturé, et les ressources naturelles pillées, gaspillées, souillées. L’homme chie dans ses draps ! Je sais, la poésie de la formule est contestable, mais, merde alors !

 

Pardon pour ce cri, et disons le plus calmement avec les mots de Sylvain TESSON : « On se prend à penser que le passage de l’humanité sur la Terre, finalement, aura consisté en une politique permanente de la terre brûlée, et que le progrès n’est que le mouvement immobile qui aura permis à l’homme de continuer à pratiquer le brûlis tout en inventant le Canadair ».

… Et toute cette violence ! Le développement du droit international, de l’arme nucléaire, paradoxalement, la construction, pourtant sanglante, des États-nations, la fin des idéologies, semblaient pouvoir nous conduire vers un monde pacifié. Nous n’avons jamais été si près d’un nouvel embrasement planétaire qui, s’il advient, aura trois causes : la fin de la suprématie américaine, celle des états nations en Europe, les guerres de religion planétaires. Tien ! Parlons un peu des religions ! La Réforme engageait l’occident dans la voie d’une foi théiste areligieuse, en singularisant la relation à Dieu et aux textes, le panthéisme spinoziste l’engageait plus loin encore, vers le matérialisme du XIXe, l’émergence d’une spiritualité sans Dieu nous promettait une aube débarrassée des vieilles lunes. Depuis, le prosélytisme islamique nous a fait faire un grand bond en arrière et nous avons perdu le combat de la laïcité avant même de l’avoir mené. Très objectivement, on peut constater que l’Occident a renié ces valeurs. Certains parlent de décadence, on hésiterait à parler de masochisme. Et si je n’avais pas déjà écrit quelques horreurs, je parlerais d’auto émasculation.

 

La croissance du marché nous a apporté un confort relatif ; son emballement, son changement de nature et son développement sans maitrise – marché sans conscience n’est que ruine de la civilisation –, nous conduisent à cet effondrement que Jared Diamond nous annonce à très court terme. On doit s’interroger, et le faire vite, sur ce qui s’est passé. Personnellement je vois la cause de ce grand gâchis, dans la façon dont le Politique, qui devrait, tirant sa légitimité de ce qu’il porte la voix du peuple, prévoir, orienter, organiser, corriger, s’est laissé subvertir par le Marché et la Bureaucratie. Et cette subversion est fatale, non seulement à la démocratie, mais plus gravement à la survie de l’humanité. Aujourd’hui, exclus de la cour des grands où les patrons des grands groupes et les représentants des bureaucraties nationales et internationales se chamaillent, renvoyés dans leur bac à sable, les politiques crient et piaillent pour faire croire qu’ils ont encore prise sur le monde. Ils me font penser, analogie troublante, aux rois fainéants dans leurs chars à bœufs, on devrait dire « rois jouisseurs » ; ces derniers mérovingiens qui régnaient, mais sans pouvoir prendre la moindre décision, car tout était décidé par l’administration du palais d’Austrasie, et précisément par le maire qui était le premier des fonctionnaires du palais. On connait la fin de l’histoire : Childeric III sera le dernier roi mérovingien. Son action se limitera à recevoir les ambassades et à répéter ce que le maire du palais lui demandait de dire, jusqu’à ce que ce que ce maire, Pépin dit le Bref, le dépose et se fasse élire roi à sa place.

 

Actualité plus récente. Je lisais hier dans un quotidien régional : « Les barrages français vont être privatisés, car la Commission européenne n’accepte pas le monopole des entreprises publiques sur l’hydroélectricité. Et c’est écrit, comme on dirait : « le ciel sera aujourd’hui nuageux et demain, un vent frais nous fera perdre un degré ». J’imagine que notre Président applaudira. C’est à pleurer !

Théologie et ontologie

Il m’arrive, et je m’en plains rarement, de rêver ; quoi de plus banal ? D’ailleurs, qui n’a pas déjà observé un chat dormir, tressaillir ou se précipiter dans son sommeil sur une proie imaginaire. Les animaux rêvent donc aussi, du moins ceux doués d’une certaine forme d’intelligence ou de mémoire.

Notre cerveau a donc cette capacité à créer, sans notre volonté – à moins qu’il y ait volonté inconsciente ; mais qu’est-ce alors que la volonté ? –, des mondes singuliers et cohérents dans lesquels nous vivons – mais qu’appelle-t-on ici vivre ? –, des moments qui durent subjectivement, dont on garde le souvenir, et qui peuvent imprimer notre psychisme de manière significative. Je serais par exemple capable de raconter des rêves faits il y a plusieurs décennies et qui ont marqué mon esprit de cicatrices encore sensibles, car je les ai « vécus » intensément, émotionnellement et physiquement, et cette émotion s’est prolongée au réveil. Et quel amateur de science-fiction n’a pas fantasmé « une vie de rêve », une vie entière dans une situation « végétative », un environnement adapté et protégé, une vie sans conscience ni volonté, passée à rêver, c’est-à-dire à vivre en rêve ? D’ailleurs, je me suis déjà demandé si les personnes dans le coma rêvaient, s’ils rêvaient une quantité de rêves différents, où s’ils vivaient, pendant des semaines, des mois, parfois des années dans un monde façonné par leur cerveau, en quelque sorte fabriqué en leur absence.

Mais peut-on questionner la nature des rêves et de ces mondes sensibles qui s’y créent ? Peut-on questionner « l’existence » de cette « réalité » dont on ne peut douter qu’a posteriori, en état de veille, et les notions mêmes d’existence et de réalité ? Peut-on interroger l’ontologie des rêves, quitte à débuter par un peu de métaontologie, c’est-à-dire à questionner la nature même de l’ontologie ? Et force est de constater que, tournant la chose dans tous les sens pour trouver un angle, ou la faille ou loger le coin, j’en reviens aux mêmes questionnements et aux limites des mots pour les formuler. À penser que l’ontologie n’est qu’un jeu de questions et de réponses qui n’épuisent jamais les questions, et n’a d’autres buts que de questionner notre ignorance des « choses qui sont », et de la nature de l’existence de ces choses, c’est-à-dire de leur statut ontologique. L’ontologie ne serait donc qu’une impasse, une aporie, et la métaontologie un exercice purement intellectuel, ludique, mais vain.

 

On peut porter un regard philosophique sur le foot ou ses à-côtés ; on peut cultiver une passion pour la chose politique ou les débats d’idées. On peut aussi s’intéresser à d’autres choses qui de prime abord peuvent paraître moins populaires, plus consistantes, plus abstruses. L’ontologie par exemple, qui fait partie de la métaphysique, mais qu’on pourrait tout autant rattacher à la logique, comme nous le montre ce philosophe américain, Willard Van Orman Quine. Et si un lecteur, meilleur connaisseur du foot que de métaphysique, s’interroge sur la notion d’ontologie et qu’il consulte son dictionnaire, il verra qu’il s’agit de l’étude de l’Être en tant qu’Être. Voilà la chose dite …

Autrement dit, c’est, comme Quine l’écrit, la réponse à la question : « Qu’y a-t-il ? » ; et personnellement, me hissant sans complexe au niveau de Quine, je dirais que l’ontologie est un « questionnement sur la nature de la réalité », ou, si je veux jouer un peu, « sur la réalité de la réalité », car après tout, certains philosophes ne se sont-ils pas posés la question de savoir si nous ne rêvions pas, et si le rêve n’était pas comme dans ce film hollywoodien  « Inception » un rêve emboité dans un autre rêve ?

Mais ce n’est évidemment pas si simple que cela, car, s’il s’agit d’une science de l’Être en tant qu’Être, cette science interroge, non seulement la possibilité et la nature de l’Être (existence et mode), mais aussi ses fondements. C’est dire que cette démarche ne peut se réduire à un simple exercice de logique, ou à un travail de classification sémantique, ou encore à un traité de linguistique sur les relations signifiant-signifié. Et si l’ontologie ne peut se limiter à une « logique », c’est qu’on ne peut poser la question de ce qui est « vraiment », sans s’interroger sur les causalités et le devenir, sans en questionner l’axiologie et, partant, bousculer la théologie.

La question « qu’y a-t-il ? » peut donc être posée autrement, dès lors que l’on pose la nécessité comme sui generis de Dieu : « qu’elle est la nature de Dieu ? » Et cette nouvelle question pose la question première en termes de substance, de structures, de modes, de formes, d’accidents, de contingences et de nécessités. Car la question première reste celle de la génération des formes et des structures. Autant de portes que je laisserai ouvertes, mais sans en franchir le seuil.

 

Car il ne s’agit pas ici de produire un essai d’ontologie ou un texte d’anthologie (on me passera cette facilité bien dans ma manière), mais d’entretenir une réflexion et de donner à penser à mes abonnés, dans l’espoir que chacun y trouve intérêt et plaisir. La philosophie, dans une schématisation occidentale traditionnelle, c’est d’abord l’éthique, le questionnement moral ; en second lieu, et sans soucis de hiérarchiser ces trois axes, la logique, c’est-à-dire l’art du discours juste et la formulation dialectique des questionnements, plus que la simple rhétorique ; enfin, la métaphysique, qu’on appelait physique avant que les sciences, prenant un autre chemin, celui de la formulation mathématique confrontée à l’empirisme, ne s’approprient ce terme et se perdent dans une obsession normative : décrire le conatus de l’univers dans une simple formule relativiste et quantique. Et la métaphysique peut encore se décliner, notamment en ontologie et théologie, deux concepts que je ne saurais distinguer, du moins en philosophie, m’en tenant à la définition de Spinoza qui appelle Dieu le Tout : « Deus sive natura », faisant de la métaphysique une théologie à dimension ontologique.

 

Le métaphysicien, s’il se prend au jeu essentialiste de l’ontologie, doit déshabiller ses questionnements de leurs présupposés culturels pour les considérer sans artifices, dans leur nudité la plus crue, une forme de neutralité épistémique ; et, poussons le trope encore plus loin, doit être capable de les décharner pour arriver jusqu’à l’os. À l’os, c’est à ce point du questionnement qui n’a plus de sens – je parlais d’aporie – et qu’on pourrait essayer de formuler ainsi : « Peut-on être sûr qu’il y a quelque chose plutôt que rien ? »

Et, sans passer par le cogito cartésien, on est en droit de considérer, en toute logique, que la question n’a pas de sens, s’étant elle-même épuisée, puisque la question posée induit, d’une part « que cette question n’est pas rien », et d’autre part « qu’il a bien fallu qu’un être la pose ». La question ontologique première n’est donc pas la question de l’existence de quelque chose, car cette question ne se pose pas. Et s’il y a quelque chose, c’est bien alors qu’il y a un monde ou des mondes, quitte à considérer que le monde se réduise à cette question insensée et à l’« être » qui la pose, et au langage qu’elle suppose, et à toute l’épistémè sous-jacente.

 

La seconde question qui n’en est pas plus une, est celle de l’existence. Et nous pourrions la poser ainsi : « qu’est-ce qu’exister ? », ou de bien d’autres façons : « Quelle est la nature de l’existence, et quels sont ses modes ? » ; « Qu’est-ce que la réalité ? » ; « Où est la différence ontologique entre rêve et réalité, entre vie vécue et vie rêvée, et comment « percevoir fort clairement et distinctement », comme l’écrit Descartes dans ses méditations philosophiques, si je me pince ou si je rêve que je me pince ? » ; « Existe-t-il des choses qui n’existent pas, des fantômes romanesques, spirituels, ou idéologiques ? » Et cette dernière formulation montre bien le manque de pertinence de cette seconde question. En philosophie, préférant parfois obscurcir plutôt qu’éclairer, on distingue être et exister, considérant qu’une chose pourrait être sans exister, ou qu’exister est une façon particulière d’être, ou le mode d’être d’une certaine classe d’Êtres. Cela m’échappe un peu. Je propose deux réponses à cette question de l’existence et de la possibilité d’être.

 

Exister, c’est pouvoir être l’objet d’un discours. Plus précisément, être l’objet ou le produit du discours ; j’y reviendrai, comme je reviendrai sur les deux types de discours que je considère ici, car si l’on veut aller jusqu’à l’os, il faut tout discuter, tout nettoyer, surtout les mots qui, comme les chairs, vivent, portent des stigmates étymologiques, pourrissent, meurent, peuvent nous inspirer un désir excessif ou un dégout insurmontable. J’aime donc cette définition que je revendique, même si elle est d’inspiration pyrrhonienne, donc sceptique ; et j’en assume les limites et la relative ambiguïté. Le discours est donc le révélateur de l’existence des choses qu’il embrasse, des choses dont il fait son objet – l’objet du discours –, c’est-à-dire qu’il tente, littéralement, d’objectiver : révélateur et non créateur – c’est dire qu’une chose non révélée existe déjà virtuellement. Et peut-il être aussi révélateur et créateur. Car le discours peut décharner (ontologique) ou faire chair (discours philosophique, idéologique, ou religieux).

Et si je tiens tant à cette approche, développée il y a quelques années dans un essai « Réflexions sur l’impensable » que je n’ai pas encore publié, c’est d’abord qu’elle confirme la nature performative du discours, révélée symboliquement par le Genèse biblique et rappelée avec tant de force par Jean de Patmos au début de son évangile. Est-ce à dire que le jour où l’humanité ayant enfin disparu, nul n’étant plus en capacité de produire un discours, les choses cesseront d’exister ? Ceci n’implique pas cela, car toute vie peut potentiellement produire un discours sur les choses, car le premier niveau du discours est celui des sens.

 

Une seconde définition, assez équivalente, pourrait être proposée. Et je précise bien que ce n’est qu’une autre façon de dire exactement la même chose. « Exister, c’est produire des effets sensibles ». Et j’imagine que dire la chose ainsi est plus aisément compréhensible.

Et si je tente de répondre à cette seconde question, celle de l’existence, en disant dans le même temps qu’elle n’en est pas une, c’est que poser la question de l’existence d’une chose implique de la nommer, donc de produire un discours sur elle, la faisant exister et oblitérant la question. J’évoquais supra la symbolique testamentaire qui m’a toujours fasciné. Oui, je suis bien un esprit antireligieux, mais désespérément judéo-chrétien. Assumons ! L’homme, qui probablement s’ennuyait quand il avait fini de se reposer à l’ombre quiète de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, ne pouvant encore profiter du repos du guerrier et des jeux qui le justifiaient – sa compagne n’était pas encore née –, s’amusait à nommer les animaux de la création : « Et l’homme donna des noms à tout le bétail, aux oiseaux du ciel et à tous les animaux des champs » Genèse 2.20. De fait, les nommant, il les faisait exister, et peuplait le paradis, dont la réalité ne peut être mise en doute, puisque le texte biblique le fait exister depuis si longtemps, et jusqu’à la fin des temps de l’homme.

 

Si renvoyer la question de l’existence à la possibilité de tenir un discours sur les choses, et le réel à ce discours, est méthodologiquement opérant, c’est déjà qu’on peut distinguer, au moins théoriquement – en pratique c’est plus dur –, deux formes d’existants selon que l’existence dépend du discours qui la crée – une chose – ou est révélée par le discours – une chose en soi. En effet, notre système solaire existe différemment d’un sentiment, un concept, une fiction cinématographique. Il y a donc des réalités existantes, mais qui ne tiennent leur existence que du discours qui les fabrique, et des réalités dont on peut penser qu’elles transcendent le discours, ou préexistent au discours. Mais certains logiciens considèrent que les choses qui ne tiennent qu’au discours n’existent pas, et que par exemple, les fantômes ou le père Noël n’existent pas. Ce n’est pas mon avis : les fantômes existent bien, car j’en ai vu plusieurs à la télé. Mais je veux bien admettre que, jusqu’à preuve du contraire, ils existent autrement que sur le mode d’existence de notre soleil. Mais si l’on s’en tient à la seconde définition proposée, les fantômes produisent bien des effets : la difficulté, par exemple, à vendre une maison réputée hantée, sauf évidemment à croire au père Noël.

Peut-il y avoir des choses que le discours ne peut appréhender ? Si ces choses sont, sous une forme ou un mode, alors nous parlerons d’une possible vérité de ces choses qui « sont sans exister ». L’être serait donc, s’il est, et par simple convention, soit quelque chose qui préexiste, sous une forme singulière, et appréhendable par le discours comme tel, soit un être dont l’étance, est par essence indiscernable, inconcevable, ineffable, indicible. L’être serait donc discret ou réel, pour peu que l’on retienne cette hypothèse qu’existent des Êtres qui « sont sans exister », et dont l’« existence » ne pourrait être révélée que par l’intuition prophétique. Dieu serait ainsi, soit le Tout des Êtres, soit le prima des Êtres, soit l’Être unique.

 

Concluons ici, pour ne pas prendre le risque de sortir du cadre un peu étroit de ces chroniques ; mais je condense un propos où tout mériterait d’être non seulement expliqué, mais justifié. Tout ce que le discours formule existe, par définition : un arbre, un homme, un mythe, une symphonie, un sentiment de joie ou de peur. Tout est donc réel, mais cette réalité, compte tenu de la nature des objets considérés, se déploie sur des registres différents, pouvant justifier l’élaboration d’une taxinomie ontologique, car les choses peuvent exister sous plusieurs formes, de multiples façons ; exister comme tel, sans exister autrement. Une fiction étant réelle comme fiction et ne l’étant plus dans une autre dimension, à un autre degré, et le Jésus historique, pour peu qu’il ait vécu et souffert sur la croix, ne doit jamais être confondu avec ce personnage conceptuel que l’on nomme Christ ; même chose avec Abûl Qâcim et le prophète Muhammad.

La réalité est donc l’objet du discours – ce que les grecs appelaient le Logos –, son objet et sa chair. Cette réalité est une représentation, puisqu’elle est produite par un discours de médiation. Exister réellement, c’est produire des effets. « Existe-t-il une vérité indépendante du discours, et parler d’un discours de vérité fait-il sens ?

Tout discours de vérité, par définition, et parce que c’est un discours, n’est qu’une représentation. D’ailleurs, ce que l’on peut objecter à Schopenhauer – qui fait partie avec Leibniz et Spinoza, de mes métaphysiciens préférés ­– quand il distingue « le monde comme volonté » et « le monde comme représentation », c’est bien que le monde comme volonté ne soit qu’une représentation.

On peut admettre, dans certaines limites, et avec Épicure et Lucrèce que « ex nihilo nihil ». Dans certaines limites, car je penche pour l’hypothèse d’une nécessité première, d’une essence qui précèderait l’existence du Tout, ou du moins serait indissociable du Tout, d’une anima mundi, si l’on veut. Néanmoins si l’on admet que chaque chose est fondée « en vérité », alors le discours, lui-même ne peut se suffire comme justification, et ce qu’il révèle doit bien « être » vraiment, à moins que l’on considère que le discours n’est qu’un délire, sans prise sur rien, gratuit. Si le discours donne corps à la réalité des choses, il médiate la vérité de ses objets, cette vérité inaccessible constituant le Logos du monde. C’est une idée pyrrhonienne que la réalité est produite, autant par notre sensibilité au monde, qui doit tout à l’anthropologie, que par la logicisation du monde par le discours. Le langage, plus encore qu’un simple outil de communication entre les êtres, est un outil structurant dont la fin est de se protéger de l’ironie du monde. De ce fait, le discours a pour but de redresser le monde, de le logiciser, de le moraliser. Relisons Marcel Conche : « Le monde « commun » étant le monde du langage, cela seul est vraiment « réel » qui est exempt de contradiction, ou en quoi la contradiction est surmontée. La réification est une logicisation … le monde logique est un monde logicisé pour être parlé, parlé pour permettre à la communauté de se parler elle-même ».

La réalité est donc produite par un discours de réification et de logicisation sensé nous rassurer, et nous rendre intelligible le monde, en nous racontant une vérité ineffable. Ce discours a donc aussi une dimension d’intermédiation. Ce discours est un logos (en minuscule). La possibilité de la vérité est celle de l’existence du Logos (en majuscule) qui serait un discours vrai, descriptif de la vérité, supposé pouvoir être tenu symboliquement, par une métaconscience discourante, et produisant un discours performatif, créateur de formes et de réalités. « Au début était le Logos, et le Logos était auprès de Dieu et le Logos était Dieu ».

Suspension

Août est à peine grignoté que les jours se font déjà plus courts, et j’ai dû ce matin déjeuner dans une relative obscurité, face au jardin ensommeillé derrière la baie. La pluie avait cessé de disperser dans les massifs ravagés par la canicule ses grosses gouttes chaudes aussitôt bues par la végétation. Il faisait doux, plus frais que la veille ; et le vent qui m’avait réveillé tôt en faisant battre la pluie au rideau était tombé.

La campagne que l’on devinait au-delàs du jardin sous un ciel encore chargé de gros nuages à peine essorés par la nuit, hier encore si bruissant à cette heure matinale, gisait immobile et silencieuse. Pas un cri d’oiseau, pas une voiture ; la nationale, si présente quand le vent était à l’ouest, ne ronronnait pas ; les moutons du voisin, peut-être réfugiés dans leur cabane de planches, avaient déserté la prairie rase. Tout était suspendu dans cet instant semblant pouvoir s’étirer à l’infini. Et cette suspension m’a troublé.

 

Le monde est impermanent, truisme dont certains ont fait une métaphysique ; et c’est bien sa loi première – une loi que les bouddhistes nomment « loi de causalité » et qui enchaine à l’infini des causes et des effets –, mais cette impermanence est plus encore la nature même de notre espace dont le temps est l’une des quatre dimensions. Et si, comme l’écrit Hume dans son « Enquête sur l’entendement humain » « un miracle est une violation des lois de la nature », alors, cette suspension du temps était bien une forme de miracle, un miracle naturel que nulle providence n’expliquait.

 

À défaut d’avoir une conscience intellectualisée du temps, de ce flux héraclitéen ininterrompu depuis son début – le début des temps –, l’homme en a toujours fait l’expérience quotidienne, non seulement dans le cycle immuable des saisons qui l’a amené à concevoir la palingénésie, dans la métaphysique stoïcienne sous une forme très élaborée, mais aussi dans le polythéisme égyptien, mais plus encore dans des expériences sensibles quotidiennes, en observant par exemple la croissance des plantes, ou la façon dont le vent secoue les arbres ou caresse leurs feuilles. Si le temps modifie en permanence les choses, sans d’ailleurs altérer l’ordre de ces choses, c’est le vent, qu’il souffle dans les bois ou sur la mer, l’ondulant à l’infini, qui fait vibrer le monde à notre entendement. Montaigne écrivait avec les mots de son temps « Le monde est une branloire pérenne ». Oui ! le monde, en permanence, branle, bruisse, frémit, vibre. Et ce matin, en cet instant de grâce où la providence semblait en retard de l’histoire, où le repos s’était glissé dans un pli du temps qui passe, où la nature se recueillait en silence aux aiguilles roussies des grands pins dégingandés, comme au faîte des immenses chênes du jardin, j’ai cru sentir ce que pourrait être une éternité comme immuabilité des choses, autre chose que la vie, mais néanmoins rien qui puisse ressembler à la mort. Car ce silence était, paradoxalement, aussi plein, comme un désir retenu, ou naissant, que l’on peut imaginer la mort, être vide.