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Soumission ou refus

Qui n’entend de manière répétée, et plus encore depuis le 11 janvier, ce rappel permanent aux valeurs de la république. Qui ne remarque, entre étonnement et agacement, que les mêmes qui incantent ad nauseam le refrain des valeurs sont incapables de préciser desquelles il s’agit, comment ils les hiérarchisent et ce qu’ils proposent concrètement pour les défendre et les promouvoir. Propos creux d’esprits confus, souffles tièdes exhalés de baudruches gonflées. Que ne passent-ils donc de la doxa à la praxis, des déclarations main sur le cœur aux travaux pratiques ? Ils en ont l’occasion.

Je vois que s’est créé en France un parti politique musulman[1] qui se propose (je cite) « de permettre aux citoyens musulmans d’apporter une «alternative» », et qui justifie sa démarche de la sorte : « Dans la diversité sociale et culturelle qui compose notre Nation, l’islam, deuxième religion du pays, en était jusqu’alors exclus à cause de toutes une série de clichés que nous comptons bien balayer ». Je remarque aussi la dimension clairement confessionnelle et assumée de ce mouvement et ses revendications en faveur du halal ou du voile à l’école.

Par le simple fait de revendiquer son existence dans l’espace politique, ce nouveau parti affiche son refus de la laïcité, donc de notre règle républicaine. Car comment concilier d’une part la laïcité qui a minima doit s’entendre comme principe de sécularisation, c’est-à-dire comme séparation des vies politique et religieuse, étanchéité des institutions républicaines aux mouvements confessionnels, et d’autre part un engagement politique institutionnel qui s’articule autour de revendications religieuses ? Mais la laïcité, c’est aussi, plus précisément encore, car on ne pourra jamais séparer totalement le politique du religieux, l’idée simple mais radicale que l’horizon « spirituel » de l’État doit rester l’objectivation scientifique, et que l’éthique proprement religieuse doit se soumettre à la républicaine. Toute la force de la laïcité est dans cette subordination des normes qui affirme l’autorité de la loi des hommes et le primat des principes constituant notre république sur la morale. Dans une république religieuse, la loi civile procède de la révélation ou de la prophétie ; dans une république laïque, les lois sacrées plient devant le Code Civil, et aucune organisation religieuse ne peut participer aux institutions.

Ce nouveau parti se propose de présenter des candidats – on imagine musulmans – aux élections locales et à la présidentielle, afin d’accéder au pouvoir et de l’exercer. Ce parti est donc clairement illégal – en l’état de notre droit – et notre classe politique va devoir prendre ses responsabilités en agissant, ou en refusant d’agir : réagir ou se soumettre. Car comment autoriser un parti politique qui annonce et défend, dans ses statuts, des principes contraires à nos valeurs –  mais peut-être la laïcité n’est-elle plus une de ces valeurs ? L’accepterions-nous pour le Front National ou le Parti Communiste ? L’accepter, au prétexte de liberté politique, c’est admettre que demain un autre parti se crée pour combattre ouvertement l’égalité homme-femme, pour interdire la liberté de brocarder les politiques ou les clercs, en s’inscrivant en faux contre la solidarité, pourquoi-pas contre la démocratie, ou qui annoncerait son antisémitisme ou sa xénophobie. Chacun doit comprendre qu’un parti politique légal doive respecter les règles et les principes de la nation et n’est pas « libre » de se constituer hors les valeurs, « hors la loi ». Par contre, un mouvement politique de type révolutionnaire peut se construire sur le refus de la loi, sur le rejet des institutions, un projet révolutionnaire de transvaluation. Il s’oppose alors à la loi et aux valeurs qu’elle incarne, qu’il veut changer et qu’il combat ; il ne joue pas le jeu institutionnel, et s’inscrit dans un clair rapport de force ; il ne saurait donc avoir d’existence légale, être adoubé par un système qu’il abhorre, c’est d’ailleurs toute sa vertu.

Attendons donc de voir comment nos politiques vont gérer cette situation, rappeler le droit et le faire prévaloir, ou détourner la tête. Il serait d’ailleurs bien temps d’interdire toute référence chrétienne, juive ou bouddhiste dans les sigles et les statuts de tout parti politique. Faute de quoi, la France ne sera plus un pays laïc, et chacun saura ainsi – ce qui ne déplaira peut-être pas à certains partis extrêmes – que la république est un ventre mou et que l’on peut se présenter aux élections avec le projet de s’attaquer à nos principes constituants[2], et à nos valeurs cardinales.

La question posée est donc celle-ci : un parti politique qui se positionne statutairement en négation d’un principe fondateur de notre démocratie, qui souhaite utiliser les institutions pour saper un des fondements de notre identité nationale – pour ne pas dire de notre singularité nationale – doit-il être autorisé par le système, donc à terme financé par les contribuables pour combattre le système ?

La création de ce parti, qui a pour but de défendre les opinions respectables et les intérêts légitimes des musulmans, est du point de vue de ses promoteurs justifiable, voire adroite, mais de mon point de vue incompatible avec l’idée démocratique, sans d’ailleurs être  incompatible avec les principes républicains. Car un pays comme l’Iran ou l’Algérie, est fondé à s’affirmer à la fois comme république et comme islamique ; mais pas comme démocratie. Car il n’y a pas de varie démocratie sans laïcité.

Mais essayons, sans contester moralement un « droit » à cette création nouvelle, de nous ouvrir aux arguments des défenseurs d’une légalisation de ce nouveau parti, car il faut rester dans une écoute aussi attentive que faire se peut, quitte à contester aussi rationnellement que possible ces arguments, ou y adhérer s’ils sont convaincants. Je ne veux donc pas ici, non pas contester le bienfondé de la chose, mais sa légalité, car ce que je dénonce ce n’est pas une démarche politique qui fait sens, mais bien plutôt le manque de probité intellectuelle d’une partie de la classe politique qui nous rebat les oreilles avec les valeurs et s’abstient d’utiliser la loi pour les protéger.

Le premier argument est celui de la liberté politique. Il s’agit donc ici de la liberté de créer un parti illégal. Doit-on rappeler que la liberté est circonscrite par le droit qui interdit bien des choses qui offensent nos valeurs – même si chacun est en droit de contester ces valeurs à titre individuel ou associé dans un mouvement de pensée –, et que la dissolution d’un parti politique – ce qui ne serait pas une première en France – n’est a priori ni illégal ni surtout liberticide. Rappelons que notre constitution garantit la liberté religieuse, de croyance et de culte, la liberté d’expression, la liberté d’association. Une association promouvant l’application de la charia, une église interdisant le préservatif sont donc légales. De même un think tank qui prétendrait que les femmes étant inférieurs aux hommes doivent leur être soumises. Car chrétiens et musulmans ont le droit de croire sous les formes qui leur conviennent, de le faire savoir, et de l’exprimer rituellement dans l’espace public privatisé confessionnel (églises, associations, ..). Mais nul texte ne donne le droit à une association religieuse de se constituer en parti politique et de présenter des candidats aux élections. Sur un autre registre, un parti se proposant, une fois arrivé au pouvoir de dissoudre la démocratie et de lui substituer une dictature pourrait être interdit.

Le second qui m’ait été opposé dans l’hybris d’une discussion à bâtons rompus – mais tant que l’on ne rompt pas ces bâtons sur mon dos … – c’est que les musulmans seraient mal représentés en politique. Effectivement, et c’est notre problématique démocratique : notre démocratie n’est pas démocratique et nos hommes politiques ne représentent plus qu’eux-mêmes. Nos compatriotes musulmans en âge de voter doivent être environ 2 millions[3]– je n’ai pas trouvé d’évaluation fine. Le nombre d’encartés dans les partis de gouvernement : UMPS et les deux fronts représentent moins de 500 000 militants. Que les musulmans s’inscrivent massivement dans ces partis et ils en représenteront rapidement l’énorme majorité et pourront alors se trouver bien représentés et y imposer leurs choix. C’est évidemment une boutade, mais je veux dire par là qu’il ne tient qu’à eux d’être mieux représentés.

Le troisième, proche du précédent car corolaire, est que « la démocratie, c’est la représentation de toutes les composantes de la société » et qu’il est donc légitime que les musulmans y soient représentés comme tels. Faut-il rappeler que la démocratie ne saurait être réduite ni à la dictature de la majorité, ni au partage du pouvoir entre les différents groupes qui forment la nation ; et de ce point de vue, il faut par exemple rappeler que l’Etat libanais, par exemple, n’est pas démocratique mais confessionnel. La démocratie ce n’est – excusez-moi du peu – que le gouvernement du peuple par lui-même, et en France nous en sommes encore loin. Notre système est une partitocratie représentative, c’est-à-dire une aristocratie ou une oligarchie au sens rousseauiste du terme. Mais soyons sport et offrons à nos détracteurs quelques arguments. Après la légalisation d’un parti musulman, sa prise de pouvoir, l’éventuelle application de la charia qui n’est dans le Coran ni une option, ni une invitation, mais une injonction, notre république sera toujours ce qu’elle est aujourd’hui : une république non laïque, non démocratique, non sociale. Simplement, ceux qui, avec un peu de naïveté digne de condescendance, se battent contre le système pour préserver ce qui peut l’être auront perdu une nouvelle bataille.



[1]. L’Union des démocrates musulmans de France, fondé fin 2012 par Najib Azergui.

[2]. J’invite chacun à relire le préambule de notre constitution qui affirme, effectivement de manière péremptoire, disons performative, que la France est une république laïque démocratique et sociale. Je note que certains députés socialistes (Malek Boutih, député de l’Essonne) ont déclaré que l’existence d’un  parti musulman ne les gênait pas, donc que revenir sur nos principes fondateurs ne leur posait visiblement pas problème.

[3]. Je ne veux prendre le temps de trouver une juste évaluation.