Qu’il me soit ici permis, sans être linguiste, de faire un peu de pragmatique ; et commençons par une question bête, bête comme un dimanche maussade en juin : faut-il être tolérant avec les intolérants ? La question est évidemment clivante, et toute réponse justifiée par l’équivocité du concept est recevable, mais montre bien la dimension rhétorique de ce jeu sur les mots. J’ai donc pris soin de rouvrir quelques dictionnaires pour assoir mes positions, car pour le mescréant philosophant, homme de peu de foi, pyrrhonien par ailleurs et adepte des théologies négatives, se méfiant aussi de l’idée que l’on se fait des choses et des mots, être tolérant, c’est être respectueux des choix qui ne sont pas les nôtres, et admettre qu’ils doivent pourtant avoir droit de cité. C’est donc ne pas surfaire notre croyance, nos choix, nos valeurs. Mais il y a une tolérance appliquée aux idées et une autre aux actes, et ce n’est pas la même chose, même si la seconde pourrait être défendue comme la conséquence logiquement induite par la première. Le fondement de l’une est la simple, mais si fondamentale liberté de pensée, et pour l’autre l’éthique du groupe, dont la finalité ne peut être que la liberté physique des citoyens.
Si l’on écarte donc l’idée de maison de tolérance – encore qu’un dimanche gris de juin, … – M. Larousse m’y parle, sur un mode très chrétien, de respect, d’indulgence, de compréhension (tolerare, c’est supporter), et aussi de liberté limitée. Son collègue Littré y met quelque dédain et me parle de condescendance et d’indulgence. Mon vieux dictionnaire, hérité de ma mère qui le reçu à la communale comme prix de fin d’année, se montre encore moins tolérant, ou plus calotin, en déclarant « Disposition d’esprit par laquelle on donne à l’erreur autant de droit qu’à la vérité », mais adoucit un peu le propos dans une seconde définition : « supporter, permettre avec indulgence ce qui est mal ou ce qu’on croit mauvais ». Sur le plan des idées, je me tiendrai donc au respect de l’autre, car respecter ses idées, c’est le respecter, lui, et inversement. Etre tolérant, c’est donc simplement accepter la subjectivité des avis, et plus encore revendiquer sa singularité. Un disciple de Pyrrhon, s’il est sincère et logique, est donc toujours tolérant, mais aussi, paradoxalement, celui d’Epictète – il suffit pour s’en convaincre de lire les « Pensées pour moi-même » de Marc Aurèle ; et c’est pourquoi je me définis parfois, en faisant mon miel de tout ce qui me convient ici ou là, comme un épicurien, sceptique et conséquemment stoïcien. Mais retourner le concept et parler d’intolérance clarifie peut-être le propos. Un intolérant est un individu qui, pour le dire dans les termes de Grenier, a cet esprit d’orthodoxie qui me révulse tant. Et tous mes engagements antireligieux trouvent là leur source unique et essentielle. La foi des uns et des autres ne m’a jamais posé problème, et je n’ai jamais considéré le croyant de haut, encore moins avec mépris ou condescendance. Chacun se débrouillant avec ses angoisses existentielles et trouvant le réconfort qu’il peut, là où il le peut. Et qu’y a-t-il de plus respectable que des convictions fortes ? Mais l’esprit d’orthodoxie, c’est tout autre chose, et particulièrement en religion. Citons E. Bournouf dans « La science des religions » : « Chaque orthodoxie a pour opinion qu’elle est la seule bonne et la seule vraie. On n’a presque pas vu d’églises pour lesquelles l’intolérance, ainsi entendue, n’ait été un principe fondamental et une condition d’existence ».
On pourrait évidemment pondérer cette dernière remarque et ne l’appliquer qu’aux monothéismes, et partant convenir que toute république théologique est nécessairement totalitaire. Car pour les religions païennes et autres polythéismes, ou les panthéismes c’est autre chose. On pourrait aussi prolonger la réflexion pour en complexifier la nature et en modérer les conclusions, constater avec Paul Veyne que le christianisme est plutôt un « polythéisme moniste », que le Iahvisme fut d’abord une monolâtrie (ou un hénothéisme), mais cela ne retire rien au propos.
Sur le plan des idées, il faut donc être tolérant, toujours, avec tout le monde, faute de quoi on serait porté à l’intolérance, puis au mépris, enfin à la haine. Et je me tiendrai là, ferme, dans cette posture très voltairienne du philosophe de « Micromégas » et du « Traité sur l’intolérance ». D’ailleurs, cette tolérance peut-être une position de combat, un retranchement défensif, car tolérer l’intolérance, c’est bien, relativisant la parole que l’on porte, relativiser aussi la sienne, et lui dire que son point de vue, comme le nôtre, n’est qu’un parmi tous les autres ; et qu’au-delà des points de vue, il y a le droit.
Mais le mot tolérance, puisque j’évoquais une évidente polysémie, est aussi utilisé sur le registre des actes, permis ou non, comme une suspension partiel du droit commun. Larousse parle d’une « liberté limitée accordée en quelques circonstances » – j’en déduis en des circonstances d’exception –, mais en un sens plus moderne on peut parler d’une liberté dérogatoire, c’est-à-dire assimilable à un laxisme ponctuel, passager, sans vraies conséquences. Et je conclurai sur deux remarques.
Accorder une liberté n’est jamais, par nature, une tolérance ; c’est une justice, ou une erreur. Car seul l’intérêt général peut justifier de limiter les libertés individuelles. Je défends d’ailleurs que la santé ou la sécurité d’une personne ne saurait justifier de restreindre sa liberté personnelle et cette position est chez moi cardinale. La consommation d’alcool, particulièrement de grain de malt, éventuellement distillé dans la vallée de la Spey, est liberticide, mais il en est de même pour le cannabis. Et il est parfaitement possible de conduire des politiques de santé publique, d’alerter les consommateurs sur les dangers de leurs addictions, de faire de la prévention, de combattre les trafics, sans attenter aux libertés. Toute loi inutile, incomplètement justifiée, trop lourde, inadaptée, doit être modifiée ou supprimer. Et on ne peut parler de tolérance quand on corrige un droit inefficace ou liberticide. Le droit étant supposé juste, dans les deux sens du terme, il n’y a donc jamais lieu d’y déroger, sauf, et c’est le second point en des circonstances particulières.
Suspendre une loi, ponctuellement, soit dans l’espace (en un lieu où le droit commun ne s’applique pas, ou bien s’applique différemment), ou dans le temps, ou à l’occasion d’un évènement (une manifestation, un carnaval, des saturnales) est de l’ordre de la tolérance. Suspendre le droit pour une catégorie de personnes est d’un tout autre ordre, infiniment plus contestable. Il ne s’agit là que de laxisme qu’on ne saurait accepter, sauf à considérer, s’il faut le redire encore, que la loi prescrite est liberticide et non justifiable.
Il faut donc, exercice difficile, défendre la tolérance comme les libertés individuelles, combattre les lois iniques ou injustes, affirmer sans complexes et sans surfacture nos valeurs, et ne rien céder sur le plan du droit. Exprimons-le plus radicalement, sous une forme sentencieuse qui choquera celui qui ne verra dans cet aphorisme, la formule de rhétorique : Je t’aimerai si je le peux, je te tuerai si je le dois.