Peut-on combattre le capitalisme pour ce qu’il est, contester radicalement son existence, ou même ce que l’on nomme le Marché ? Évidemment non, pas plus que l’on ne peut éradiquer la pluie ou la bêtise humaine ; mais on peut toujours s’interroger sur sa nature profonde. Et il reste possible de contester sa prévalence en politique ou d’en évaluer les effets sur notre vie, et salutaire d’en corriger ses effets les plus problématiques – selon que l’on considère le capitalisme comme la pluie, la bêtise humaine, ou encore comme la peste. Mais depuis que l’homme fait société, il vit dans une économie capitaliste, et est confronté, par le jeu de la rareté et de l’abondance des biens, au Marché. Et je crains fort que nous ne soyons pas au crépuscule de ce qu’Edgar Morin appelle le moyen-âge de l’humanité, à l’aube de ce temps nouveau de la réalisation de « l’homme total »[1] dont Marx rêvait ; car il faudrait alors renoncer au capitalisme, c’est-à-dire, cesser de considérer le travail comme une valeur.
On ne peut évidemment pas réduire le capitalisme au troc, mais on le voit naître dès que l’évolution humaine permet à l’homme de dépasser le stade premier de l’économie de subsistance. Car si le troc est une des conditions de sa subsistance, un simple moyen d’améliorer sa survie, l’accumulation de biens ayant une valeur d’échange et constituant un capital, est la condition d’existence d’un capitalisme qui s’invente donc tôt dans l’histoire humaine. Mais il ne prend sa vraie nature qu’à partir du moment où, entre le producteur de biens qu’il cueille, capture, façonne, et amasse, et les consommateurs auxquels il les cède, s’intercale un exploitant-gestionnaire que l’on peut qualifier de capitaliste. Le capitalisme s’invente donc dès que les conditions de vie permettent de dépasser l’économie de subsistance, et il se développe dès qu’apparaissent des capitalistes exploitant des producteurs, transformant pour leur compte des biens d’usage en biens d’échange, les écoulant sur un marché que le jeu de l’offre et de la demande crée et structure, et gère ainsi un flux de richesse. Le capitaliste est l’ordonnateur de ce flux.
On ne peut donc dissocier l’émergence et le développement du capitalisme, c’est-à-dire de l’économie de marché, de l’évolution des sociétés humaines, et sans avoir peur de plagier le Général Clausewitz, je dirais que le capitalisme c’est un peu la continuation de la guerre par d’autres moyens, ou plus justement du vol par des moyens légaux, c’est-à-dire, pour le signifier en termes nietzschéens, la fin de l’aristocratie et l’avènement de la bourgeoisie. Tant que l’individu peut accroitre ses biens, quitte à en jouir jusqu’au dégout (ce que l’on nomme décadence), par le vol, la guerre, le pillage, le viol, c’est-à-dire d’une manière aristocratique, il peut mépriser et la loi et l’économie de marché. S’il veut s’enrichir, c’est-à-dire chercher la même fin (de jouissance, donc d’aliénation) par d’autres moyens, mais sans céder à l’arrogant arbitraire féodal, il lui faut accepter et utiliser les outils subtils et pervers d’instrumentalisation de la bourgeoisie. Et cette identité de but aux formes stratégiques opposées entre vol et troc, entre commerce et guerre, se révèle dans les mots pour le dire, et se décline dans tout le champ sémantique (campagnes, conquêtes, …). Le capitalisme n’est donc, de ce point de vue, que l’expression naturelle de nos pulsions : « potentia » selon Spinoza, « vouloir vivre » schopenhauerien, « volonté de puissance » nietzschéenne, … désir, orgueil, … Le capitalisme n’est donc qu’un substitut à la violence aristocratique[2], un régime légalisé dont la loi première est la propriété privée, valeur éminemment bourgeoise, comme le travail, et qui sont toutes les deux et pareillement de nécessaires substituts bourgeois au droit du sang (dont les figures archétypales sont le servage et le droit de cuissage), et à l’oisiveté aristocratique promue comme valeur. Il ne faut donc pas voir comme un hasard que la propriété privée soit reconnue par notre Déclaration (bourgeoise, antiaristocratique) des Droits de l’Homme et du Citoyen de 89, et soit posée comme le second des quatre droits naturels imprescriptibles de l’homme. Cette déclaration cèle la victoire de la bourgeoisie sur l’aristocratie : liberté, propriété privée, sureté, et droit de s’opposer à l’arbitraire[3], c’est-à-dire, refus des « droits » aristocratiques ; et permet cette expansion tentaculaire et totalisante du capitalisme. Il n’y aurait pas de capitalisme sans propriété privée (individuelle ou collective), car vendre un bien c’est céder une propriété (de la chose ou de l’usage de la chose) ; et sans argent pour étalonner la valeur d’échange. Mais d’autres inventions furent déterminantes : le silo à grain[4], la charrue, le creuset, le moulin ou le pressoir, le rouet et le métier à tisser, la machine à vapeur, …
Mais, relisant ce début de chronique, je vois bien que certains lecteurs pressés pourraient en conclure que je dénonce ici et le capitalisme et la propriété privée, et que d’autres penseront inversement que je les défends. Ce n’est pas mon propos. J’en appelle, sans guère d’illusions, au dépassement du capitalisme, et à un juste équilibre entre propriétés privées et biens collectifs ; des biens collectifs dont la jouissance ne saurait être confisquée, sur le modèle soviétique, par le pouvoir en place[5], ou gérés sous le statut de biens privés appartenant à l’État.
Concluons sur d’autres perspectives. Le capitalisme s’est toujours adapté et on ne peut considérer pareillement un premier capitalisme artisanal – l’échange de poteries, de bijoux, d’armes forgées –, un capitalisme de ressources – matériaux précieux ou rares (or, bois, ambre, pierres…) –, ou alimentaires (blé, huile, vin, épices), le capitalisme industriel, et le capitalisme financier.
Si les premiers capitalismes étaient des « capitalismes de nature » et exploitaient principalement les ressources naturelles (on produisait d’abord pour soi, puis on troquait ses excédents), le capitalisme industriel qui, bien sûr, a exigé de la terre qu’elle lui fournisse son bois, ses minerais, puis son pétrole, a surtout exploité l’homme. Quant au capitalisme financier, il n’a plus besoin ni de la nature ni de l’homme. Il y a donc des différences de nature entre une économie de marché qui exploite la nature, la domestique, l’humanisme, mais garantit son maintien en état de produire, et une économie industrielle qui exploite l’homme, le domestique en le transformant en animal de rente, mais a, malgré tout, toujours besoin de lui ; en méprisant par contre et détruisant la nature. Quant à l’économie financière, non seulement elle ne s’intéresse plus à l’industrie – on est passé d’une industrie « fabless » à plus d’industrie du tout (au moins en occident) –, mais elle n’a plus besoin de l’homme et peut décider dans sa logique interne de détruire l’homme pour augmenter le profit.
Mais l’histoire n’est pas écrite, et il nous encore quelques possibilité – possibilités que notre classe politique bourgeoise et ploutocratique de gauche comme de droite, ne semble pas prête à saisir –, de hiérarchiser, entre nature, homme et argent. Cela pourrait passer à la fois par une autre écologie et par un humanisme dont l’aristocratie consisterait à renoncer aux rapports dominants-dominés.
[1]. Dans ses œuvres de jeunesse (le manuscrit de 1844), Marx traite de sa vision de l’homme, en développant un concept repris à Charles Fourier et Feuerbach : l’Homme Total ; c’est-à-dire, non pas seulement un être générique, mais un être construit et accomplit par ses relations sociales. La société devenant le cadre naturel de l’accomplissement de l’homme, le cadre nécessaire à la révélation de son humanité.
[2]. On pourrait, mais ce serait un peu court, parler d’une substitution de l’intelligence industrieuse, à la force virile ; mais ce serait feindre d’ignorer que l’un et l’autre ne s’excluent pas.
[3]. Article II de la Déclaration d’août 89 : Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression.
[4]. Qui ne se souvient de cette histoire de la Genèse, premier livre du pentateuque, quand Joseph, interprétant le rêve du Pharaon (la vision de sept vaches grasses, puis de sept vaches maigres) le convint de profiter de sept bonnes récoltes pour stocker du blé, et faire ainsi face aux sept années de disettes qui ne manqueront pas de suivre. C’est bien là une illustration d’un capitalisme d’État, d’une gestion de stock, qui permet de spéculer sur les cours du blé.
[5]. J’ai toujours été choqué que les parcs des préfectures qui, en général sont très beaux, soient fermés au public, alors qu’ils devraient être propriété collectives.