J’écoutais l’autre matin sur France Culture, une estimable chroniqueuse, que j’apprécie par ailleurs, s’exprimer sur la vieillesse, et défendre quelques idées convenues qui malgré l’heure matutinale m’ont fait réagir. C’est un peu toujours la même chose, on essaye de nous convaincre que vieillir peut être la meilleure des choses, pourvu que comme le bon vin …. C’était son propos, mais ces réflexions m’énervent un peu. Comme le chantait Brel « elles me gonflent mes vieilles roubignoles ».
Mettre en avant la sagesse acquise au fil des ans, en peser la valeur et s’en réjouir, c’est bien, par définition, l’éthique du philosophos. Mais surfaire cette richesse, relativement, c’est un peu comme de dire que l’argent ne fait pas le bonheur, ou encore qu’après la pluie, vient le beau temps. C’est consolant, un peu …, si peu, mais trop peu consistant pour que des gens professant sur une station radiophonique sérieuse en viennent à nous servir cela en viatique journalier – même s’il s’agit d’un service public. Je ne sais pas si l’argent fait le bonheur – faute d’en avoir jamais vraiment eu –, mais je sais qu’il est plus facile d’être heureux quand on est riche et bien portant ; et que d’ailleurs peu de jolies femmes, souvent intelligentes – car il n’y a aucune antinomie en cela –, sont sensibles au charme et à la beauté intérieure d’un homme moche, sans le sou, en mauvaise santé, et peu connu des médias qui font le buzz. Nous n’en sommes plus au temps de Crates et d’Hipparchia. Il y a évidemment, en la matière, des psychopathes, mais je pense qu’ils forment cette exception qui confirme la règle. Et pour ce qui est de la vieillesse, je ne suis pas vraiment sûr que l’on y gagne beaucoup en sagesse. C’est d’ailleurs aux jeunes qu’il faudrait poser cette question : pensent-ils que les gens âgés soient plus sages qu’eux ? Car enfin, ce sont toujours les vieux, juges et parties qui répondent de manière affirmative à cette question. Personnellement, je sais que je suis aujourd’hui plus lucide que par le passé ; donc moins enthousiaste, plus désespéré qu’à vingt ans, plus critique aussi, et sans doute plus prudent. Même si je n’en suis pas à considérer comme Schopenhauer que « La mort est la solution douloureuse du nœud formé par la génération avec volupté, c’est la destruction violente de l’erreur fondamentale de notre être ; le grand désabusement ».
Mais suis-je plus sage après avoir lu tous ces philosophes et m’être tant torturé l’esprit ? Je ne sais ce que j’ai gagné de ce côté-là, mais je vois bien tout ce que j’ai perdu de l’autre. Il faudrait mettre sur les deux plateaux de la balance métaphysique, la sagesse d’un côté et la force de l’autre, et mesurer l’une relativement à l’autre, sur le plan moral. Je veux bien dire, mesurer l’une et l’autre – en quelque sorte l’esprit et le corps – de manière comparative, et en les considérant sur le même registre, moral. Peut-être qu’avec les ans on gagne un peu ici, mais à l’évidence on perd tant là que je donnerais, comme le docteur Faust, toute ma dérisoire sagesse, cette connaissance si douloureuse de mon ignorance, pour trente ans de moins à mon corps rompu. Les esprits les plus vifs me répondront que c’est bien la preuve que j’ai trop peu gagné en sagesse, pour arbitrer ainsi, et faire si peu de cas de la sagesse, et que mesurer le corps à l’aune de la morale, c’est un pur non-sens. Je répondrai à leur remarque que c’est pourtant ce que je prétends faire ici, préférant Nietzsche à Platon : considérer la force comme une valeur, … morale. Encore que pour le disciple de Socrate, comme pour tous les grecs, le bien et le beau ne se distinguaient pas vraiment, donc la jeunesse était une valeur morale, précieuse et impermanente. Avec notre paganisme, nous avons beaucoup perdu : toute l’innocence puérile de notre civilisation.