Les émeutes turques me donnent l’occasion de revenir sur mon dernier propos et de le prolonger en l’illustrant. Le peuple est dans la rue stambouliote, comme il l’est de plus en plus souvent, partout ; même s’il ne faut pas tout mélanger : ici, le printemps arabe, là, les mouvements des indignés, aujourd’hui la Turquie. Ici, on est las d’un dictateur prévaricateur, là on se bat pour préserver une place ombragée, de l’appétit des promoteurs immobiliers. Il ne faut donc pas tout assimiler. Néanmoins, je constate que chaque fois le peuple est dans la rue, et que les gouvernants s’obstinent à ne rien vouloir entendre, à se boucher les oreilles aux révoltes populaires.
Le peuple a besoin de s’exprimer et l’admettre, quitte à en tirer quelques conséquences politiques, ce n’est pas du populisme : c’est simplement accepter de prendre en compte une aspiration proprement démocratique qu’on pourra, de l’Iran à la Chine, de moins en moins ignorer. Internet est passé par ici, les réseaux sociaux repasseront par là. Le peuple a besoin de s’exprimer, sur beaucoup de sujets qui le concernent et à tous les niveaux, et il ne peut le faire que dans l’agora ou dans la rue. Et nous devons choisir entre ces deux espaces politiques, c’est-à-dire entre deux scénarii révolutionnaires : la rue ou le parlement, les défilés ou les débats, la violence ou la diatribe. Aujourd’hui, le peuple est absent des parlements, écarté, mis hors-jeu par des partis politiques qui ont confisqué l’institution en substituant aux représentants du peuple des technocrates, mandataires professionnels de ces partis de gouvernement. Et cette spoliation s’est faite avec la complicité des média. Je suis d’ailleurs plus choqué que surpris de cette formule journalistique de « partis de gouvernement », qui dit tout de notre mal démocratique : le peuple serait incapable de se gouverner et il appartiendrait aux partis, et à certains plus capables que d’autres, de le faire.
La conséquence de ce refus de mettre le peuple au cœur du jeu politique est dangereuse. Faute de pouvoir s’exprimer autrement, l’agora lui étant interdite, c’est dans les rues alentour que le peuple donne de la voix, ou du pavé. Comment pourrait-il faire autrement, si des pouvoirs prétendument démocratiques – par exemple en Turquie –, de plus en plus éloignés de lui, de plus en plus anonymes, de plus en plus autoritaires et parallèlement de plus en plus dénués d’autorité, font leurs petites affaires dans le dos des électeurs. Ici, il s’agit de raser un parc – le parc Gezi – pour y installer un centre commercial, remplacer un lieu de rencontres, d’échanges, par de grands magasins, et visiblement sans concertations. Mais ne doutons pas que le pouvoir turc s’est concerté, plus que de raison, avec les promoteurs de cet investissement lucratif. Ailleurs, ce sera autre chose, mais le schéma est toujours le même : Décider à la place des gens, et décider de tout ce qui les concernent, de leur cadre de vie, de leur confort, de leur morale, de ce qu’il doivent penser ou aimer, de la façon dont ils doivent vivre. Et les tondre au passage pour financer le système. Mais tout cela, pour leur bien, et au nom de la morale.