Parlons d’abord d’antisémitisme avant de parler bientôt d’amour, comme s’il fallait répondre d’abord à des injonctions politiques et laisser la question de l’amour pour un travail sans fin, et qui peut donc attendre encore un peu. Je fais ici écho à une enquête du think tank FONDAPOL sur « l’antisémitisme et le racisme dans l’opinion », enquête que je n’ai pas lu, mais que Dominique Reynie, Directeur de FONDAPOL commentait un matin dernier sur France Culture. J’avoue avoir vite zappé, peu convaincu par ce que j’entendais, et toujours un peu circonspect face aux interventions d’un think tank en partie financé sur fonds publics et qui, trop souvent, défend les thèses de l’UMPS[1]. Et si je garde néanmoins un peu de sympathie pour ces lobbyistes-là, c’est qu’ils défendent, même s’ils le font avec plus de tiédeur que de prudence, l’usage d’une part de tirage au sort dans les élections (au moins municipales).
Je ne commenterai donc pas ici une étude que je n’ai pas lue, un débat qui n’a pas eu lieu, une intervention que j’ai coupée, mais je voulais partager mes interrogations sur la permanence de l’antisémitisme en France, mais aussi sur le racisme, histoire d’être encore un peu Charlie, au moins pour quelques heures.
Il y a bien évidemment des raisons historiques, voire très anciennes à cette forme de racisme. D’abord la tradition chrétienne. Pour que le christianisme, tel que nous le connaissons, se développe, il a fallu que l’église de Paul l’emporte sur celle des proches de Jésus, celle de Jacques, de Pierre et de Jean, que l’image du Christ efface totalement le souvenir du visage et de la voix de Jésus, et que le judéo-christianisme se déjudaïse. Paul de Tarse, dont certains, sans doute à tort, ont pu contester la judaïté, a été, en étant le premier père de la religion chrétienne, un promoteur zélé de l’antisémitisme, à une époque – après la seconde destruction du Temple par Titus et l’extermination des juifs de Jérusalem – où il ne faisait pas bon se prétendre juif dans l’empire de Rome[2]. Mais à cet antisémitisme historique, religieux, s’en est rajouté un second, beaucoup plus contemporain, et aussi politique, né du divorce entre la France et l’Algérie. Cette rupture consommée dans une violence où la part d’atrocité a marqué les esprits, l’impossibilité de séparer les peuples compte-tenu de l’immigration algérienne massive sur notre territoire ont créé un sentiment anti algérien, anti magrébin, anti arabe, antisémite. En effet les arabes sont aussi des sémites[3] ? Et il existe donc un antisémitisme arabe, non pas seulement chez les arabes et tourné vers les juifs, mais chez les non sémites et tourné vers les arabes.
Mais, cet antisémitisme fondé en religion par Paul de Tarse, sentiment qui n’a jamais faibli et a pris une dimension particulière au XIX et XXe siècle – relire l’ouvrage d’Arendt « Les origines du totalitarisme » et ses réflexions sur la coïncidence entre l’effondrement de l’Etat-Nation et l’émergence de l’antisémitisme – a pris une dimension particulière avec la guerre israélo-palestinienne qui a littéralement pris en otage l’ensemble des pays occidentaux. Car, dans ce conflit territorial, chaque état européen et chaque population est sommé de prendre parti et assigné dans un rôle d’accusateur ou de défenseur. Les palestiniens en appellent au droit des peuples à disposer d’un état nation et d’une terre, et les sionistes jouent de la mauvaise conscience des européens qui ont permis que l’impensable advienne sous le nom de Shoa. Nous sommes donc condamnés par les uns et les autres à prendre position, donc à nous situer dans ce conflit pour ou contre – surtout contre –, et pour prendre un raccourci si peu rigoureux à développer un sentiment anti juif ou anti arabe, c’est-à-dire dans un cas comme dans l’autre à se comporter comme un antisémite.
Pourquoi ce développement et ce rappel d’évidences ? Parce que je ne vois pas dans toutes ces haines banales de racisme au sens où je peux l’entendre, où je peux concevoir par exemple que l’on maltraite un noir au prétexte de la couleur de sa peau, ou un immigré parfaitement intégré lui reprochant son ethnie d’origine. Et parce que nous acceptons trop souvent que l’on ne distingue rien, préférant par paresse utiliser des mots qui ne correspondent pas aux choses qu’elles doivent designer et que l’on trahisse ainsi le dialogue[4] en instrumentalisant subjectivement les mots. Et qu’est-ce que la politique si ce n’est le dialogue. C’est une leçon de la philosophie grecque, depuis Platon et Aristote, que nous aurions dû retenir. L’essence de la politique, c’est le dialogue, l’argumentation, l’échange d’opinions ; et je dirais en incise que la politique comme art de la communication opérante est antithétique de la publicité – non pas que cette dernière n’opère pas, mais parce que « la réclame c’est de la non communication ».
Je ne suis pas sûr que l’antisémitisme à l’encontre des juifs existe réellement aujourd’hui en France, car les juifs sont totalement intégrés dans notre société. Existe par contre un antisionisme fort, particulièrement exacerbé chez les français arabes. Mais pourrait-on imaginer qu’un tibétain vivant en France ou ailleurs ne haïsse pas les chinois ? Est-ce du racisme ? Il existe aussi sur notre sol un sentiment anti arabe qui, pour des raisons qu’il n’est pas nécessaire d’expliquer tant elles sont évidentes, est aussi anti musulman. Mais ce sentiment n’est pas raciste. Il est celui d’un peuple qui se sent – à tort ou à raison – bousculé, débordé par une communauté de culture différente. C’est le problème des bouddhistes tibétains « chez eux », des allemands qui défilent à Dresde sous l’étendard de Pegida, des irlandais catholiques en Irlande du Nord, quelque fois de certains corses, ou de certains natifs de la côte qui voient les parigots débarquer en juillet. Ce sentiment de rejet, ce refus de l’autre n’est ni du racisme, ni même de la xénophobie. C’est un sentiment profond de peur de voir son territoire physique, culturel, psychologique, affectif envahi, une peur primaire de s’en voir expulser par celui que l’on considère comme un prédateur. Et comment ne pas comprendre que ces français « de souche »[5] se sentent agresser quand ils voient, en banlieue d’une grande ville française, des femmes toutes de noir vêtues faire la queue devant un bureau d’aide sociale, et dont le regard fardé derrière le Niqab semble leur dire « je vous emmerde ».
Il nous faudra bien sortir de ces haines primaires, surmonter ces sentiments de rejet, mais il faudra d’abord dire la chose pour la problématiser correctement, et la dire avec les mots justes, ceux qui rendent justement compte, non pas d’un racisme ou d’une xénophobie, mais d’un sentiment d’agression ; agression dans ce que les gens ont de plus précieux, surtout dans la période chahutée que nous connaissons, le confort des habitudes, la stabilité affective, l’autorité de la tradition que l’on peut aussi voir comme le respect ou l’amour qu’ils portent à leurs parents, leurs ancêtres, à leur façon de vivre, à ce qu’ils leurs ont enseigné et qui parle encore fortement à leur inconscient, à une époque où c’est la seule autorité qui reste.
[1]. FONDAPOLE a été créé en même temps que l’UMP, mais n’affiche pas ce tutorat.
[2]. Je ne sais si c’est Paul ou Augustin qui est le premier père de l’Eglise, mais l’évêque d’Hippone, dont Hanna Arendt dit qu’il fût le seul philosophe romain, était lui-aussi antisémite.
[3]. Si l’on s’en tient à la Genèse, Sem était fils de Noé et frère de Japhet et de Cham. Tous les humains, par Noé et Adam seraient donc descendants de ces trois garçons qui ont peuplé les trois continents connus à l’époque, et donc Hamites (les africains noirs), Sémites (les asiatiques d’Orient et du Moyen-Orient), ou Japhétites eurasiens.
[4]. Citons Arendt dans un texte de 1961 : « Il existe pourtant un accord tacite dans la plupart des discussions entre spécialistes en science sociales et politiques qui autorise chacun à passer outre aux distinctions et à procéder en présupposant que n’importe quoi peut en fin de compte prendre le nom de n’importe quoi d’autre, et que les distinctions ne sont significatives que dans la mesure où chacun a le droit de « définir ses termes » ».
[5]. Non seulement j’accepte les guillemets, mais je les mets par soucis d’honnêteté.