S’il est si difficile de parler de l’amour, et si l’on en parle tant, c’est que ce mot générique ne recouvre pas un sentiment aux contours clairs mais traduit des termes qui disent des réalités polymorphes et variées ; et que la polysémie de ce mot vide-poche – disons plutôt mot-portefeuille puisqu’on le porte sur le cœur – le rend source de confusions et de malentendus. Pourtant, notre langue possède suffisamment de nuances, de termes appropriés pour dire les sentiments qui se cachent et se mêlent, comme sous des draps, sous la banalité du mot. Alors lycéen, mon professeur de philosophie m’expliquait, et sans grand soucis philologique, que les grecs anciens avaient au moins deux façons de parler d’amour, utilisant suivant le contexte les mots éros ou philia ; et de rajouter alors, comme pour faire bonne mesure, le terme d’agapè utilisé par les évangélistes et Paul, le grand épistolier de la nouvelle religion. Mais si, pour faire court et rester scolaire, on en revient aux concepts d’éros, de philia, voire de pornéïa, et à celui chrétien d’agapè, je note qu’il n’est nul besoin d’utiliser le concept vague d’amour pour parler d’éros – le désir –, de philia – l’affection –, de pornéïa – la sexualité –, et de la compassion chrétienne qui est d’une autre nature. Reste l’amour au sens contemporain du terme, qui est une affection singulière et proprement irrationnelle. Car cet amour dont je parle ici n’est pas réductible à un sentiment dont l’économie serait basée sur éros et philia, et qui ferait sa place à une sexualité marquée au coin de la vitalité des corps. C’est aussi une passion funeste, mais toute passion ne l’est-elle pas ? Il n’y a d’ailleurs de vraie passion qu’amoureuse, tous les mystiques le savent bien – et je ne convoquerai pas ici le souvenir de Sainte Thérèse d’Avila qui confessait qu’en extase christique elle mouillait sa petite culotte.
Ne confondons donc pas le désir et l’amour, un désir qui n’est pas, comme je le lis trop souvent, du domaine du manque[1], mais procède d’une aimantation au sens propre du terme. Et cette attraction des aimants/amants crée une tension, un champ de forces magnétiques que tous les collégiens ont appris à dessiner sur une feuille à l’aide de deux aimants inversement polarisés et de la limaille de fer. Cette tension peut se résoudre par le collage des aimants, la fusion des êtres, l’encastrement des sexes. Elle peut aussi, faute d’être résolue dans une décharge qui peut prendre la forme paroxysmique de l’éclair, faire vibrer les êtres et l’air qu’ils respirent, les érotiser. Et cette érotisation peut rester brute, en son état de nature, ou être raffinée par des formes de courtoisie, devenir un art en soi, art de la conversation des corps et de la sympathie des âmes. Et semblant m’interroger sur cette idée que l’amour érotisé serait une poésie, je fais évidemment écho à la voix d’Octavio Paz[2]. Mais je veux aller plus loin : je crois, confessant par cette conviction ma proximité avec les mouvements du libre-esprit[3], que ce peut être aussi une éthique, et si je peux construire un mot-valise, pour ainsi faire voyager mon lecteur, et peut-être lui promettre un embarquement pour Cythère, je parlerai de poéthique.
Sur un tout autre registre, je me demande si l’amour, celui de nos chansons populaires, l’amour romantique qui unit fatalement Tristan et Yseult, et dont on nous rebat tant les oreilles, n’est pas un concept moderne, et historiquement datable, pour un sentiment qui le serait tout autant. Les grecs d’avant le christ, peuple païen par excellence, ne le concevaient pas comme tel, et faute de l’avoir conceptualisé ainsi, n’éprouvaient pas le besoin d’un mot pour le dire, et en firent donc l’économie. Mais est-ce si sûr ?
La société grecque, et plus largement, au moins avant Constantin, gréco-latine, était polythéiste et pratiquant les cultes aux dieux – il ne s’agissait d’ailleurs pas d’un culte odieux[4]–, ignorait aussi le concept moderne de religion, ce qui en faisait un peuple profondément laïc, c’est-à-dire ignorant mêmement et la religion comme idée et la laïcité comme telle. S’agissant des sentiments, et capables de raisonner même sur leurs folies, ils s’en tenaient au désir et à l’affection. Précisons que d’ailleurs l’objet de l’éros, ou ses objets, ne se limitent pas au cadre des relations intersubjectives, au désir de l’autre, au frottement des épidermes, pour le dire avec les mots de Marc Aurèle[5]. Si ce désir se résolvait dans l’étreinte des corps, ils désignaient par pornéïa cette passion, ou simplement ce plaisir et cette pratique du corps de l’autre, ou le désir se consume et s’évapore. Et philia qui désignait l’affection, qualifiait aussi l’amitié, l’hospitalité, une forme d’attention positive à l’autre.
Le terme d’agapè ne faisait donc pas partie ni de leur culture ni de leur vocabulaire, et ne se trouve nulle part dans leur littérature. Car cette notion appartient à la culture juive, et ce mot est inventé pour la Septante. La tradition judéo-chrétienne avait en effet inventé une idée qui ne pouvait qu’étonner un esprit grec : celle qu’entre les hommes et les dieux puisse se développer un sentiment d’amour. Évidemment, leur mythologie avait mis en scène l’éros des dieux et des déesses pour les mortels, le désir de Calypso qui retint Ulysse sept ans dans l’ile d’Ogygie[6], ou de Zeus/Jupiter pour un nombre très considérable de filles d’homme avec lesquelles il copule divinement ; Mais cette relation d’amour/haine entre dieu et son peuple est, dans l’ancien testament, d’une autre nature. Et quand il s’est agi de traduire le texte testamentaire en grec, au troisième siècle avant notre ère[7], les rédacteurs de la septante formèrent le terme d’agapè, repris par les évangélistes, et qui depuis fait partie du langage chrétien comme tous ces mots inventés pour désigner un dogme ou un concept nouveau : consubstantialité, épiphanie, assomption, parousie, amour, ….
Mais je m’égare ; mais l’essence de l’amour n’est-il pas de nous égarer toujours ?
L’amour est-il donc un concept moderne, je veux dire chrétien ? Y-a-t-il une singularité occidentale de cette passion, à l’image de la passion de Jésus qui va à la mort par amour ? Le moyen-âge qui succède et rompt, sur ce plan, avec l’antiquité païenne, n’invente-t-il pas l’amour moderne, et l’amour courtois n’en est-il qu’une forme, celle d’un sentiment à dimension culturelle, en devenir. Je pense aux vers de Villon vulgarisés par Brassens « Où est la très sage Héloïs, pour qui fut châtré et puis moine Pierre Esbaillart à Saint-Denis ? Pour son amour eut cette essoine…. », et je me demande de quelle nature était cet amour qu’Abélard[8] porta à Héloïse, son élève, et s’il ne s’agissait pas au bout du compte d’un bel éros, dressé vers le ciel de sa félicité, comme un clocher d’église quelque peu conquérant, arrogant dans sa pourpre, et que Dieu a fini par foudroyer à sa manière…
En fait, je n’en suis pas si sûr. Le dieu Eros n’aime-t-il pas, dans la fable d’Apulée[9], Psyché d’un amour « moderne » ? Mais Psyché aime-t-elle « vraiment » son amant qu’elle ne connait pas, où le plaisir de leurs étreintes nocturnes. D’ailleurs, leur fille Volupté n’est-elle pas déesse du plaisir ?
Quand même, l’amour, au sens contemporain du terme, me semble être un concept moderne et occidental, historiquement d’abord religieux, puis vulgaire ; ces deux qualificatifs ne devant pas choquer, car, comme la religion a pour fin de devenir le grand Médiateur, donc de relier aussi le vulgum pecus au vulgum pecus, les relier en dieu, la religion doit devenir vulgate, et sa réussite est dans sa vulgarisation. Je pense que l’amour « populaire » est d’abord la laïcisation d’un concept religieux, en second lieu seulement son érotisation ; c’est-à-dire un sentiment quelque peu pathologique.
Et si je disposais d’un peu plus de temps, si ce blog n’avait pas comme seul objet d’esquisser, de présenter de manière pointilliste – parfois aussi pointilleuse, mais c’est bien autre chose – une pensée, je tirerais mon fil pour le tisser en une toile plus solide ; et j’évoquerais plus longuement, au moyen-âge, période religieuse s’il en fut – une forme de l’amour chevaleresque, courtois, où le visage de la femme aimée est sanctifié dans une pureté maladive, et prend les traits de Marie. Et cet amour chrétien est mythifié dans la légende arthurienne de la Table Ronde et plus précisément dans la geste de Lancelot du Lac. Le roi Arthur symbolisant Dieu le père, Lancelot le Christ[10], et Guenièvre Marie. Leur amour consommé est donc plus encore qu’un inceste, un sacrilège, et menacera, en contestant l’autorité du père, la survie même du royaume. Mais tout cela n’est que mythe, littérature, poésie. Et je pourrai conclure ici, revenant à Octavio Paz, en me demandant : l’amour érotisé n’est-il pas poésie ? Mais pas avant d’avoir redit que notre conception moderne et romantique de l’amour est l’héritière sécularisée d’une conception religieuse de la passion amoureuse, elle-même procédant d’une vision platonicienne du monde que je conteste avec quelque constance : le primat de l’idée sur la chose, le goût un peu morbide des fantômes, l’idéalisation des sentiments qui ne peut conduire qu’à une forme de passion, d’hystérie.
[1]. Je ne rappellerai pas le mythe platonicien de l’androgynie tel qu’Aristophane le raconte dans le Banquet.
[2]. Lire « La flamme double ».
[3]. J’invite mon lecteur à s’informer sur ces mouvements philosophiques apparus et perdurant en Europe entre le XIIe et le XVIe siècle, éventuellement en se procurant l’indépassable ouvrage de Raoul Vaneigem « Le Mouvement du libre-esprit »
[4]. Facile je sais, mais pourquoi ne pourrais-je pas m’amuser aussi.
[5]. Il déclare effectivement que « L’amour n’est que le frottement de deux épidermes. », mais dans son livre IV, parlant de l’homme, des conditions « amoureuses » de sa fabrication et plus douloureuses de sa fin, il écrit : « hier un peu de morve ; demain une momie ou des cendres », donc frottement d’épidermes ou épanchement de morve, …
[6]. Ogygia.
[7]. Sur ordre de Ptolémée Philadelphe, pharaon grec d’Egypte et de son bibliothécaire Démétrios de Phalère.
[8]. J’ai évidemment de l’affection pour Abélard, et comme religieux philosophe et comme Breton car il est né près de Nantes en 1079 et a été abbé du Rhuys (à Saint Gildas, à deux pas de chez moi), et je compatis évidemment à ses malheurs, sa peine, son essoine ; il a payé pour trop aimer, ce qui n’a pas été le cas, heureusement, de tous les clercs.
[9]. On trouve cette fable contée par Apulée (second siècle précédant notre ère) dans ses Métamorphoses (Livres V, VI et VII).
[10]. Rappelons que Lancelot est chargé par Arthur de retrouver le Graal, et marche donc sur les traces du Christ, dans ses pas, et il est ainsi un second Christ, comme Christ était un second Adam. Car Lancelot est aussi le premier chevalier, donc le premier Homme de cette geste moyenâgeuse. Il est aussi, comme Jésus était de la lignée de David, descendant d’une lignée prestigieuse remontant notamment à Joseph d’Arimathie, le personnage qui dans les évangiles prête le tombeau de sa famille au crucifié après avoir recueilli le sang du Christ dans le Saint Graal et ayant apporté celui-ci en terre bretonne.