Dans le cadre de l’examen du projet de loi Santé, les députés à l’Assemblée ont souhaité cette semaine renforcer la présomption de consentement au don d’organes, en supprimant la nécessité de l’accord de la famille du défunt. Mais les médias, préférant commenter la généralisation du tiers-payant, ou sur un tout autre registre la suspension d’un joueur de foot ayant tenu des propos injurieux, ne s’en sont pas fait l’écho. Leurs priorités de la semaine étaient ailleurs.
Évidemment, tout commentaire d’une telle information doit être fait de manière circonstanciée car il ne s’agit que d’un amendement d’un projet en cours d’élaboration, et qui devra, s’il est adopté, être bien compris et replacé dans un contexte qui le justifie ou du moins l’éclaire. Mais quand bien même, il me parait révélateur du caractère non démocratique de nos institutions et de la pauvreté de nos débats de société, une société nécrosée à cœur.
En effet, on bafoue les principes démocratiques quand on souhaite « faire passer », sans débat public, une mesure grave, à dimension morale. Faut-il rappeler que la démocratie, ce n’est pas le suffrage universel ou le parlementarisme, mais bien plutôt une vraie représentation citoyenne qui, aujourd’hui, n’existe pas en France, et surtout des processus de prise de décision faisant la part belle au débat public et permettant de dégager des consensus sociétaux. On en est très loin. Est-ce si grave ? Mais la démocratie c’est aussi le respect des libertés individuelles ; un respect qui s’exprime dans le refus de ne rien imposer à quiconque, qui ne serve l’ensemble des citoyens, ou la cohésion nationale, ou encore la justice sociale. Toute contrainte apportée à un citoyen ne peut donc être justifiée que par une nécessité ou la recherche d’un intérêt commun (pour ne pas dire général). Or cette mesure d’exception ne profite pas à l’ensemble des citoyens, mais seulement à cette petite minorité, qui évidemment mérite toute notre compassion, de transplantés en attente d’organe sain. Il ne sert donc que des intérêts sans doute légitimes mais singuliers.
Sur le débat de société. On aurait pu, à l’occasion, réfléchir collectivement d’une part sur la propriété privée, d’autre part sur le statut du corps, notamment sur celui d’un mort. A qui appartient-il et qui peut en disposer ? C’est une question troublante. A la nature à laquelle il retourne sans d’ailleurs l’avoir jamais quittée ? On aurait pu aussi réfléchir au concept de présomption de don…
Je comprends bien que mort, l’homme n’existe plus et que seul demeurent, des biens plus ou moins valorisables ; et pour un temps assez court une dépouille beaucoup plus encombrante (je veux dire : avec une durée de péremption dépassée). La question, ici, est donc celle de l’héritage, de la propriété de ce corps en décomposition, de sa prise en charge et du respect qu’on lui doit ; la question est évidemment plus simple quant au solde des comptes bancaires du défunt. Qui doit se charger de cela ? Le vivant a-t-il quelque droit a en décider par anticipation, tant qu’il le peut ? La question est donc bien celle de la succession, du testament, et plus encore de l’exécuteur testamentaire et de la légitimité des héritiers.
La règlementation va donc remettre en cause ici l’héritage, et comme pour les biens patrimoniaux ou financiers, taxer la succession, pour en redistribuer une part aux plus démunis, ici quelques sous ou une œuvre d’art, là un cœur ou un poumon. L’Etat taxe et prélève, et a l’hypocrisie de présumer qu’il s’agit d’un don non exprimé.
Je crois que c’est bien ce qui me gêne. Qu’on me rappelle à cette occasion que nous vivons dans une société ou la technocratie qui nous gouverne met, au bout du compte, tout sur le même plan, la gestion des biens notariés et des corps des défunts. Car nous vivons dans un monde de bourgeois, ou de philistins si nous voulons utiliser la formule nietzschéenne. Et j’en ai le dégout.
Nous survivons dans un monde gouverné par la bureaucratie et formaté par un système qui tourne à vide, c’est-à-dire pour lui seul. Nous avons tous été dressés, embourgeoisés, philistanisés par ce système totalisant qui nous impose sa moraline détestable. Le philistin est à l’image des trois petits singes : il se bouche les oreilles pour ne pas entendre ceux qui pleurent de rage ou de douleur ; il se masque les yeux pour ne rien voir du monde dans lequel il prétend vivre. Il ne prononce plus les mots qu’il déclare politiquement incorrects, préférant, à défaut de confronter l’indigence de sa pensée au débat, nier les questions qui se posent. Il est lâche, même quand il fait la guerre, et prêt à toutes les concessions, toutes les compromissions pour préserver son petit confort. Et cela semble lui réussir, puisqu’il fait de cette lâcheté carrière, et accède aux plus hautes fonctions.
Il me vient parfois l’envie de crier comme Stirner : « Il faut entendre parler le philistin pour acquérir l’affreuse conviction que l’on est enfermé avec des fous dans une maison d’aliénés ».