Nous vivons à une époque individualiste où la compétition est survalorisée, la consommation la seule règle, et l’argent l’unique valeur. Pourquoi alors s’étonner que les hommes et les femmes politiques, qui sont des consommateurs comme les autres, ne s’intéressent pas aux classes populaires ; ou du moins ne s’y intéressent que de manière très incidente ? Comprenons que ce qui les motive, c’est très naturellement leur devenir personnel : briguer un poste ou tenter de le conserver à tout prix, cumuler des fonctions, donc des indemnités, se vautrer dans les ors de la République, servir ses enfants et amis, placer ses proches, soigner son égo…
Je ne prétends pas que ces hommes et ces femmes n’aient aucune qualité ou aucune ambition pour leur pays, mais ces ambitions sont toujours subordonnées aux leurs propres : d’abord des ambitions personnelles, en second lieu des collectives, et seulement pour autant que les secondes servent les premières. En conséquence, les politiques n’évoquent en campagne que les sujets qui les intéressent ou les servent, et ne proposent de réformes que dans cette perspective. Leur propos n’est pas de penser l’avenir, mais de se qualifier ; les idées n’ayant ici que peu de place.
Pourtant, certaines questions me paraissent essentielles : mais, il n’y a par exemple dans les débats aucune place pour une réflexion sur l’écologie planétaire et son urgence, sur la nécessaire démocratisation de notre système oligarchique, sur la société mondialisée, la ruine du système social français, la perte de l’identité nationale, la paupérisation des plus modestes, ou encore sur la rupture de plus en plus dangereuse entre la France d’en haut, et celle d’en bas.
Chacune de ces thématiques mériterait ici un long article et justifierait ailleurs de longs débats.
Le premier de nos problèmes est probablement celui de la démocratie, et ce devrait constituer le premier chantier, car tout en dépend, même le niveau du chômage. Le système français, pas plus d’ailleurs que les autres systèmes occidentaux, n’est démocratique. Le peuple n’y gouverne pas, et la classe politique si peu. Le pouvoir se partage aujourd’hui de manière très inégale, entre le Marché, qui est de plus en plus conquérant, qui façonne nos vies selon ses intérêts et précarise les classes populaires ; l’administration, omniprésente, prétendant tout régenter, et nos désirs, et nos pensées ; et la société, mal relayée par les sondages et les médias. On parle pourtant d’une démocratie d’opinion. Les politiques, qui ne maîtrisent plus rien et se sont disqualifiés par tant d’échecs, tant de renoncements, tant de trahisons, s’en sont toujours plaint, déclarant un jour que la « politique de la France ne se faisait pas à la corbeille », un autre que « ce n’est pas la rue qui décide ».
Il n’en reste pas moins, qu’à l’heure d’élections qui verront probablement le taux d’abstention augmenter encore, les politiques comptent pour du beurre. Ils peuvent donc dire ce qu’ils veulent, les gens se bouchent les oreilles.
Ils ne font le poids, ni face au Marché qui dispose de tout l’argent qu’il faut pour les corrompre ni face à l’Administration qui, à défaut d’argent, a le temps pour elle – insecte aux mille pattes industrieuses qui grignote quotidiennement nos libertés ; ni face au peuple qui seul dispose de la force de déplacer les montagnes, mais ne sait pas quoi faire de cette force brute qui fait peur.
Toute classe politique est donc nécessairement corrompue, instrumentalisée par le Marché, le Système, l’Opinion. Je rappelle la formule d’Arendt « La masse ne peut avoir d’opinions, elle n’a que des humeurs. Il n’y a donc pas d’opinion publique ».
Il faut pourtant choisir : soit laisser le pouvoir au Marché – c’est le choix des néolibéraux –, soit s’en remettre à l’Administration et accepter de vivre dans un monde orwellien, soit encore faire le choix du peuple : choix démocratique qui n’est pas sans risques, car le peuple est, lui aussi, manipulé par les médias – qui d’ailleurs appartiennent au Marché ; on n’en sort pas. Mais a-t-on d’autres choix ? Aujourd’hui, nous sommes coincés entre le Marché et l’Administration, et desservis par une classe politique qui garde un pouvoir de nuisance.
Ne prenons qu’un exemple : les lois votées sont, soit écrites par des lobbys qui fournissent aux parlementaires, « clé en main », le texte de la loi, ses justifications – appuyées parfois sur des études faussées ou incomplètes, donc mensongères – et les éléments de langage pour faire passer le texte ; soit écrites par l’administration qui produit des textes abscons, confus, que les députés votent sans toujours les comprendre.
Il ne faut donc rien attendre du politique, mais se battre avec nos moyens dérisoires ; se battre contre le Marché – sans néanmoins en sortir – et contre l’Administration – sans néanmoins prétendre, comme les libertariens ou les anarchistes, tuer l’État, ce mal nécessaire.
Le second point que je veux évoquer est celui de l’identité nationale.
L’État-nation est une production occidentale, et le parlementarisme son mode naturel de gouvernance.
Ces États-nations, nés dans le sang des guerres européennes, et dont l’existence structure les relations nationales et internationales depuis des siècles, ont été construits par les monarchies européennes qui, avec l’aide de la religion, ont unifié des populations depuis longtemps sédentarisées sur des territoires nationaux. Ils ont été « accomplis » par la Révolution bourgeoise qui a transformé les sujets en citoyens par l’artifice du mythe du peuple souverain. Mais, aujourd’hui, le concept d’État-nation, qui s’est largement exporté dans les pays décolonisés, marquant par là une forme de permanence de la colonisation, est partout contesté : ici par la mondialisation et la totale prise de pouvoir du Marché, ailleurs par des dynamiques sociales, religieuses ou ethniques, transnationales, qui n’ont jamais été aussi fortes.
Le Marché n’a que faire des États, et s’adresse, par-dessus leur tête, aux sociétés. Tout l’enjeu du blocage belge sur le CETA s’est joué sur ce point, alors que les néolibéraux seront toujours prêts à renoncer à l’État, actant ainsi que le monde des relations doit se restructurer sur une base essentiellement marchande, voire ubérisée : l’État est mort, vive les sociétés et le Grand Marché. Dès lors, nommer un chef de l’État peut apparaitre comme un exercice démodé, ou vain.
L’État-nation, comme son nom le dit, c’est la conjonction ou la confusion du social et du politique. Du moins, c’est bien comme cela que je le conçois ; et la fin de l’État-nation n’est concevable que comme un divorce entre le social et le politique, la réalité vécue et les idéaux. Dans les faits, et en l’occurrence, ce divorce, qui résulte de la mondialisation, correspond à une substitution, celle du Marché au Politique. Le Marché, à défaut d’avoir déjà tué l’État, l’a dépolitisé, transformé en administration. Dès lors, les politiques ne cherchent plus à gouverner les hommes, ils se contentent d’administrer les choses. Ce qui va bien au Marché qui exècre la politique, lui préférant le commerce, préférant l’argent aux idées, les valeurs monétaires aux spirituelles.
On nous explique que l’État-nation, forgé dans la guerre, ne peut conduire qu’à la guerre, ce que je crois, du moins en partie. Mais, vouloir à tout prix éradiquer la guerre, c’est-à-dire tourner la page de l’ère idéologique, et imaginer utiliser pour cela le Marché – c’était bien l’idée des pères de l’Europe qui ont conçu en 1952 la CECA[1] comme antidote à une revanche allemande – conduit à détruire l’État-nation et à substituer le Marché au Politique, et aux relations internationales, des accords de libre-échange, c’est-à-dire de simples rapports de force – ce que l’on appelle le jeu du marché, ou la dynamique des marchés. Mais la loi du marché n’est que la loi du plus fort, une loi sans lois, ou l’intérêt est la seule morale.
Tout se tient donc : on ne répondra pas aux problèmes qui sont les nôtres, par des mesures d’adaptation, des changements ponctuels de règles. Et changer les visages – ceux de Sarkozy ou de Hollande – pour des visages moins ridés, plus frais, n’y fera rien. Et voter pour le Front National ne nous fera pas avancer vers la solution. Il faudra bien finir par changer de système, refaire nation, et remettre simplement à leur place et le Marché et l’Administration, et les partis politiques qui n’auraient jamais dû cesser d’être des think tanks.
Allez ! Je ne résiste pas à citer à nouveau Arendt : « Les partis, en raison du monopole de la désignation des candidats qui est le leur, ne peuvent être considérés, comme des organes du Peuple, mais, au contraire, constituent un instrument très efficace à travers lequel on rogne et on domine le pouvoir populaire ».
[1]. La Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier. Fondée sur le traité de Paris, Elle rassemblait la France, l’Allemagne, l’Italie, le Bénélux. Son but, selon Robert Schuman était d’empêcher un nouveau conflit franco-allemand. Son but était de rendre la guerre « non seulement impensable mais aussi matériellement impossible ».